dimanche 20 octobre 2013

Strategia del Ragno / La Stratégie de l’Araignée (1970) de Bernardo Bertolucci

Borges en Italie. Avec La Stratégie de l’Araignée, Bernardo Bertolucci adapte Jorge Luis Borges. A cette époque, les auteurs de la littérature fantastique argentine séduisent une nouvelle génération de cinéastes, adeptes d'une modernité narrative. Ainsi, la nouvelle transposée par Bertolucci, intitulée Thème du Traitre et du Héros, avait déjà inspirée Alain Robbe-Grillet peu de temps auparavant avec L'Homme qui ment (1969). En 1970, Nicolas Roeg, sous l’influence de Borges, signe Performance où apparaît même le visage de l’écrivain. Giulio Brogi, la vedette de La Stratégie de l'araignée, jouera aussi dans L'invention de Morel (1974, Emidio Greco), une adaptation italienne de du meilleur ami de Borges, Adolfo Bioy Casarès (ce bref roman est peut-être la source d'inspiration de L'Année dernière à Marienbad, écrit par Robbe-Grillet). Dans La Stratégie de l’Araignée, Bertolucci retranscrit parfaitement à l’écran deux éléments qui caractérisent les récits de Borges: la thématique du labyrinthe qui traduit l'expérience mentale de son personnage principal ainsi qu'un caractère fantastique.
 
Le dédale mental. La Stratégie de l’Araignée débute quand Athos Magnani, fils d’un résistant tué par les fascistes qui portait le même nom, revient dans la petite ville de Tara où a eu lieu le drame vingt ans plus tôt. Athos se penche sur les circonstances exactes de la mort de son père et rencontre ses amis. Le sentiment de perdition du personnage dans son enquête est renforcé par la façon avec laquelle Bertolucci filme la ville de Tara, arpentée par de long travellings latéraux[1], peut être héritiers de L'Année dernière à Marienbad d'Alain Resnais. Athos est victime d’une mise en scène, d’un piège: son père, telle une araignée qui tisse sa toile, le dépossède de son identité. Son mensonge, l'orchestration de son assassinat par des fascistes, est une fiction de propagande créée à partir d'autres fictions: pour son canular, il s'est inspiré de pièces comme Macbeth, Jules César ou encore de l’opéra Rigoletto de Verdi, qui sera le spectacle durant lequel il sera tué,  dans une mise en abyme perturbante.
 
Une atmosphère cauchemardesque. Avec son montage haché, ses séquences insolites voire surréalistes (la scène du banquet du lion, notamment) et des couleurs vives, la troublante Stratégie de l’Araignée baigne dans un climat onirique. Athos se fait assommer comme les détectives privés du film noir et se voit confronté à l'opposition des habitants du village concernant son enquête: la bourgade fictive de Tara[2] est presque exclusivement habitée par des vieillards. Les arcades de la ville renvoient aux toiles surréalistes de Chirico alors que la réunion sur la place publique avec les habitants s'abritant avec des parapluies fait penser à Magritte. Le générique défile lui sur des toiles du peintre naïf Antonio Ligabue. Dans la géographie abstraite de Tara, les temps sont également confus. Comme dans le cinéma d'Alain Resnais, s’enchevêtrent avec des flash-back les scènes du passé et les scènes du présent. C'est d'ailleurs sur un plan d'Athos assis sur le quai de la gare esseulé, perdu, comme absent, que s’achève le film: il regarde les rails et s’aperçoit soudain qu’ils sont envahis par des herbes folles, ce qui signifie que les trains n’y passent plus depuis une éternité...
 
 
Crise identitaire et complexe d'Oedipe. A l’époque du film, Bertolucci venait de commencer une psychanalyse. Au fil de son enquête, le héros de La Stratégie de l’Araignée bascule lui peu à peu dans la déraison et la paranoïa. Athos n’existe plus que par son père, il est hanté par lui, il est son fantôme. C’est lorsqu’il prend conscience de cela qu’Athos brise sa plaque commémorative à son père, pour se défaire de son emprise. La maitresse de son père, sa possible mère, voit dans Athos une réincarnation de son ancien amant et se révèle de fait attirée sexuellement par le jeune homme. Fils d’un poète célèbre dont l’ombre le hanta, Bernardo Bertolucci est lui même marqué par le complexe d'Oedipe. On retrouve également cette situation dans d’autres films de Bertolucci, notamment Le Conformiste avec les deux figures du père. Luchino Visconti, dans Sandra, un film au sujet proche, convoque pour sa part le mythe d’Electre.
 
Enquête sur soi, enquête sur sa mort. Athos Magnani, père et fils, sont tous deux sont joués par le même acteur. En revenant sur les pas de son père, son double parfait, Athos ne fait que recréer ses gestes et se retrouve dans les mêmes situations, les mêmes pièges. L'enquête d'un homme sur son double, la course vers la disparition de l'identité et donc vers la mort, enfin la répétition d'une même histoire sont une structure récurrente d'une certaine culture fantastique, que l'on retrouve dans Sueurs Froides (1956) d'Alfred Hitchcock, The Wicker Man (1973) de Robin Hardy, Le Locataire (1976) de Roman Polanski, ou encore la bande dessinée Le Rendez-vous de Sevenoaks (1977) de Floc'h et François Rivière.
 
Interrogation sur le sens de l’engagement politique. Préfigurant Le Conformiste, Bertolucci explore les dessous de l'Italie fasciste. Mettant en œuvre un raisonnement freudo-marxiste (comme il le fera à nouveau dans Le Conformiste et dans Le Dernier Tango à Paris), Bertolucci entremêle psychanalyse et politique, auscultant la société à travers la psyché et l'inconscient de ses personnages. En orchestrant sa mort, Athos Magnani est-il un traître ou un héros ? Peut-on donner sa vie pour une cause ? Peut-on cacher la vérité au nom d’une juste cause ? La résistance face au fascisme n’est-elle pas un mythe créé pour réconcilier les Italiens après la chute de Mussolini ? Perpétuant le mensonge de son père, Athos semble avoir assimilé la leçon de L'homme qui tua Liberty Valance: quand la légende est plus que la vérité, il faut imprimer la légende... Bertolucci cherche aussi à dire que le mythe de l’Italie résistante, élaboré par Rossellini, n’a pas de sens. L’Italie d’après-guerre s’est construite sur un mensonge et chacun porte en lui la marque secrète de la culpabilité du fascisme. Le film ouvre ainsi une voie explorée à la même époque par Visconti (Sandra) ou Pasolini (Salo).
 
 
13.10.13.
 
 


[1] Les travelings latéraux évoquent aussi le cinéma de Jean-Luc Godard, cinéaste qui influença énormément Bertolucci (cf. son film précédent, Partner, 1968). Autre référence à Godard dans La Stratégie de l’Araignée: les mouvements de caméra autour de la statue d'Athos Magnani évoquent ceux autour des statues grecques dans Le Mépris (1963).
[2] Tara est en fait la petite ville de Sabbioneta, près de Mantoue. Le choix de cette ville n’est pas innocent: construite ex nihilo, Sabbioneta est une ville idéale, un lieu de représentation. Le nom de Tara renvoie lui à Autant en emporte le Vent et à la propriété que Scarlett tente de sauver à tout prix, le symbole du passé qu’il faut se battre pour conserver.