mardi 9 juillet 2013

Fellini-Satyricon (1968) de Federico Fellini

Un retour à l'Antique. Alors qu'à la même époque, Pier Paolo Pasolini réinterprète le mythe antique d'Œdipe (Œdipe Roi, 1967) avant d'adapter le grand classique de la littérature italienne Le Décaméron (1971) d'après Boccace, Federico Fellini adapte le Satyricon, d'après l'auteur latin Pétrone[1]. Comme Pasolini, le retour de Fellini aux grands classiques de la littérature italienne est autant mue par une volonté de retourner aux sources de la culture nationale que par un amour de ces textes violents et baroques que l'époque des années 60 pouvait enfin aborder sans modification et atténuation.
 
L'œuvre de Pétrone, satire des mœurs romaines, séduit naturellement le réalisateur de La Dolce Vita dont on connait la fascination pour la décadence. Le climat est malsain et libidineux: les esclaves sont autant asservis socialement que sexuellement. Fellini nous livre des impressionnantes scènes d'orgies teintées d'exotisme et scande son film de scènes de nus et de pédérastie. Le texte incomplet de Pétrone et sa forme picaresque permettent à Fellini de développer une intrigue complètement décousue, assurément onirique: on suit les mésaventures d'Encolpe, jeune romain amoureux de son esclave, qui se ballade de festin en bordel, devient prisonnier dans une galère, kidnappe un hermaphrodite, parcourt le désert, combat le minotaure...
 
Mais un film moderne et pop. L'univers érotique du Fellini-Satyricon évoque les fresques coquines de Pompéi. Mais l'on pense aussi aux peintures académiques comme celles luxueuses d'Alma Tadema ou Le Marché aux esclaves de Gustave Boulanger. Mais Fellini réinvente le visuel associé à l'Antiquité en poussant jusqu'à l'extrême une vision délirante qui s'illustre par des obsessions personnelles récurrentes (le goût du grotesque, des obèses et des nains) ou un sens du grandiose, de l'artifice (la taille des décors, les scènes de folie collective). Trash, surréaliste, le Fellini-Satyricon apparait bien comme un film de son temps, à l'heure du psychédélisme des années 60: le film aurait d'ailleurs été présenté en avant-première à New York, devant un public des milliers de jeunes sous emprise de drogue...
 
Cette adaptation d'un classique de la littérature romaine frappe donc par sa violence et sa modernité. Fellini se prête même à des anachronismes volontaires (le personnage principal se promène un moment dans une gallérie d'art à l'aspect "pop") et a fait appel à des musiciens pionniers de la musique électro (le turc İlhan Mimaroğlu et l'américain Tod Dockstader) pour seconder Nino Rota dans une bande-son planante et expérimentale. Deux ans après, Fellini allait poursuivre cette voie d'un cinéma déjanté avec Fellini-Roma.
25.06.13.



[1] Une autre adaptation du Satyricon, est sortie simultanément au film de Fellini. À cause du réalisateur Gian Luigi Polidoro qui l'a devancé de quelques mois dans la réalisation de sa version du Satyricon (1968), Fellini a dû rajouter son nom au titre de son film, après avoir perdu son procès contre Polidoro.

The Serpent's Egg / L'Œuf du Serpent (1977) d`Ingmar Bergman

Unique dans la filmographie d'Ingmar Bergman, L'Œuf du Serpent est un projet international, un budget important produit par l'italien Dino De Laurentis, tourné en Allemagne et en langue anglaise, avec une vedette américaine (David Carradine). Loin de la Suède, Bergman signe un film singulier dans son œuvre, influencé par des univers divers mais connexes.

Un film cousin de l'œuvre de Fassbinder. Situé dans l'Allemagne de 1923, marquée par le chômage et l'inflation, L'Œuf du Serpent, comme son titre (tiré de Shakespeare) le sous entend, tente de revenir aux prémices de la peste brune et d'étudier la montée du nazisme. De même que dans Despair (1978) de Rainer Werner Fassbinder, où les angoisses de la république de Weimar sont incarnées par le personnage schizophrène de Hermann Hermann, le film de Bergman entend matérialiser les peurs de l'Allemagne de 1923 à travers le personnage malade et alcoolique d'Abel Rosenberg, un artiste forain américain qui a échoué à Berlin.

