jeudi 26 décembre 2013

Carmen (1983) de Carlos Saura


 
Avec des films comme La Chasse (1966) et Cria Cruevos (1976), Carlos Saura s'est affirmé comme l'un des grands noms du cinéma espagnol. Au début des années 80, il collabore avec le danseur et chorégraphe Antonio Gades pour une trilogie de films centrée autour du flamenco. Après Les Noces de sang (1981, inspiré par Garcia Lorca), et avant L'amour sorcier (1986, inspiré par Manuel de Falla), Carlos Saura signe Carmen, inspiré par l'opéra de Bizet. 

Le Carmen de Saura met en scène une troupe qui décide de monter l'opéra de Bizet en ballet flamenco. Plus d'un backstage musical à l'américaine, le film évoque ces films postmodernes où l'interprétation de l'œuvre se confond avec la réalité, les acteurs "revivant" réellement la fiction: on voit par exemple cette structure dans Othello (1947) de George Cukor, Théâtre de Sang (1973) de Douglas Hickox ou encore plus récemment dans La vénus à la fourrure (2013) de Roman Polanski. Ici, le chorégraphe de la troupe tombe amoureux de la jeune danseuse qui interprète Carmen: sa jalousie le conduira au crime, recréant ainsi la tragédie de Mérimée. 

A la même époque, Carmen inspire d'autres cinéastes: avec Prénom Carmen (1983), Jean-Luc Godard adopte pour une transposition de l'histoire à l'époque contemporaine alors que Francesco Rosi opte pour une représentation classique, en costumes, tournée en Andalousie (Carmen, 1984). Le film de Carlos Saura tient lui son originalité dans son emploi du flamenco: la musique et la danse, omniprésentes dans le film, deviennent le véhicule de la passion et de la tragédie de Carmen. La caméra de Saura privilégie ainsi les plans-séquences qui rendent à merveille les mouvements des danseurs sans les interrompre par le montage. Le spectateur devient fasciné par ces danses viriles, véritables combats de coqs où les danseurs bondent le torse et regardent leur adversaire avec un regard perçant. 

Film musical et film dansé, le Carmen de Saura, adaptation d'un grand classique, séduit par sa puissance plastique et émotionnelle. 

23.11.13.

Buffet froid (1979) de Bertrand Blier


Après Les Valseuses (1974), Calmos (1975) et Préparez vos mouchoirs (1976), Bertrand Blier poursuit avec Buffet froid sa veine d'un cinéma provocateur et délirant. 

Une dose d'humour noir... Buffet froid relate la rencontre entre plusieurs assassins: Gérard Depardieu, qui n'enlève jamais son manteau du film, joue un chômeur tourmenté par des cauchemars et un possible tueur qui s'ignore; Jean Carmet interprète l'assassin de la femme de Depardieu mais qui se lie d'amitié avec ce dernier; Bernard Blier incarne lui un flic bougon qui a une conception douteuse de la loi et de la justice. Dans le monde urbain et déshumanisé de Buffet froid, la morale est sans dessus-dessous: les coupables sont laissés en liberté alors que les innocents sont arrêtés. Le film véhicule une vision paranoïaque et criminelle de la société où chacun est à la fois bourreau et victime. 

...et de surréalisme La succession des assassinats "gratuits" et l’enchaînement des situations incongrues ou grotesques instaurent un climat absurde proche du théâtre d'Alfred Jarry et d'Eugène Ionesco, impression renforcée par l'artifice de l'appartement de Depardieu, un décor de studio. Mais le film est également fortement empreint de surréalisme et les séquences de soirées étranges organisées dans de grands hôtels particuliers de province rappellent le sentiment antibourgeois des films de Luis Buñuel.  

Tristesse de la banlieue et solitude urbaine. Filmé dans la périphérie parisienne (la station de RER de La Défense, les tours de Créteil), le film s'inscrit dans le cinéma français des années 60/70 qui véhicule une vision sinistre de la banlieue, sur laquelle plane l'ombre du suicide et du chômage en ce début de crise économique. Cette modernité glauque et glaçante est surement la raison principale de la solitude des protagonistes de Buffet froid qui s'assemblent pour se tenir compagnie: pour eux, le meurtre, soit la mort, est peut-être une façon rencontrer des gens, soit de retrouver la vie... 

