lundi 17 septembre 2007

On Dangerous Ground / La Maison dans l’Ombre (1951) de Nicholas Ray



         Nicholas Ray est un réalisateur très prometteur de la RKO dès Les Amants de la Nuit en 1948. Après A Woman’s Secret (1949), il collabore à deux reprises avec Humphrey Bogart dans Les Ruelles du malheur (1949) et Le Violent (1950) dont la critique acerbe qu’il fait d’Hollywood ne passe pas inaperçue. Malgré le soutien d’Howard Hughes, le président de la RKO, Ray veut se démarquer des studios et des scénarii imposés. Avec La Maison dans l’Ombre, Ray signe un film noir très original dont le lyrisme et l’émotion remplacent l’habituelle atmosphère pesante et la violence du genre, même si ces deux aspects sont partiellement présents.


         La Maison dans l’Ombre est découpé en deux parties. La première partie se situe dans une ville malsaine, celle du crime où vivent les malfrats, bref la ville typique du film noir. Le nom de la ville n’est pas cité mais il s’agit bien entendu de New York. La seconde partie se passe dans une magnifique campagne enneigée. On trouve donc de nombreux contrastes dans La Maison dans l’Ombre entre un début sombre, sordide et désespéré et une fin triste, lyrique et positive, entre une première partie bruyante et mouvementée et une seconde partie silencieuse et plus apaisée, entre la noirceur de la ville nocturne et la blancheur de l’éblouissante neige. Ce contraste est également rendu par la brillante partition de Bernard Herrmann : à la musique stridente et agressive du générique (que l’on retrouve lors de la traque du meurtrier) succède une musique tendre et mélodieuse (celle du thème féminin).

         Ce contraste a pour but de montrer la rédemption de Jim, le personnage principal de notre histoire. « Jim Wilson, nom très commun, n’est-ce pas ? » dit-il d’ailleurs lorsqu’on lui demande de répéter son nom. S’apparentant à un antihéros, Jim est un homme seul, dont le métier de policier résume la vie. En effet, son seul ami semble être l’enfant qui habite dans son voisinage et qui joue de temps en temps avec lui car son unique mérite est celui d’avoir été champion de football américain dans sa jeunesse. Mais Jim est un être pitoyable et pathétique : c’est un flic dangereux et violent qui accumule les bavures.


         La dureté de la scène où Jim tabasse un gangster rappelle ainsi The Offence (1972) de Sidney Lumet. Mais le film de Lumet va plus loin : le flic est toujours un homme seul mais il peut désormais apparaitre comme établi dans la société puisqu’il est marié. Le métier de flic détruit la vie personnelle de Jim, déjà fortement inconsistante. Si Jim est si violent, ce n’est pas seulement en raison de son passé militaire mais aussi parce que sa vie de solitaire ne lui permet pas de sortir de son métier difficile. Jim déteste qu’on le traite de « dirty cop » dans la rue alors qu’il a fait de son métier son but dans la vie. Mais ce n'est pas tant l'environnement urbain qui alimente la rage de ce flic. C'est plutôt ce qu'il a en lui-même qui le fragilise et le rend instable. Cette colère contre les malfrats ne vient que de lui-même. La révolte contre une société de violence, de corruption n'est pour lui qu’un prétexte pour expliquer sa propre violence. Une autodestruction est alors en marche. "What kind of job is this, anyway? Garbage, that's all we handle, garbage!” dit-il et il devient aussi pourri que ceux qu’il traque.



         C’est parce qu’il multiplie les bavures que l’on va l’envoyer « à la campagne ». Dans ce décor froid et désertique, il va alors enquêter sur la piste d’un criminel accusé d’un meurtre d’une jeune fille. Cette trame sera d’ailleurs reprise plus tard par Christopher Nolan dans Insomnia (2001). C’est là qu’il va faire la décisive rencontre de Mary, la sœur de Danny, le délinquant qu’il traque. Cette aveugle l’intrigue et l’émeut : cette femme a besoin d’aide pour se déplacer. Pour vivre, elle exige la présence d’un autre tout comme Jim, afin de combler sa solitude et tout comme Danny, afin qu’on le guide dans sa maladie mentale. C’est donc une aveugle qui va ouvrir les yeux de Jim qui en a besoin puisqu’il est lui-même aveugle : il ne voit pas qu’il manque quelqu’un dans sa vie et qu’il aime Mary.
         Le « Dangerous Ground » du titre original peut s’apparenter à la dangereuse pente sans issue sur laquelle se trouve Jim en ville mais ce sont aussi les obstacles sur le chemin de l’aveugle Mary et la neige sur laquelle glisse Jim lorsqu’il poursuit Danny. Jim le citadin n’est pas habitué à cette nature avec laquelle vivent en harmonie les délaissés et les incompris, les hommes seuls comme le sont l’aveugle Mary et Danny, son frère malade mental. « C’est en ville, dans la foule, que vivent les hommes les plus seuls » dit Mary. Jim, qui fait partie de ceux-là, va finir par les rejoindre dans la campagne. La Maison dans l’Ombre raconte donc l’histoire d’un homme seul qui, en découvrant l’autre, découvre aussi l’amour, rendant ainsi heureuse sa vie alors dénuée de tout sens.