La vision trouble et cauchemardesque du monde par Abel instaure un véritable paysage mental qui reflète le climat délétère de l'Allemagne de la République de Weimar: des juifs se font tabasser en pleine rue sous le regard passif de la police alors que des passants découpent à mains nues un cheval gisant dans le caniveau. En plus d'avoir en commun la volonté de peindre un portrait d'une Allemagne à un moment donné, la ressemblance avec l'œuvre de Fassbinder est d'autant plus forte que Bergman a fait appel pour L'Œuf du Serpent à Rolf Zehetbauer, le décorateur de Cabaret (1972) de Bob Fosse (pour lequel il avait gagné un oscar) et qui travaillera sur tous les derniers films de Fassbinder dont Despair. Ceci explique la similitude de  l'esthétique glauque de L'Œuf du Serpent avec celle des films de Fassbinder. Bergman y explore un même univers malsain, arborant les cabarets et les bordels ou l'on constate également la présence incongrue d'un noir, personnage fassbinderien par excellence.

Un film cousin de l'œuvre de Kafka. L'Œuf du Serpent semble se centrer sur une intrigue criminelle: le personnage d'Abel est soupçonné de plusieurs meurtres perpétrés dans son quartier, la plupart des victimes étant liés au frère d'Abel qui s'est récemment suicidé. Abel est effrayé par les accusations injustes d'une police menaçante, il instaure une relation amoureuse et jalousive avec la femme de son défunt frère, il fait face aux mesquineries d'une logeuse espionne et finit par travailler pour les archives d'une mystérieuse clinique dont les couloirs labyrinthiques révèlent une bureaucratie terrifiante: on est donc très proche de l`univers angoissant de l'auteur du Procès.

Comme le Monsieur Klein (1976) du film de Joseph Losey, Abel Rosenberg, souvent questionné sur sa judéité, développe un véritable complexe de victimisation. Son nom aux connotations judaïques communes le mène à une perte d'identité: ce malaise le conduit même à vandaliser le magasin d'un juif homonyme. Personnage de victime passive, Abel représente le juif persécuté, le bouc-émissaire. Le final, quasi fantastique, développe un climat de paranoïa total: Abel a été épié et filmé dans l'appartement que sa belle sœur lui avait trouvé. Un savant fou de la clinique se livre à d'étranges expériences eugénistes qui annoncent les théories nazies. Mais ces traitements inhumains renvoient aussi aux tortures de la nouvelle Dans la colonie pénitentiaire de Kafka (qui semblent être assimilées dans l'univers kafkaïen comme le prouvent les expériences scientifiques à la fin du film de Steven Soderbergh sur Kafka).

Faisant fortement écho à l'œuvre de Fassbinder et à celle de Kafka, L'Œuf du Serpent renvoie aussi à l`imagerie expressionniste, aux toiles inquiétantes de George Grosz ou au cinéma angoissant de Fritz Lang (Gert Froebe est "type-casté" dans le rôle d`un inspecteur de police comme dans Le diabolique docteur Mabuse). L'Œuf du Serpent, dans son imaginaire et comme dans son visuel, est donc assez éloigné des autres œuvres de Bergman.
25.06.13.

mercredi 12 juin 2013

Un Cœur en Hiver (1992) de Claude Sautet

Un Cœur en Hiver, l'un des derniers films de Claude Sautet, est souvent considéré comme l'un de ses meilleurs. Subtil drame psychologique, le film développe des personnages riches en complexité.
 
