Bo Widerberg, grand nom du cinéma suédois, reste pourtant assez peu connu et son œuvre, peu diffusée, du fait de l’aura étouffante d’Ingmar Bergman. L’oubli relatif de Widerberg, cinéaste majeur de la nouvelle vague suédoise, était peut-être le prix à payer pour cet homme réputé exigeant (il a abandonné à plusieurs reprises le tournage de ses films) et audacieux. Il a osé critiquer, entre autres, l’auteur du Septième Sceau dans un pamphlet de 1962 intitulé « regards sur le cinéma suédois ». Le cinéphile français ne pourra s’empêcher de vouloir déceler dans ce texte un équivalent nordique de l’article « une certaine tendance du cinéma français » de François Truffaut. Cinquième film de Widerberg, Elvira Madigan, présenté à Cannes en 1967, a permis la consécration internationale de son réalisateur.
Le film est tiré d’une histoire populaire suédoise, fondée sur des faits réels de la fin du XIXème siècle. La funambule Elvira Madigan quitte son cirque pour le comte Sixten Sparre, lieutenant de la cavalerie suédoise, qui, lui, délaisse non seulement sa patrie mais également sa femme et ses deux enfants. Trouvant refuge dans la forêt danoise, le couple fugitif vit des moments de bonheur véritable mais éphémère. Voués à vivre dans des conditions précaires (ils sont réduits à manger des fruits sauvages, le couple finit par se suicider.
Elvira Madigan est le portrait d’un amour à la fois fou (le couple sacrifie tout à ses sentiments) et innocent (aucun ébat sexuel n’est montré ; le couple faisant des tourné boulés et chassant les papillons nous parait bien puéril). Sont alors mis au service de cette paisible représentation, une photographie qui magnifie la lumière (le film est entièrement tourné en décors naturels et s’inspire des toiles de Monet ou de Renoir) ainsi qu’une musique inoubliable (le concerto pour piano n°21 de Mozart, désormais associé au film par son appellation de concerto d’Elvira). Certains peuvent, à juste titre, dénoncer une émotion facile (de belles images + un air de classique mélancolique = larmes du spectateur). Mais, cette esthétisation à des fins lyriques est à l’unisson de la beauté de la pureté de l’union des deux jeunes personnages.
Film d’époque (l’action se situe en 1889), Elvira Madigan peut néanmoins être vu comme un témoignage élégiaque de l’esprit libertaire et contestataire de la jeunesse des années 60. Ces deux jeunes qui retournent à un mode de vie simple dans la nature (et qui font l’apologie de l’ « herbe » ?) semblent être des cousins suédois du couple de Zabriskie Point et surtout des amants fugitifs de la Ballade Sauvage. La mise en scène d’Elvira Madigan , par la justesse de ses détails, la peinture de la magnificence de la nature et de la grâce des personnages, préfigure aussi le cinéma Terrence Malick. Plus qu’à un film de la nouvelle vague française, Elvira Madigan ressemble en fait à un film du Nouvel Hollywood : si Widerberg est amoureux de ses personnages et de leur cause, il est toujours conscient que leur échec est inévitable et que leur fin sera tragique. Mais, fasciné par ces perdants magnifiques, Widerberg se refuse à détruire la légende et préfère la magnifier : au lieu de nous montrer le suicide du couple, il se contentera d’un arrêt sur image mystificateur comme le fera un peu plus tard George Roy Hill à la fin de Butch Cassidy et le Kid.
Elvira Madigan connaitra un succès mondial fulgurant. L’air de Mozart contribua à la célébrité du film et l’actrice, non professionnelle, Pia Degermark gagna un prix d’interprétation féminine à Cannes[1]. Fort de son triomphe, Widerberg continua son chemin avec Adalen 31 (1969) sur les grèves en Suède dans les années 30 et surtout Joe Hill (1971), tourné aux Etats-Unis, sur le leader syndicaliste américain d’origine suédoise dans les années 10.
[1] Le destin de cette actrice est tragique. Après Elvira Madigan, Pia Degermark tourna deux autres films : The Looking Glass War (1969), film d’espionnage d’après John Le Carré avec Anthony Hopkins et The Vampire Happening (1971), film d’horreur de Freddie Francis. Pia Degermark, alors âgé de 16 ans à l’époque d’Elvira Madigan, n’a pas supporté la gloire instantanée due à son prix d’interprétation. Souffrant d’anorexie, elle assista à des groupes de thérapie collective aux Etats Unis dans les années 80. Dans les années 90, elle fait de la prison pour fraude. De nos jours, elle se bat pour essayer de récupérer la garde de ses enfants.