17.11.13. 


Bright Star (2010) de Jane Campion

 
Après La leçon de piano (1993) et Portrait de Femme (1996), la réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion retourne au film d'époque avec Bright Star. L'action se situe au début du XIXème siècle et relate l'histoire d'amour entre le poète anglais John Keats et sa jeune muse, Fanny Brawne.
 
Jane Campion trahit trois inspirations différentes et anachroniques: la peinture flamande, le cinéma panthéiste et l'imagerie folk. Si Bright star dresse le portrait d'un écrivain romantique, le film est lui même en se centrant sur une romance rendue impossible par les différences sociales et par la maladie. Visuellement, le film s'inspire en revanche moins de la peinture romantique que de la peinture flamande et semble recréer des toiles de Vermeer (portrait d'une femme qui coud, multiplication des différents plans en perspectives dans les intérieurs). Le couple d'amoureux de Bright Star badine dans des champs de fleurs de couleur pourpre. Ces séquences font autant penser à Elvira Madigan (1967) de Bo Widerberg qu'au cinéma de Terrence Malick. Leur couleur pourpre, l'insistance sur l'automne et le physique de John Keats (brun, cheveux longs) évoque eux l'univers et la personne du chanteur Nick Drake comme l'a souligné la réalisatrice: John Keats, poète maudit, était peut être l'équivalent au XIXème siècle des chanteurs ténébreux de la pop music du XXème siècle...
 
Si Bright Star est bien un film en costume, il s'éloigne néanmoins de l'académisme ampoulé d'un Orgueil et Préjugés (2005, Joe Wright): la caméra, hésitante et tremblante, suit avec sensibilité et pudeur le couple fragile de John Keats et Fanny Brawne. La jeunesse des comédiens contribue également à insuffler un sentiment de vérité qui abolit toute impression de reconstitution. Lyrique, épuré mais stylisé, Bright Star séduit visuellement à défaut de surpasser une histoire pour le moins classique.
 
22.11.13.

Autobiography of a Princess / Autobiographie d'une princesse (1975) de James Ivory



Sorti après The Wild Party (1975), vision de la décadence d'Hollywood dans les années 1920, Autobiographie d'une princesse marque le retour du trio formé par le réalisateur américain James Ivory, le producteur indien Ismail Merchant et la scénariste Ruth Prawer Jhabvala, une anglo-indienne d'origine allemande, à leur sujet de prédilection qui l'héritage de l'Inde colonial et de son influence sur le Royaume-Uni. 

Le film, d'une durée de 56 minutes, s'apparente à un moyen métrage et relate l'après midi d'une princesse indienne exilée à Londres qui invite l'ancien tuteur de son père à prendre le thé chez elle. Les deux amis regardent des images de l'Inde passée et actuelle projetées depuis un rétroprojecteur. L'ancienne aristocrate et le vieux colon (interprété par un James Mason sur le déclin) confessent à tour de rôle un regard nostalgique envers la période du Raj britannique. Les déclarations des maharajas déchus à l'époque contemporaine témoignent dans le même sens. En recréant l'Inde d'antan par les dialogues et par les images d'archives, Autobiographie d'une princesse trahit donc un regard assurément passéiste. Mais force est de reconnaître que l'ensemble n'est pas très convaincant sur le plan cinématographique: en mettant en regard deux époques de l'Inde, Autobiographie d'une princesse annonce Chaleur et Poussière qui, sur le même sujet, est nettement plus convaincant et envoutant. 

23.11.13.

Au Hasard Balthazar (1966) de Robert Bresson



Comme Pier Paolo Pasolini, Robert Bresson, qui se déclare "chrétien athée", questionne dans son cinéma la religion catholique et la question de la foi. Le réalisateur a ainsi collaboré sur son premier film Les Anges du péché (1943) avec le père dominicain Bruckberger et a adapté Le Journal d'un curé de campagne d'après Bernanos en 1950. 