Un trio musical et psychologique (Auteuil/Béart/Dussolier). L'intrigue d'Un Cœur en Hiver est centrée autour de trois personnages. Maxime et Stéphane travaillent ensemble dans un atelier de lutherie. Aimable et souriant, Maxime s'occupe de l'aspect commercial de l'entreprise. Stéphane, lui, plus discret, fabrique les instruments et paraît plus renfermé. Lorsque Maxime tombe amoureux d'une jeune violoniste, Camille, les relations entre les trois personnages vont se complexifier. Stéphane va intriguer Camille et instaurer un étrange jeu de séduction. Alors que Camille finit par céder, prête à quitter à Maxime pour son meilleur ami, Stéphane se refuse à elle.
Le trio amoureux d' Un Cœur en Hiver est inspiré de celui d'Un Héros de notre Temps de Lermontov (auquel il est fait référence dans le film) où une personne hésite sentimentalement entre deux autres. Le dilemme de Camille est d'autant plus fort que les personnalités des deux amis, Maxime l'extraverti et Stéphane l'introverti, sont particulièrement opposées. Les trois protagonistes présentent en fait trois attitudes différentes vis-à-vis de la musique et de la vie : Maxime est un marchand d'art mélomane, Camille est une violoniste virtuose et fragile alors que Stéphane, pourtant sensible à la musique, se contente de construire des instruments qui seront joués par d'autres. La musique est au cœur d' Un Cœur en Hiver: les envoutantes sonates et le trio pour piano de Maurice Ravel bercent le film par dans la bande sonore à la fois diégétique (Camille interprète les morceaux) et extra-diégétique.
 
Un film social. Derrière le rapport à la musique et les portraits psychologiques, le film de Sautet se prête à une lecture sociale: Stéphane, dans son «hiver du cœur», se retire (délibérément ?) de la société. Sentimentalement, il semble ne rien vivre à l'instar de L'Etranger de Camus mais, de même que Meursault semblait compenser ce manque par de fortes sensations physiques (surtout la chaleur), Stéphane semble très ému par la musique, émotion qui lui évoque un monde qui pour lui n'existe pas («c'est du rêve»). Dans son rapport à la société, Stéphane vit dans le retrait: il n'assume pas son amitié avec Maxime qu'il appelle "collaborateur" et refuse de prendre position dans des débats idéologiques, préférant ne jamais "s'exposer".
Face à la confrontation entre Stéphane et Camille, c'est-à-dire la rencontre entre un homme muré dans son silence et une femme à fleur de peau, le spectateur se demande constamment si le cœur glacé de Stéphane va se réchauffer. Camille sort assurément abimée par cette histoire d'amour qui ne s'est pas faite et elle se détruit socialement (elle fait "une scène" dans un café). De l'autre côté, malgré la confession attristée de Stéphane sur sa coupure du monde et sa découverte émue (mais en retenu, toujours) de la mort de son maître de violon, on ne sait pas vraiment si le personnage a évolué. Stéphane est-il sorti de sa carapace ? Maxime a-t-il pardonné à son ami ? Camille aime-t-elle toujours Stéphane ? Finalement, le mystère des personnages demeure.
26.05.13.

