mardi 8 mai 2012

Paris Vu Par (1965) de Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol


En 1962, Barbet Schroeder fonde avec Éric Rohmer « Les Films du Losange », société de production qui allait produire la quasi totalité des films du cinéaste. Trois ans après, la compagnie se lance dans l’aventure de Paris Vu Par, film à sketches dans lequel plusieurs réalisateurs revisitent un quartier de la capitale, à l’occasion d’une petite histoire volontiers ironique et filmée en 16 mm. Comme plus tard Loin du Vietnam, Paris Vu Par peut apparaître comme un manifeste de la Nouvelle Vague. Si cette impression est fondée au regard de la cohérence du film, ce film à sketches laisse chaque cinéaste exprimer sa singularité.

Barbet Schroeder refuse de faire un film à sketches proche des coproductions internationales de l’époque, « cuisines » dans lesquelles on a « des grands acteurs pour quelques jours et pour pas trop d’argent » et où le coût de la coproduction est amoindri par le tournage dans un seul pays. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, Paris Vu Par n’est pas vraiment un film sur Paris. Pour le jeune Barbet Schroeder, il s’agit de rassembler « la fraction la plus vivante du cinéma français »[1]. Tous différents, les cinéastes se rejoignent pourtant dans la volonté de mélanger la réalité (et le regard documentaire) avec la fiction.

Jean Douchet inaugure le film avec un sketch sur Saint Germain des Près. Cette petite histoire a des airs de nouvelle fantastique : une jeune américaine se laisse séduire par un « germanopratin science-piste » mais découvre son double le lendemain. Dans le même registre anecdotique et amusant, Jean-Daniel Pollet filme les hésitations d’un client avec une prostituée de la Rue Saint-Denis. Un décalage certain existe entre le film attendu (le portrait cru de la prostitution) et le film existant (la mise en scène d’une situation cocasse).
Le sketch de Rohmer, lui, met en scène un vendeur de chemises persuadé d’avoir tué accidentellement un clochard place de l’Etoile. Le changement dans la vie bien réglée de notre héros sans histoire se traduit par la modification de son chemin quotidien: son trajet habituel et circulaire (le tour de la place) est remplacé par un autre plus linéaire (notre héros descendant désormais avenue Kléber…). Ce court métrage sur les peurs d’un petit commerçant surprend de la part de Rohmer, plus habitué à révéler la lascivité de la classe bourgeoise.
On est également étonné par le sketch de Godard sur Montparnasse et Levalois tant le cinéaste paraît se répéter : cette anglaise mignonne perdue à Paris nous fait penser à Jean Seberg dans A bout de Souffle et cette histoire nous avait déjà été racontée par Belmondo dans Une femme est une femme (dont la musique est reprise)[2]. Là encore, on retrouve la formule du conte assorti d’ironie : une femme enfermée dans un double jeu refuse de voir la réalité en face. Les hommes, qu’ils soient de la classe populaire (l’artisan garagiste) ou bourgeoise (l’artiste qui travaille également la tôle), vont remettre la jeune fille à sa place, dans un grand élan de misogynie. Le dualisme se retrouve également au niveau de la construction du film : écrit par Godard, la mise en scène a été en fait confiée à l’américain Albert Maysles.

Deux sketches sortent particulièrement du lot. Claude Chabrol signe un condensé de son œuvre centrée sur la critique de la bourgeoisie: un garçon du XVIème arrondissement met des boules Quiès pour ne plus entendre les disputes entre ses parents et leurs propos vains ou mesquins. Sourd, il n’entendra pas les cris de sa mère quand elle sera victime d’un accident. De façon amusante, le sketch s’appelle la Muette…
Enfin, c’est la partie de Jean Rouch sur le quartier de la gare du Nord qui impressionne le plus. Le cinéaste met en œuvre son cinéma vérité : le court est filmé en un unique plan-séquence (bien que trafiqué). Rouch nous révèle ce qui précède un drame né du hasard. On assiste à une brouille d’un couple qui se transforme en rupture. La femme fait alors la rencontre d’un inconnu qui lui promet la vie dont elle avait rêvée. Cette confrontation apparaît comme une intrusion de l’impossible dans le quotidien. Cette entrée désespérée de la fiction dans le documentaire ne peut qu’échouer.


Pour Jean Douchet, Paris Vu Par constitue l’expression même de la Nouvelle Vague en même temps qu’un point final de ce cinéma (à cette époque, Chabrol ou Godard commencent à connaître des échecs commerciaux). Souvent à la limite de l’expérimental, Paris Vu Par demeure finalement un projet collectif cohérent et abouti.
L’expérience sera renouvelée plus tard avec Paris Vu Par Vingt ans après (1984) et Paris, Je t’aime (2006).

13.04.12.



[1] Cf. l’interview accordé à Schroeder dans le documentaire « Les Ecrans de la Ville ».
[2] A ce moment, Godard filme justement avec Pierrot le Fou, une œuvre-somme qui reprend des éléments de ses films antérieurs.