La passion christique d'un âne. Dans Au Hasard Balthazar, un âne passe de main en main dans un petit village et devient le témoin autant que la victime des méchancetés des hommes. Bresson a tenté de mettre en scène les sept péchés capitaux: il donc question d'avarice, de colère, de luxure... L'âne s'appelle Balthazar, tel le roi mage, et son premier maître se prénomme Marie, comme la vierge. Le film s'ouvre sur le baptême de l'âne et la guirlande de fleurs que les enfants placent sur la tête de l'annonce évoque la couronne d'épine du christ. L'âne sera par la suite fouetté, battu, moqué comme le Christ lors des différentes stations du chemin de croix. Figure christique (l'âne est aussi l'animal à dos duquel Jésus arrive à Jérusalem), Balthazar, qui porte la douleur et les péchés des hommes, finira abattu et abandonné sur une colline, version moderne du Golgotha. 

Le style de Bresson. Pour illustrer cette histoire fortement emprunte de catholicisme, Bresson a recours à une mise en scène épurée et froide. Si Bresson rappelle avec amusement la modernité des années 60 (des loubards en blouson de cuir se promènent en moto et écoutent de la musique yéyé), il semble surtout fasciné par la vie campagnarde des Landes. La bande-son se compose d'une unique sonate au piano de Schubert tandis que la photographie en noir et blanc de Ghislain Cloquet rend à la fois la dureté et la beauté des visages. Fidèle à sa fameuse technique de direction d'acteurs (ou de "modèles" comme il préfère les appeler), Bresson épuise ses comédiens (des non-professionnels) pour qu'ils énoncent leur dialogue de façon mécanique. Filmant l'action et les personnages avec distance, Bresson signe un film déroutant: Bresson associe à la sobriété la pudeur, le retrait à l'émotion. 

01.12.13.

At Berkeley (2013) de Frederick Wiseman



Depuis Titicut Folies (1967), son premier film, Frederick Wiseman n'a cessé de filmer aux Etats-Unis comme en France la société et ses institutions, qu'elles soient judiciaires, militaires, administratives, industrielles, policières, religieuses, culturelles, artistiques, sportives... Dans son dernier film, le documentariste américain filme le campus de l'université de Californie à Berkeley. 

Axant son film autour du débat concernant les réductions budgétaires de l'état de Californie et l'augmentation des droits d'inscription pour les étudiants, Wiseman scrute les signes d'une démocratie en crise. Le charismatique "chairman", le président de l'université, a beau garder le sourire, on comprend bien le déclin du prestige de la vieille université publique qu'est Berkeley et l'on mesure l'atteinte à l'égalité devant le droit à l'éducation. Bien qu'il n'y ait jamais eu autant d'élèves issus de milieux défavorisés scolarisés à Berkeley, un malaise social se révèle: les étudiants de couleur évoquent le racisme de leurs camarades et chacun craint devoir assumer une certaine représentation sociale en prenant la parole. A Berkeley, université historiquement liée à la contestation (les étudiants se réfèrent au free speech movement de Mario Savio dans les années 60), la colère gronde et le doute face au rêve américain s'instaure.  

Si Frederick Wiseman détient un sujet en or pour révéler une Amérique en crise, son modus operandi est plus discutable. Ayant tourné plus d'une cinquantaine d'heures de film, Wiseman n'en a gardé que quatre. Mais il faut avouer que la longueur du métrage, malgré les enjeux intéressants du films, fatigue le spectateur. Wiseman abuse d'une structure répétitive où il intercale, des plans larges de l'université entre chaque séquence de parole, comme des plans de coupe pour faire souffler le spectateur. Mais ce dernier a du mal à suivre l'enchainement continu des réunions dans des salles de conseil. Les différentes séquences (les réunions d'élèves et les réunions pédagogiques, les cours et les revendications sociales) se répètent ainsi inlassablement pour le public à qui Wiseman demande une attention constante. Si At Berkeley traduit une démarche utile et intelligente de Wseman, elle n'en est pas moins une œuvre exigeante.