Letter from an unknown Woman / Lettre d'une inconnue (1948) de Max Ophüls

Expatrié aux Etats-Unis en 1941, Max Ophüls, avec l'aide de Preston Sturges, parvient à réaliser des films à Hollywood et tourne The Exile (1947), un film avec Douglas Fairbanks, scénarisé par le comédien. Il adapte ensuite Lettre d'une inconnue , une nouvelle de Stefan Zweig publiée en 1927. Comme Billy Wilder avec La Valse de l'Empereur, Ophüls fait le choix paradoxal de la représentation d'une Europe d'opérette éternelle alors que le continent vient d'être dévasté par un conflit sanglant.
Adaptation littéraire, film en costume, Lettre d'une inconnue, tourné par un réalisateur allemand, apparaît comme une production européenne d'un Hollywood qui recherche l'élégance et le raffinement artistique. Directeur de théâtre à Vienne dans les années 20, Ophüls a des affinités avec l'univers de l'écrivain autrichien. Le film reconstitue ainsi la Vienne du début du siècle, recréant avec artifice l'atmosphère de l'époque à travers les costumes (robes ampoulées) et les décors (embrumés et en studios). La musique joue aussi un rôle essentiel: le personnage de l'écrivain dans la nouvelle de Zweig (inspiré de l'auteur) est transformé en musicien. La musique, mêlant le diégétique et l'extra-diégétique, emprunte  à la musique romantique et à Liszt. Le personnage du pianiste est interprété par Louis Jourdan, un acteur dont la nationalité française suffit pour Hollywood à être un gage d'«européanité».
Ce qui frappe dans Lettre d'une inconnue, c'est le décalage entre le sujet et le traitement. L'histoire, somme toute, est assez sordide: la voisine d'un riche pianiste viennois l'épie, le suit et l'aime follement en secret. Elle le rencontrera un jour et ils passeront la nuit ensemble. Pour lui, ce ne sera qu'une passade car il accumule les aventures; pour elle ce sera l'amour de sa vie qui lui donnera même un enfant sans le savoir. Après un voyage à travers l'Europe, le pianiste revient des années après à Vienne et reçoit une lettre sans expéditeur: il n'a même pas reconnu cette femme qu'il a vu la veille et qui était prête à tout quitter pour lui.
On pourrait donc presque résumer l'intrigue à cette phrase: une femme à la limite de l'érotomanie (rappelons que Zwieg, proche de Freud, est emprunt de psychologie de psychanalyse) couche un soir avec un tombeur qui ne se souviendra plus d'elle lorsqu'il la retrouvera une décennie après. Récit sur la possible folie sentimentale des femmes et l'irresponsabilité des hommes, Lettre d'une inconnue véhicule un sentiment de déception envers le sentiment amoureux. Pourtant, Ophüls raconte cette histoire de façon romantique: il s'attarde avec des gros plans sur le visage glamour de ses comédiens, développe une mise en scène élégante faite de travelling et de mouvements de caméra, signe un film musical avec photographie soignée, léchée. Ce qu'on appelle la "Ophüls touch" apparaît comme contradictoire avec le sujet dramatique de l'histoire de Zweig. S'agit-il d'une censure ou d'une autocensure ? Nous remarquerons que le film est produit par John Houseman, producteur audacieux de Citizen Kane mais aussi de films lyriques comme ceux de Vincente Minnelli: peu susceptible de se plier devant le code Hays, le producteur demeure en même profondément romantique.
Il est évident que le récit de Zweig a été aménagé: les personnages ne sont plus défais de noms mais s'appellent Stefan Brand (Stefan en référence à Zweig) et Lisa (toutes les héroïnes d'Ophüls ont des prénoms qui commencent par la lettre L), comme pour effacer le caractère sordide de cette nuit d'amour passé entre anonymes. Dans le roman, lorsque l'homme revoit la femme, il la prend pour une prostituée... Dans le film d'Ophüls, tout est suggéré, de la folie de la femme à la vie dissolue de l'homme, et rien n'est explicite.
Ophüls nous donne cependant quelques indices sur la réalité de l'histoire qui nous prête à voir. Ainsi, le choix de l'actrice Joan Fontaine pour le rôle de Lisa n'est pas anodin: l'actrice a déjà joué des rôles de femmes fragiles sous l'emprise des hommes (Rebecca, Jane Eyre) et a apporté son visage troublé, presque maladif, à bien des rôles de victimes. Un autre aspect révélateur du caractère factice de cette histoire d'amour (qui n'en est pas une) est cette séquence où le couple s'amuse à voyager virtuellement dans un train de fête foraine: les paysages qu'ils traversent (représentant des pays comme la Suisse, l'Italie...) sont autant de décors artificiels de cette romance que s'imagine la jeune femme, romance que le séducteur paye à ses frais (c'est lui qui paye pour le changement de décors). Le récit de l'histoire, raconté par la femme à travers sa lettre (qui se traduit cinématographiquement par une voix-off), est en effet biaisé: si le film est si romantique, c'est aussi peut-être parce qu'il s'agit un peu du paysage mental d'une femme folle mais pleine d'amour.
24.05.13.

A Place in the Sun / Une Place au Soleil (1951) de George Stevens

Après la version de Josef Von Sternberg sortie en 1931, Une Place au Soleil est la seconde adaptation du roman Une tragédie américaine (1925) de Theodore Dreiser, grand classique de la littérature américaine. Bien que le titre ait été modifié au profit d'une formule plus poétique, la critique sociale n'en est pas moins présente.
 
