lundi 3 septembre 2007

Road House / La Femme aux Cigarettes (1948) de Jean Negulesco



        En voulant profiter du succès de The Man I Love (1947) réalisé par Raoul Walsh, la 20th Century Fox décide d’employer Ida Lupino, l’actrice principale du film, dans un rôle similaire de chanteuse de night club. Ida Lupino venait en effet de quitter la Warner tout comme Jean Negulesco à qui l’on confie la mise en scène du nouveau projet. On rajoute au casting Cornel Wilde, révélé par Péché Mortel (1945) de John Stahl, qui connaissait déjà Ida Lupino puisqu’ils avaient joué ensemble dans La Grande Evasion (1941) de Raoul Walsh et dans Life begins at Eight Thirty (1942) d’Irving Pichel, ainsi que Richard Widmark et Celeste Holme, deux débutants alors très prometteurs de la Fox. Comme le film de Walsh, La Femme aux Cigarettes sera donc un grand mélodrame avec l’atmosphère forte oppressante qui caractérise le film noir.


        La Femme aux Cigarettes (du titre français), c’est Lily Stevens (Ida Lupino) qui se fait embaucher comme chanteuse dans un « Road House » (du titre original), un relais. Jefty Robbins (Richard Widmark), le patron, en tombe amoureux mais celle-ci préfère son associé et ami Pete Morgan (Cornel Wilde). Pour se venger, Jefty fait condamner ce dernier pour un vol qu’il n’a pas commis puis il obtient de la Justice qu’il soit placé sous sa garde. Au moindre mauvais geste, Pete doit alors purger sa peine en prison. C’est alors que le jeu sadique de Jefty commence…

        La Femme aux Cigarettes est un film noir pervers à l’atmosphère étouffante et angoissante. On retrouve de nombreux personnages archétypaux du genre comme la femme fatale, le méchant machiavélique ou encore le couple en fuite. Le film qui se passe presque entièrement de nuit est très malsain : il y a un certain sadisme dans la machination crée par Jefty et le film est empreint d’une violence très crue comme dans la scène où Jefty et Pete se battent devant la cabane.
        L’ambiance est cauchemardesque et les personnages ne cessent de faire de mauvais choix, accumulant ainsi de dangereuses erreurs. De plus, une homosexualité est subtilement suggérée entre les deux protagonistes masculins (certaines répliques sont très osées): Jefty et Pete sont deux amis d’enfance, ils ont fait la guerre ensemble et comme ils le disent eux-mêmes ils sont « très liés » mais le film ne s’arrête pas là. Jefty déclare à son associé et amant Pete : « Il est difficile de combiner travail et plaisirs, c’est pourquoi tu es là ».
        De même, lorsque Lily arrive, Pete la ramène à la gare car il voit en elle un nouvel obstacle à son “amitié” avec Jefty. Mais La Femme aux Cigarettes est loin de n’être qu’une histoire d’hommes puisque c’est aussi un prenant mélodrame. La Femme aux Cigarettes n’est d’ailleurs pas un ménage à trois mais plutôt à quatre: Susie, la caissière de night club (interprétée par Celeste Holme) envisage de se marier avec Pete. L’homosexualité de l’histoire élargit donc les schémas amoureux déjà assez complexes.

        Après la guerre, le film noir se veut moins artificiel et plus réaliste. C’est l’époque où la Fox produisait des « police documentaries », souvent tournés en décors naturels : étaient alors sortis House of 92nd Street (1945) et 13, Rue Madeleine (1945) d’Henry Hathaway, Boomerang (1947) d’Elia Kazan, Appelez Nord 777 (1947) toujours d’Henry Hathaway, La Dernière Rafale (1948) de William Keighley ou encore La Proie (1948) de Robert Siodmak. Entièrement tourné en studios et assimilant les règles de l’expressionisme[1], La Femme aux Cigarettes est donc volontairement un film à l’opposé de ses films contemporains.

        La Femme aux Cigarettes est un film fauché comme le montre bien le final dans la forêt embrumée et l’intérêt du film repose alors essentiellement sur la mise en scène, le scénario et les acteurs. Le diabolique scénario[2] convient à merveille à l’inquiétant Richard Widmark (dont c’est le 4ème film seulement), déjà habitué dans les rôles de méchants dans les films noirs[3]. Son rire fréquent est plus dérangeant et effrayant que jamais.
        Ida Lupino est envoutante, tour à tour mystérieuse, agressive, puis fragile. On admire sa voix rauque dans ses numéraux musicaux. Son rôle lui ressemble puisqu’elle est aussi une femme moderne et indépendante : elle a du caractère, fume et porte des pantalons. Cornel Wilde, lui, joue très bien l’homme ordinaire un peu pataud. Quant à Celeste Holme, on regrette qu’elle se soit fait phagocyter plus tard par la télévision dès 1953. Dans la mise en scène de Jean Negulesco, on trouve de très bonnes idées comme la superbe image récurrente des traces de cigarettes qui s’accumulent sur le rebord du piano au fur et à mesure que le temps passe et que Lily reste à chanter dans le night club.