 11.11.13.

dimanche 20 octobre 2013

Die Herrin der Welt / Les Mystères d'Angkor (1960) de William Dieterle

A la fin des années 50, le producteur Arthur Brauner invite plusieurs réalisateurs allemands exilés aux Etats-Unis à revenir dans leur pays. Il propose ainsi à Fritz Lang de diriger une série de remakes. Lang accepte de tourner une suite du Docteur Mabuse ainsi qu’un remake du Tombeau hindou, un film des années 20 réalisé par Joe May. En revanche, il refuse une nouvelle version des Nibelungen (1922) et une nouvelle version de Die Herrin der Welt (1920). La première sera tournée par Harald Reinl en 1966, la seconde par William Dieterle en 1960. Comme Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, Die Herrin der Welt est un remake d'un serial des années 20, réalisé par Joe May et scénarisé par Fritz Lang.
 
 
Une rénovation du serial. Le titre français de Die Herrin der Welt, Les Mystères d'Angkor, renvoie aux Mystères de Paris, roman feuilletonesque fondateur, écrit par Eugène Sue en 1843. Complètement invraisemblable et mené tambour bâtant, le récit des Mystères d'Angkor accumule les péripéties, les courses-poursuites et les bagarres ou autres scènes d'action. Cette impression est renforcée par le fait que le film, coupé en deux parties en Allemagne, est sorti en France dans une version unique de 2h10.
 
On voyage beaucoup dans Les Mystères d'Angkor, film inconstant en termes de décor: Stockholm, Marseille, Nice, Naples, Hong Kong, Macao, le Népal, Bangkok puis le Cambodge. Cette "bougeotte" maladive donne presque au film un air de prospectus de voyage... Selon le magazine Der Spiegel, Les Mystères d'Angkor, avec son budget de près de cinq millions de Deutsche Mark, était l'un des films allemands les plus chers de la période d'après-guerre. Grosse superproduction internationale (d’où la présence d’acteurs aussi divers que l’allemand Wolfgang Preiss, la française Micheline Presle, les italiens Gino Cervi et Lino Ventura, l’américaine Martha Hyer et l’argentin Carlos Thompson…) en couleurs, Les Mystères d'Angkor alterne les décors intérieurs en carton pate avec des scènes en décors naturels dont un final tourné dans le temple bouddhiste d'Angkor Vat.
 
Un condensé de poncifs et d'absurdités. La trame des Mystères d'Angkor annonce celle de L'Homme de Rio (1964) de Philippe de Broca, un autre film qui remet au goût du jour le serial et l'exotisme: une jeune fille parcourt le monde à la recherche de son père, un scientifique kidnappé par des criminels. L'enlèvement d'un savant vers des pays lointains évoque également un album de Tintin: Le Temple du Soleil (1948). La voix-off omnisciente (?) du film fait elle penser aux récitatifs des bandes dessinées, c'est-à-dire les panneaux généralement situés au bord des vignettes et servant aux commentaires. Naïf, idiot et spectaculaire, Les Mystères d'Angkor ressemble en effet à une bande dessinée.
 
Le McGuffin des Mystères d'Angkor tente de révéler une peur du nucléaire et une dénonciation d'un monde moderne en perdition mais le film, voulant recréer avec un premier degré le serial des années 30, apparait comme un film réactionnaire en termes cinématographiques... Les personnages du film sont caricaturaux: le héros est un agent secret suédois, beau et intelligent, avec une classe à la James Bond (même si son costume "de jungle" évoque lui Indiana Jones); la méchante est une femme cruelle et impitoyable, à la tête d’un réseau d’espions internationale, accompagnée de sbires cupides et de natifs asiatiques crétins; la fille du scientifique se promène toujours dans des robes années 50 très élégantes et se fait des soucis pour son vieux père... Les séquences elles mêmes sont déjà vues, aussi absurdes que grossières: explosion nucléaire dans un laboratoire scientifique, réunion des agents secrets du monde entier (Interpol ? L'OTAN ? Mystères...), filatures depuis un aéroport, assassinat de nuit dans un garage, règlement de comptes dans un cimetière, rendez-vous secret dans un bar du port, traversée de la jungle avec enlisement dans la boue et morsure de serpent...
 
 
Avec ses couleurs délavées et ses acteurs sans relief, le spectacle puéril des aventures exotiques des Mystères d'Angkor impressionne et séduit. Ce film est certes idiot mais il dégage un charme et un plaisir certains.
 
29.09.13.