Après Le Torrent de Monta Bell et La Tentatrice de Fred Niblo, Le Chair et le Diable est le troisième
film américain de Greta Garbo. Le film marque la rencontre de l’actrice avec son
réalisateur de prédilection, Clarence Brown (avec qui elle tournera encore six
films[1]),
et la grande vedette du muet John Gilbert (avec qui elle allait former un
couple célèbre). Véritable succès, Le
Chair et le Diable marque un tournant dans la carrière de la « Divine »
et confirme son statut de star. Il faut dire le film de Brown constitue un
mélodrame particulièrement réussi.
La
principale raison de la réussite du film tient à la simplicité de son récit. Le
schéma dramatique s’avère très classique : la promise du héros ne peut attendre son
retour, et se marie avec un autre. L’histoire devient plus tragique encore lorsque
le mari s’avère être l’ancien meilleur ami du héros: l’amitié doit-elle
primer sur l’amour ?
Ce poncif
n’est pas nouveau. On peut le faire remonter à l’Odyssée (Ulysse arrivera-t-il à temps à Ithaque pour chasser les
prétendants ?) et on le retrouve dans des œuvres mettant des fantômes de
la guerre telles que Martin Guerre ou
Le colonel Chabert. Pour des variantes
guerrières plus récentes et cinématographiques, on peut citer Quand passent les cigognes de Kalatozov
ou Le Retour de Hal Ashby.[2]
Ce motif narratif, plutôt misogyne, révèle en réalité la peur de l’infidélité
féminine, la croyance de l’homme en l’incapacité des femmes à rester seules.
Cette
méfiance envers les femmes traverse La
Chair et le Diable. Déjà dans le titre, on retrouve cette idée que le
plaisir charnel est maléfique et donc par extension que « the Devil is a
woman » (pour reprendre le titre d’un film avec Marlene Dietrich). Grace à
un pouvoir quasi-démoniaque d’emprise sur la chair, Greta Garbo brise les amitiés
et rend les hommes fous, les poussant à s’entretuer (sur la symbolique
« ile de l’amitié »). Son personnage de Felicitas n’est pas pour
autant une manipulatrice : c’est avant tout une femme égoïste et sans vraie
volonté. Fragile, elle demeure néanmoins un monstre vampirique comme nous le
suggère sa crise d’hystérie suite à l’écoute d’une prière. Sa mort accidentelle
dans les eaux glacées d’un lac renforce également cette idée de la femme
maléfique punie par un châtiment divin.
Cette association volontiers scandaleuse ou choquante
avec la religion est récurrente dans les films de Garbo. Dans La Chair et le Diable, Felicitas, lors
de la communion, tourne la coupe de vin qui lui est tendue par le prêtre afin
que ses lèvres puissent se poser au même endroit que celles de son amant. Dans Mata-Hari, Garbo mettra à l’épreuve son bien-aimé
en le forçant à éteindre une bougie devant une icône protectrice de la Vierge.
Ces scènes audacieuses le sont d’autant plus qu’elles sont accompagnées d’un érotisme
latent. Dans La Chair et le Diable, une
cigarette peut devenir chargé de désir sexuel et chaque caresse de cheveux est
des plus sensuelles. La photographie précise du chef opérateur William Daniels
et la mise en scène talentueuse de Clarence Brown contribuent fortement à
cette érotisation: le metteur en scène filme en gros plan sa star pour mieux
rendre inaccessible sa froide beauté et il s’attarde sur son visage. Le muet
sacralise par l’image les gestes des personnages, les charge de désir et fait
du spectateur le témoin de ces instants.
La
construction implacable du récit (tiré d’un roman de l’allemand Hermann Sudermann[3]) et
les consonances érotiques font de La
Chair et Le Diable un sommet du mélodrame muet et font de Garbo une
véritable « Sex Godess ».
25.04.12.
[1]
A Woman of Affairs / Intrigues
(1928) ; Anna Christie, Romance et Inspiration/ L’inspiratrice (1930) ; Anna Karénine (1935) ; et Conquest
/ Marie Walewska (1937).
[2]
Peu après La Chair et le Diable, sort
d’ailleurs Heimkehr (1928,
de Joe May, également avec Lars Hanson), sur une histoire assez proche. Lars
Hanson est une vedette du cinéma muet d’origine suédoise. Découvert aux côtés
de Garbo dans le film qui la révéla (La
Légende de Gösta Berling, 1924, de Mauritz Stiller), il s’embarqua
également aux Etats-Unis où il tourna notamment deux films sous la direction de
son compatriote Victor Sjöström : La Lettre écarlate (1926), aux côtés de
Lillian Gish et La Divine (1928), où
il est nouveau réuni avec Greta Garbo.
[3] D’où la cadre géographie du récit, à savoir une
Europe centrale de pacotille avec officiers zélés et rejetons de la grande
aristocratie. Notons que L’Aurore (1927)
de Murnau est également adapté d’un roman d’Hermann Sudermann.