Une Place au Soleil narre la tragédie de George, un garçon pauvre qui parvient à se faire embaucher dans l'usine de son riche oncle. Issu d'un milieu très simple, George trouve dans sa nouvelle famille une richesse et un niveau de vie qu'il ne connaissait pas. Perdu socialement, George est également partagé entre son engament envers une collègue de travail et son amour pour une riche héritière qui peut lui ouvrir les portes de la haute société.
 
Ce choix double est matérialisé dans le décors de la chambre de George: d'un côté, une représentation de la noyade d'Ophélie (la toile du peintre préraphaélite John Everett Millais) propose au personnage une tentation criminelle pour se débarrasser de sa médiocre petite amie; de l'autre, un néon clignotant le nom de la femme qu'il aime ("Vickers" est le nom du magnat local) rappelle la possibilité d'un avenir plus radieux. La question de la culpabilité réelle de George dans le meurtre de sa copine importe peu: George n'est pas un arriviste et s'il a été poussé au crime, c'est avant tout parce qu'il est une victime de rêve américain, ce mirage de la réussite qui n'est réservé qu'à certains en raison des fortes disparités sociales. Une Place au Soleil, œuvre engagée, est assurément un film courageux qui ose même à un moment aborder la question de l'avortement.
 
Très critique envers la société américaine, Une Place au Soleil dissimule néanmoins la violence de son propos derrière le glamour de son couple de comédiens (Montgomery Cliff et Elisabeth Taylor). Engagé mais classique, le film apparaît comme un croisement du cinéma libéral de Fred Zinneman avec le mélodrame social de Douglas Sirk (où la couleur laisserait la place la place à une austère photographie en noir et blanc). La présence de la génération de l'Actors Studio, incarnée par ici un Montgomery Cliff en blouson de cuir, illustre également le basculement d'un film classique vers un film plus moderne.
 
Le sujet semble avoir inspiré George Stevens dont le regard sur l'Amérique se fait de plus en plus sombre depuis son retour de la guerre: la mise en scène du cinéaste, pudique et épurée, très classique, devient plus lyrique quand il faut pour les grandes scènes dramatiques. Le cinéaste poursuivra son entreprise de démythification l'Amérique avec des films comme L'Homme des Vallées perdues et Géant.
 
01.06.13.

Inju, la Bête dans l'Ombre (2008) de Barbet Schroeder

 
Français d'origine suisse (et né à Téhéran !), Barbet Schroeder apparaît comme un cinéaste singulier, apparemment attiré par des productions étrangères ou internationales. Sa filmographie, à la fois française et allemande, compte également des films tournés aux Etats-Unis (Le Mystère Von Bullow, Kiss of Death...) ainsi qu'un détour en Colombie (La Vierge des Tueurs). Avec Inju, Barbet Schroeder a fait un séjour au le Japon.
 
Dans la lignée de Yakuza de Sidney Pollack ou de Vengeance de Johnnie To, Inju met en scène un occidental perdu en Asie dans le contexte d'un polar. Alex Fayard, le personnage principal interprété par Benoît Magimel, est un écrivain français passionné de littérature nippone, fraichement arrivé à Kyoto pour y faire la promotion de son roman. L'insistance sur le décalage entre l'Orient et l'Occident est primordiale pour le spectateur qui, comme le personnage principal, perd ses repères dans une culture qui lui échappe et apprend à se découvrir.
 
Bien que tourné au Japon avec une équipe locale, Inju entretient volontairement des images d'Epinal du Japon. Il s'agit d'une adaptation d'une œuvre écrite en 1928 par le célèbre auteur de romans policiers horrifiques Edogawa Rampo, un grand amateur d'Edgard Allan Poe (son nom de plume est d'ailleurs une transcription littérale de l'appellation japonaise de l'auteur américain). Inju explore ainsi l'imaginaire et le folklore de la culture populaire nippone en ce qu'il s'agit des personnages (geisha fatales, yakuzas intouchables ou encore méchant terrifiant aux airs de monstre) et des décors (maisons de thé, carnavals...). A la violence (décapitation, sang) et à la peur (scènes de cauchemar, aspect thriller, récit de chasse à l'homme) s'ajoute un érotisme tendance SM, réminiscence des films d'Oshima ou du roman porno.
 
