vendredi 12 octobre 2007

The Big Knife / Le Grand Couteau (1955) de Robert Aldrich


         Après avoir révolutionné le western avec Vera Cruz (1954) et le film noir avec En quatrième Vitesse (1955), deux genres classiques du cinéma américain, Robert Aldrich, avec Le Grand Couteau, s’attaque directement à Hollywood qu’il critique ouvertement. Le film est une adaptation d’une pièce de Clifford Odets qui avait déjà été montée au théâtre en 1949: John Garfield y tenait alors le rôle principal. Mais ce dernier mourut d’une crise cardiaque en 1952 alors qu’il allait se rendre devant une commission des activités anti-américaines en raison de ses affinités communistes[1]. Garfield mort, ce fut ainsi Jack Palance, acteur principalement spécialisé dans les rôles de méchants inquiétants, qui le remplaça.


         Jack Palance joue Charlie Castle, un acteur de cinéma dont la vie se voit brisée par l’abandon de sa femme. Pour reconquérir son cœur, il décide de se plier à sa volonté et de ne pas renouveler son contrat avec son producteur Stanley Hoff. Mais celui-ci va exercer du chantage pour garder sa vedette : il avait autrefois étouffé une affaire scandaleuse où Charlie avait tué un passant alors qu’il conduisait en état d’ivresse. Charlie est alors partagé entre la préservation de son couple et celui de son travail.

         Avec Le Grand Couteau, Robert Aldrich signe un pamphlet virulent contre Hollywood. Tout d’abord, l’œuvre dénonce l’industrie du cinéma instaurée par l’usine à rêves puisque l’acteur aux prétentions artistiques ne peut intervenir lors de la conception et la réalisation du film. La qualité et l’intérêt des productions sont ridiculisés à travers l’exemple du film de boxe[2], montré lors d’une soirée, dans lequel joue Charlie Castle. En effet, le film répond aux conventions et aux stéréotypes du genre. A la fin, c’est bien entendu le personnage joué par Charlie qui remporte le match. Sinon, le film serait jugé par les producteurs comme « Uncommercial » ainsi que le souligne avec ironie le fameux acteur. Avec cet extrait, Odets doit surement faire référence à L’Esclave aux Mains d’Or (1939) de Rouben Mamoulian, une adaptation cinématographique d’une de ses pièces avec Adolphe Menjou. L’histoire était celle d’un jeune homme partagé entre ses talents de boxeur et de violoniste. C’était justement John Garfield qui tenait le rôle au théâtre. Garfield aussi avait joué dans un autre film de boxe. Il s’agissait de Sang et Or (1947) de Robert Rossen.
         Selon Aldrich, Hollywood n’admet donc pas l’indépendance, l’originalité ni aucune sorte de contestation et le grand idéaliste qu’est Charlie Castle ne parviendra pas à résilier son contrat. La liberté et l’expression personnelle des acteurs ainsi écartées, Hollywood s’accapare les talents et les formate pour n’avoir que de simples salariés. A travers le personnage de Dixie (joué par l’excellente Shelley Winters), Aldrich dénonce la vie minable des starlettes qui ne font que des figurations dans les films mais qui tiennent des rôles principaux (d’hôtesses) lors des grandes soirées. Quant à Charlie, pour ne pas perdre son emploi, il se soumet à l’autorité du producteur dans un premier temps et devient dépendant du système. Aldrich critique aussi le paternalisme des producteurs à travers le personnage de Stanley Hoff (Rod Steiger) qui, selon les propres mots du cinéaste, est « une synthèse entre Louis B. Mayer, Jack Warner et Harry Cohn ». Rappelant tout le temps qu’il était parti de rien et ne cessant d’affirmer sa soi-disant puissance impériale, le producteur se révèle être un personnage ridicule et prétentieux. Hoff est un homme vicieux et malsain qui va d’ailleurs exercer du chantage sur le pauvre Charlie Castle. De façon amusante, Palance tiendra dans Le Mépris (1963) de Jean Luc Godard le rôle inverse de celui qu’il tenait dans Le Grand Couteau et reprendra le rôle du producteur tyrannique avec le personnage de Jeremy Prokosch.

         De même, Le Grand Couteau montre comment le système hollywoodien détruit la vie d’un couple mais aussi comment il brise tout simplement la vie d’un homme puisque le personnage de Charlie en vient même à se suicider en s’ouvrant les veines. Hollywood a réussi à ébranler les illusions de Charlie Castle. L’acteur regrette sa gloire d’antan, se lamente sur son sort et le seul refuge qu’il trouve est l’alcool. En effet, dès l’impressionnant générique de Saul Bass où l’on voit en gros plan le corps nu d’un Jack Palance se lamentant sur un fond noir, le ton du film est nerveux et l’atmosphère malsaine. Ce générique instaure de nouveau l’univers oppressant et dérageant que l’on trouvait déjà dans En quatrième Vitesse (1955). En fait, Le Grand Couteau est une tragédie comme le prouvent les nombreuses références faites à Shakespeare ou encore le destin final de Charlie. Aldrich veut nous faire comprendre que l’industrie hollywoodienne est synonyme de mort.

