mardi 30 octobre 2007

Before the Devil knows you’re dead / 7h58 ce Samedi-là (2007) de Sidney Lumet


         Après Gloria (1996), remake du film de John Cassavetes de 1980, Sidney Lumet semblait s’être définitivement retiré dans le monde de la télévision. Cependant, dix ans après, il tente un come-back avec Jugez-moi Coupable, un film de procès comme le réalisateur sait bien le faire. Son film suivant, 7h58 ce Samedi-là renoue avec tous ses thèmes chers et trouve lui aussi parfaitement sa place dans la filmographie de son auteur. Avec ce film dur et violent, le réalisateur de 83 ans parvient à nous montrer qu’il n’a rien perdu de sa force habituelle.


         On suit le destin tragique de deux frères en manque pressant d’argent. Ils décident de faire le braquage de la bijouterie de leurs parents alors qu’ils sont absents. Ils connaissent parfaitement les lieux et savent que l’assurance pourra indemniser Papa et Maman. L’idée parait simple mais, lorsque le braqueur et le vendeur ne sont plus les mêmes personnes, les choses se passent autrement. Confrontés à la mort (involontaire) de leur mère, les deux frères (indirectement responsables) connaissent alors une dangereuse descente en enfer. Construit en un véritable puzzle comme pour montrer le désarroi complet des personnages, le film, avec sa rigoureuse structure en flashbacks, alterne les différents points de vue des protagonistes.


         Tout d’abord, 7h58 ce Samedi-là ressemble grandement à deux autres films du réalisateur. En effet, on pense à Un après-midi de Chien (1975) pour le braquage qui foire. De plus, l’entreprise familiale criminelle rappelle de façon évidente Family Business (1989).

         Mais surtout, on retrouve dans 7h58 ce Samedi-là la constante tension et la nervosité qui caractérisent toute l’œuvre de Sidney Lumet. La tension est d’origine diverse : l’emprise de la peur due à une supériorité (La Colline des Hommes perdus de 1965 et Piège mortel de 1982), un traumatisme ou une obsession (Le Prêteur sur gages de 1965 The Offence de 1973, Equus de 1977 et A la recherche de Garbo de 1984), le monde du travail ( Main basse sur la télévision de 1972 et tous les films mettant en scène des policiers), la guerre des nerfs et la guerre froide (Point Limite de1964), un procès (Douze Hommes en Colère de 1957, Le Verdict de 1982) ou un huis clos (la majorité des films de Lumet ont très souvent des sources théâtrales). Ici, dans 7h58 ce Samedi-là, les deux frères sont déchirés mentalement par le sentiment de la culpabilité et du regret. La tension est aussi celle de la domination mentale qu’exerce le frère ainé sur son cadet.
         Le sentiment d’impuissance face à une machination infernale dont on est d’ailleurs responsable, déjà présente dans Point-Limite (1964), est au cœur de 7h58 ce Samedi-là. Cette impuissance est aussi celle que l’on ressent face aux nouvelles technologies. Dans le film, les téléphones portables ne fonctionnent jamais : lorsqu’on les clape, ils se cassent et lorsqu’on les utilise, on tombe toujours sur des messageries, signe révélateur du manque de communication et de l’incompréhension entre les individus.

         Les personnages de 7h58 ce Samedi-là sont en effet en constant décalage ; ils s’entrecroisent ou se ratent. Lumet adopte lui un regard de moraliste : la plus grande attention que porte le père à son fils cadet et la jalousie du fils ainé qui en découle semblent presque être responsables de la destruction progressive de la cellule familiale. En effet, 7h58 ce Samedi-là est plus qu’un drame, c’est une tragédie. Tout d’abord, il y a ce titre, tiré d’un proverbe irlandais ("May you be in heaven half an hour... before the devil knows you're dead.") qui annonce bien le ton pessimiste du film : il suffit d’un rien pour qu’une simple vie ne se transforme en un véritable cauchemar. Ensuite, il y a ces nombreuses références : l’un des deux frères assiste à la représentation théâtrale de fin d’année scolaire de son fils. Dans la pièce, ce dernier tient le rôle principal, un personnage royal, caractéristique de la tragédie. C’est aussi ce même fils qui réclame de l’argent pour pouvoir assister à une représentation du Roi Lion qui est une réécriture déguisée d’Hamlet de Shakespeare.

         Dans 7h58 ce Samedi-là, le monde est très petit (un des deux frères a pour maîtresse la femme de l’autre) et semble être réduit à celui de la famille. Mais celui-ci court à sa destruction : les frères en arrivent à s’entretuer et le père à assassiner son fils. La noirceur du film est alors à son paroxysme.

         Mais Lumet fait parfois preuve d’une ironie grinçante comme en témoigne la scène où le frère ainé se rend à son rendez-vous habituel pour se droguer : un dessin animé de Tex Avery passe alors à la télévision. Le cartoon n’est pas choisi au hasard puisqu’il s’agit de Jerkey Turckey (1945, parfois traduit en français par Digne Dindon), course poursuite entre une dinde et un chasseur lors de Thanksgiving et dont la morale est plus ou moins « tel est pris qui croyait prendre ». Alors que le frère regarde l’étendue de la ville de New York à travers une baie vitrée, nous entendons en bande-son un célèbre air traditionnel américain. Le regard de Lumet est cynique : l’Amérique qu’il montre est une Amérique malade, droguée, frustrée par le monde du travail et pervertie par l’argent. Ce monde malsain qui a même parfois recours au chantage causera la destruction mentale des personnages de notre histoire.

         7h58 ce Samedi-là montre aussi un monde du travail aseptisé, très propre et composé de cadres aux cravates de couleurs uniformes. Dans cet univers géométrique, un des frères se doit de tout violemment déranger dans son appartement : dans une scène effrayante, il saccage et renverse tout dans un grand moment de désespoir (sa femme vient en plus de le quitter) afin d’ajuster son environnement à son désastre mental.



         La distribution de 7h58 ce Samedi-là est portée par d’excellents acteurs. Lumet allie avec merveille ancienne et nouvelle génération : Phillip Seymour Hoffman et Ethan Hawke, les deux frères, sont remarquables et Albert Finney (qui avait déjà tourné avec Sidney Lumet dans Le Crime de l’Orient-Express, réalisé en 1974, dans lequel il jouait Hercule Poirot) est parfait en vieux patriarche. En plus de la rigoureuse photographie de Ron Fortunato[1], le film bénéficie d’une musique prenante de Carter Burwell. La mise en scène de Lumet est très efficace mais cependant le film n’est pas sans défauts. En effet, le scénario se recoupe trop bien et on peut lui reprocher sa noirceur excessive qui peut paraitre invraisemblable ainsi que sa fin trop pessimiste et dérangeante. 7h58 ce Samedi-là est donc un film très dur, violent et émouvant. Toutefois, si Sidney Lumet n’a rien perdu de sa force, ce n’est surement pas son meilleur film.


30.10.07.





[1] Ron Fortunato a signé la photographie des films de Lumet depuis son passage à la télévision. Il a fait la photographie des épisodes de la série TV 100 Centre Street (2001-2002, traduit en français par Tribunal Center), du téléfilm The Strip Search (2004, traduit en français par Mise à nu) et du film Jugez-moi coupable (2006).