         Cette rédemption est aussi favorisée par le personnage de Walter Brent, interprété par Ward Bond. Père de la victime, il a donc une raison personnelle de poursuivre le criminel, celle de la vengeance aussi discutable soit-elle. A cause de sa violence incontrôlable, Jim voit en Walter Brent son propre reflet. Face à cette apparente brute épaisse, Jim tente de contenir ses démons intérieurs et de se calmer. C’est d’ailleurs à Jim que va se confier Mary et non à Brent. Mais lorsque Walter Brent murmure avec émotion « He’s just a kid, like mine » au moment de la mort de Danny, on aperçoit que le personnage est peint avec beaucoup de nuance et de sensibilité.
         Les personnages du film sont d’ailleurs très touchants et le film regorge de petits détails très véridiques : la vision de la vie de couple des policiers (cf. 1ères scènes), le policier qui a mal au dos puisque sa femme lui a demandé de planter des géraniums dans leur jardin, l’arbre qu’a offert Danny à sa sœur, etc…
         La Maison dans l’Ombre est donc un film sensible mais aussi très sec et nerveux comme l’est la course-poursuite du criminel, très rythmée puisque filmée caméra à l’épaule, chose rare à l’époque. On retrouve donc cette nervosité et cette violence propres à l’œuvre de Nicholas Ray. Jim Wilson représente parfaitement le héros déchiré des films de Ray. De plus, Danny, le jeune malade mental de La Maison dans l’Ombre, rappelle Bowie (interprété par Farley Granger), l’un des deux Amants traqués (1947), mais aussi Jim Starck (interprété par James Dean), le jeune rebelle tourmenté de La Fureur de Vivre (1955) ou encore Davey Bishop (interprété par John Derek), le jeune adolescent faible et impétueux de A l’Ombre des Potences (1954). Ray s’intéresse comme toujours à ces hommes blessés et compatit avec leurs problèmes existentiels.
         En effet, Nicholas Ray quitte le genre du film noir avec cette deuxième partie comme si ça ne l’intéressait pas de signer un chef d’œuvre du genre ou plutôt comme si cela ne le préoccupait moins que la psychologie des personnages. De plus, Mary est loin d’être une femme fatale qui va faire courir à sa perte le héros puisqu’elle est une aveugle, une femme très fragile. En fait, Ray s’écarte volontairement du cadre spatial et des archétypes du film noir dans le but de signer une œuvre plus originale, une œuvre plus personnelle.
         Pour ce film, Ray retrouve Robert Ryan qui jouait déjà dans Born to be bad (1950) et dans Les Diables du Guadalcanal (1952) qui prouve encore une fois de plus qu’il est un des acteurs les plus puissants de sa génération. Il retournera avec Ray dans Le Roi des Rois (1961) dans lequel il tient le rôle de Jean-Baptiste. Nicholas Ray donne aussi sa chance au jeune Summer Williams qui interprète Danny dans la Maison dans l’Ombre. Il faisait déjà des apparitions dans quelques autres films de Ray qui lui confiera d’ailleurs plus tard la seconde équipe de tournage du Roi des Rois (1961).
         En revanche, la présence d’Ida Lupino dans La Maison dans l’Ombre est justifiée par le fait qu’en contrepartie de sa contribution en tant qu’actrice au film, la RKO diffuse les films de sa compagnie, la « Filmakers ». Elle fera sur le tournage du film la rencontre du chef opérateur George Diskant qui signera plus tard la photographie de Beware my Lovely (1952) d’Harry Horner[1] et de The Bigamist (1953) qu’elle réalise. Ce dernier avait déjà collaboré avec Nicholas Ray pour la photographie des Amants de la Nuit (1948) et de A Woman’s Secret (1949).


         Dans La Maison dans l’Ombre, Ray délaisse donc le film noir pour retrouver sa compassion pour les hommes blessés, rendant ainsi triste et magnifique son film dont le lyrisme et la sensibilité bouleversent complètement le spectateur.
         Il s’agit de l’avant-dernier film de Ray pour la RKO qu’il quitte après Les Indomptables (1952). Son film suivant, Johnny Guitare (1954), va révolutionner le genre du Western de la même façon que La Maison dans l’Ombre revisitait le film noir.

17.09.07.






[1]Beware my Lovely est un film de la Filmakers, diffusé par la RKO, dans lequel Ida Lupino retrouve comme partenaire Robert Ryan. Il est produit par Collier Young, le mari d’Ida Lupino.