         La mise en scène d’Aldrich assume complètement l’origine théâtrale de l’œuvre adaptée[3]. Tourné en 15 jours, Le Grand Couteau, souffre de sa théâtralité, notamment à cause de l’angle de caméra dans l’appartement de Charlie, presque unique, qui agace le spectateur. Le huis clos est en effet accentué par des cadres réduits et par l’omniprésence des plafonds et des cloisons. L’atmosphère devient étouffante et le luxueux living-room de la star une véritable prison. Parmi les aspects théâtraux du film, rappelons aussi les références faites à Shakespeare par Charlie tout au long du film et l’aspect tragique de l’histoire. En effet, comme le prouvent ces nombreux aspects théâtraux ainsi que les réflexions sur la signification d’un tableau peint par la femme de Charlie, le film se veut (et peut-être en souffre-t-il) très intellectuel.

         On trouve dans Le Grand Couteau le regard sans concession sur le monde du spectacle qu’Aldrich reprendra avec Qu’est-il arrivé à Baby Jane (1962) sur le monde du musical, avec Le Démon des Femmes (1968) de nouveau sur le monde du cinéma et avec Faut-il tuer Sister George ? (1968) sur le monde de la télévision. Aldrich étudie déjà les rapports de domination et l’impuissance face à la supériorité comme il le refera plus tard avec le pouvoir militaire dans Attaque (1956). En effet, le personnage de Stanley Hoff ressemble énormément à l’officier fils à papa d’Attaque : tous deux se caractérisent par une certaine lâcheté et une grande faiblesse intérieure. Mais surtout, les deux personnages sont joués de façon grossière et sans aucune finesse. En effet, l’interprétation outrée de Rod Steiger, teint en blond et portant tout le temps des écouteurs, gâche tout le film puisque son personnage était central dans l’histoire.

         Si l’interprétation de Rod Steiger laisse à désirer, Jack Palance et Ida Lupino, la femme de Charlie, sont en revanche très convaincants. Ce film correspond au come-back d’Ida Lupino en tant qu’actrice après son expérience dans la réalisation et la production avec l’éphémère « Filmakers ». De plus, la remarquable distribution du film est complétée par Shelley Winters en lamentable figurante, Jean Hagen en petite garce, Everett Sloane en imprésario fatigué, Wesley Addy[4] en romancier lucide, Nick Dennis[5] en pauvre type pathétique, Wendell Corey en agent cynique et Nick Cravat (l’habituel comparse de Burt Lancaster, un autre ami d’Aldrich) en serviteur dévoué.

         Alors qu’Aldrich produisait déjà ses films antérieurs par l’intermédiaire de la United Artists, Le Grand Couteau est la première production d’Associates & Aldrich Company, la propre société du réalisateur. Son film suivant Feuilles d’Automne (1956) est produit par la Columbia. Ensuite, il sort Attaque (1956) produit par l’Associates & Aldrich Company. Mais il est après renvoyé sur le plateau de Racket sur la Couture (1957, produit par Columbia) et est remplacé par Vincent Sherman. Après ce malentendu, Aldrich part pour l’Europe où il tourne Trahison à Athènes (1959, production anglaise tournée en Angleterre et en Grèce), Tout prêt de Satan (1959, production anglaise tournée en Allemagne, de nouveau avec Jack Palance) et Sodome et Gomorrhe (1962, production tournée au Maroc et en Italie et qu’il signe avec Sergio Leone). Pendant cette aventure à l’étranger, il était retourné aux Etats-Unis pour tourner El Perdido (1961), un western de la Universal. A son retour aux USA, il connait un brillant succès avec Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) qui lui permet de reprendre en main sa société de production. Ensuite, à l’exception des Douze Salopards (1967), produit par la MGM, l’Associates & Aldrich Company produira alors tous les films d’Aldrich jusqu’à Fureur Apache (1972), cuisant échec qui fait couler la société.
         Après Feuilles d’Automne (1956), Aldrich retrouve donc Jack Palance pour Attaque (1956). Ce film antimilitariste aura les mêmes défauts et qualités que détenait Le Grand Couteau. Ces deux films sont courageux et violents dans leurs propos mais souffrent cruellement d’une origine théâtrale trop visible et d’un manque de nuances et de finesse dans leur dénonciation. Bref, ce sont des films très intéressants, mais somme toute assez imparfaits.

12.10.07.



[1] Odets était lui aussi passé devant les commissions et Aldrich a souvent déclaré que s’il était arrivé plus tôt à Hollywood il se serait surement affilié au parti communiste.
[2] Les Frères Coen reprendront l’idée du film de boxe débile et caricatural dans Barton Fink (1991). Ce film faisait d’ailleurs référence à l’expérience de scénariste de Clifford Odets à Hollywood. Tout comme Le Grand Couteau, le film des Coen offrait aussi une virulente critique du système des studios ainsi qu’une caricature non déguisée de Louis B. Mayer.
[3]James Poe, le scénariste du Grand Couteau, signera plus tard l’adaptation d’Attaque (1956) de Robert Alrdich.
[4] Il jouait déjà dans En quatrième Vitesse. Il interprétait Pat, l’ami policier de Mike Hammer (Ralph Meeker).
[5] Lui aussi jouait dans En quatrième Vitesse. Il jouait le fameux garagiste qui répète « Va va voum ! ».