Exercice de style naïf et au premier degré, cette série B n'est pas pour autant idiote et développe un récit ludique. En effet, Fayard est confronté à son maître spirituel, un mystérieux écrivain de romans policiers, dont il ignore l'identité et qui le menace de mort. Ce personnage de Shundei Oe, avatar de Rampo lui même, va orchestrer une machination diabolique, en donnant vie à son œuvre de fiction et en piégeant le personnage principal ainsi que le spectateur. En critiquant la naïveté du héros et en mélangeant les fantasmes des écrivains et la réalité, Inju instaure un audacieux jeu de mise en abyme avec la fiction.
 
Courageuse tentative de modernisation de la culture populaire japonaise, Inju semble avoir fait peur au public qui a pu lui reprocher sa candeur ou son artifice: le film, dont le budget s'élève à 12 millions d'euros, a été un échec commercial  et n'a été vu que par 70 000 spectateurs en France. Il s'agit assurément d'une injustice si l'on prend ce film pour ce qu'il est, c'est-à-dire un charmant hommage aux stéréotypes de la culture japonaise.
03.06.13.

Yakuza no hakaba: Kuchinashi no hana / Yakuza Graveyard (1976) de Kinji Fukasaku

Avec Hokuriku Proxy War (1977), Yakuza Graveyard est l'un des derniers jitsuroku (film de yakuza moderne) réalisés par Kinji Fukasaku pour la Toei. Moins désespéré que Le Cimetière la Morale, Yakuza Graveyard s'inscrit davantage come une variante de Police contre Syndicat du Crime.
 
Interprété par Tetsuya Watari, le personnage principal de Yakuza Graveyard, un flic ripoux qui finit par se ranger du côté des yakuza, évoque en effet celui de Police contre Syndicat du Crime, film qui développait déjà la thématique des frontières poreuses entre le comportement des policiers et celui des gangsters. Ici, la violence du détective Kuroiwa, interprété par Testuya Watari, est matérialisée par le geste nerveux du personnage qui frappe régulièrement son poing dans sa main. Comme dans Police contre Syndicat du Crime, le personnage est devenu flic pour survivre dans le Japon de l'après-guerre et, face à une police corrompue, il va préférer se lier "par le sang" à un frère du milieu: cette déviance le mènera naturellement à sa perte.
 
Si Yakuza Graveyard peut apparaître comme une redite pour celui aurait vu Police contre Syndicat du Crime, le film se distingue néanmoins par quelques éléments. Du point de vue dramatique, le film engage une critique sociale et met en scène des personnages victimes de discriminations: Kuroiwa, qui vient de Mandchourie, trouve du réconfort chez une métis d'origine coréenne (cette romance, plutôt rare chez Fukasaku, fait penser à Okita le Pourfendeur). Du point de vue de la distribution, on notera la présence de Meiko Kaji, actrice qui s'est illustrée dans la série des Elle s'appelle Scorpion et Lady Snowblood. Dans un furtif seconde rôle de chef de la police, le réalisateur Nagisa Oshima trouve lui parfaitement sa place dans le cinéma nihiliste et violent de Fukasaku.
 
Thématiquement, le cinéma de Fukasaku  semble s'essouffler avec Yakuza Graveyard. Le film n'en demeure pas moins impressionnant, le cinéaste excellant, comme à sa habitude, dans une mise en scène tonitruante: caméra à l'épaule virevoltante, crudité de la violence, musique endiablée de Toshiaki Tsushima, sanglant massacre final... Fukasaku se livre même à une scène lyrique et romantique sur la plage. Ne boudons pas notre plaisir, Yakuza Graveyard est tout de même un jitsuroku eiga très convaincant.
 
04.06.13.