        Notons donc l’amusante présence de deux futurs indépendants : Ida Lupino et Cornel Wilde. Fille de comédiens, Ida Lupino, qui est d’origine anglaise, se fait remarquer par Allan Dwan dans Her First Affair en 1932. Elle part à Hollywood en 1934 puis joue dans de nombreux films à la Paramount. Mais c’est surtout ses films à la Warner qui la rendent célèbre[4]. Après La Femme aux Cigarettes, Lupino, se fait naturaliser américaine. Alors au sommet de sa gloire, elle fera encore deux petits films[5] avant de se lancer dans la réalisation et dans la production. Elle épouse en 1948 Collier Young, un patron de la Columbia, avec qui elle va fonder « The Filmakers », sa propre société de production qui s’intéresse à des sujets plus sociaux et moins conformistes. Elle réalise Outrage, son premier film, en 1950. La distribution des films des « Filmakers » par la RKO s’arrête en 1953 et l’aventure de Lupino dans la production se termine alors en 1955.
        Elle tente ensuite un « come-back » en tant qu’actrice en jouant dans Le Grand Couteau (1955) de Robert Aldrich et dans La Cinquième Victime (1956) de Fritz Lang. Mais elle va partir pour le petit écran, où elle joue parfois avec son nouveau mari Howard Duff[6], participant à des séries comme Drôles de Dames, Batman, Bonanza ou Columbo. Elle ressort tout de même un dernier film en 1966, The Trouble with Angels.



        Cornel Wilde, lui, fonde sa compagnie en 1955. Cornel Wilde est le président de « Theodora Production » et Jean Wallace, se femme, en est la vice présidente. Theodora[7] produit Association Criminelle (1955) de Joseph H. Lewis dans lequel joue Cornel Wilde et il faut donc attendre 1956 pour que Cornel Wilde réalise son premier film Storm Fear. La compagnie de Wilde s’effondre en 1970 avec la sortie de son film Terre brûlée et Requins (1975, il est donc sorti la même année que Les Dents de la Mer de Steven Spielberg), son dernier film, sera produit par la United Artists.


        D’une rare violence et perversité, La Femme aux Cigarettes est donc un excellent film noir, remarquablement ficelé. C’est pour Jean Negulesco le début d’une longue carrière très fructueuse à la Fox où il tournera notamment plus tard Titanic (1953), Comment épouser un Millionnaire (1953) ou encore Papa Longues Jambes (1955).

03.09.07.




[1] La Photographie de La Femme aux Cigarettes est signée par Joseph Lashelle (1900-1989), qui a collaboré de nombreuses fois avec Otto Preminger participant à la photographie de Laura (1944, pour lequel il gagne l’oscar), L’Eventail de Lady Windermere (1949), Crime passionnel (1945), Mark Dixon Detective (1950), The 13th Letter (1951), La Rivière sans Retour (1954). Il a aussi travaillé avec Billy Wilder et est le chef opérateur de La Garçonnière (1960), Irma la Douce (1963), Embrasse-moi Idiot (1964), La Grande Combine (1966). Il signe aussi la photographie de Storm Fear (1956) de Cornel Wilde, Crime of Passion (1957) de Gerd Oswald, Les Feux de l’Eté (1958) de Martin Ritt, Les Nus et les Morts (1958) de Raoul Walsh, La Poursuite infernale (1966) d’Artur Penn, Frontière Chinoise (1966) de John Ford, Pieds nus dans le Parc (1967) de Gene Sacks.
[2] Le scénario de La Femme aux Cigarettes est signé par le scénariste/producteur Edward Chorodov.
[3] Ses trois précédents films étaient trois films noirs de la Fox. Il s’agit du Carrefour de la Mort (1947) d’Henry Hathaway, de La Dernière Rafale (1948) de William Keighley et de La Proie (1948) de Robert Siodmak.
[4] Il s’agit d’Une Femme dangereuse (1940) de Raoul Walsh, La Grande Evasion (1941) de Raoul Walsh, Le Vaisseau Fantôme (1941) de Michael Curtiz, Out of the Fog (1941) d’Anatole Litvak, The Hard Way (1942) de Vincent Sherman, In Our Time (1944) de Vincent Sherman, Pillow to Post (1945) de Vincent Sherman, La Vie passionnée des Sœurs Brönte (1946) de Cutis Bernhardt, The Man I love (1947) de Raoul Walsh, Deep Valley (1947) de Jean Negulesco et Ne me quitte jamais (1947) de Peter Godfrey.
[5] Il s’agit du Démon de l’Or (1949), de Sylvan Simon, un western de la Columbia avec Glenn Ford, et de L’Araignée (1950) de Michael Gordon, un thriller de la Universal.
[6] C’est justement sur le tournage de L’Araignée (1950) de Michael Gordon qu’Ida Lupino a rencontré Howard Duff. Elle se marie avec lui en 1951. C’est son troisième mari.
[7] « Theodora productions » a produit tous les films réalisés par Cornel Wilde exceptés Lancelot chevalier de la Reine (1963), produit par la Universal, et Requins (1975), produit par la United Artists.