mercredi 11 janvier 2012

The Picture of Dorian Gray / Le Portrait de Dorian Gray (1945) d’Albert Lewin




          Parmi les dizaines d’adaptation cinématographique du roman d’Oscar Wilde[1], celle d’Albert Lewin est sûrement celle la plus célèbre, peut-être parce qu’elle est la plus réussie. Selon Lewin, le projet remonterait au souhait de Greta Garbo de sortir de sa retraite de comédienne pour interpréter elle-même le personnage de Dorian Gray. La censure se serait opposée à ce choix, considérant qu’une femme ne pouvait interpréter un rôle masculin. Optant finalement pour le comédien Hurd Hartfield[2], la MGM mit en route la production.
          Très fidèle au roman, le film de Lewin n’est pas pour autant une adaptation classique et sage qu’ont pu dénoncer certains auteurs[3] : servie par une mise en scène audacieuse et des comédiens parfaits, il s’agit d’une œuvre remarquable par son sens du détail et de la perfection, qualités déjà intrinsèques du roman d’origine.


          Fort de son passé de scénariste[4], Albert Lewin a su tout d’abord respecter le texte d’Oscar Wilde : il suit pratiquement à la lettre les dialogues et a juste quelque peu modifié les intrigues secondaires[5]. De nombreux ajouts densifient le récit comme cette statuette égyptienne de chat qui renforce le caractère diabolique et fantastique de l’aventure de Dorian Gray. De même, le personnage de Lord Henry Wotton, qui n’existe pratiquement que par son discours dans le roman de Wilde, est développé par le jeu de son interprète : Georges Sanders, au dandysme naturel, élucubre cyniquement tout en respirant la saveur d’une soupe ou en capturant un papillon (symbole de l’innocence de Dorian Gray mise sous son emprise et son influence).

          Ensuite, c’est visuellement que le film de Lewin brille. Non seulement chaque plan est merveilleusement composé, mais surtout une grande attention est portée aux décors et aux costumes. Ainsi, dans cette production MGM de qualité, les détails fourmillent, enrichissant le cadre : une estampe japonaise par-ci, une statuette de bouddha par-là, une toile « esthetic » au mur, une servante qui coud au fond… Lewin dynamise également chaque scène avec une idée ingénieuse. Ainsi, la violence de l’assassinat du peintre Basil Hallward par Dorian Gray est accentuée par des éclairages alternant l’ombre à lumière suite au balancement d’une lampe. Aucun élément n’est laissé au hasard : Lewin s’amuse à cacher des messages dans des cubes de la chambre d’enfant de Dorian Gray (où est caché son portrait difforme) dont les lettres ainsi disposées forment les initiales des protagonistes victimes du mal causé par Dorian Gray.
          L’apport le plus ingénieux de Lewin réside sans nul doute dans l’utilisation de la couleur. En effet, dans son roman, Oscar Wilde affirme la puissance de l’art, plus fort que tout et plus juste que la réalité même (puisque le portrait de Dorian Gray retranscrit physiquement la réalité de l’âme de son modèle). Pour aller dans le même sens, le film de Lewin, tourné dans un noir et blanc élégant[6], est envahi à trois reprises par la couleur[7] lors la vision émerveillée puis horrifique du portrait par son sujet même : cette couleur d’un technicolor flamboyant permet de conforter la vie réelle et parallèle du tableau[8].
          Tous ces éléments justifient la réputation d’Albert Lewin, considéré comme l’un des réalisateurs les plus cultivés et distingués d’Hollywood. De la même façon qu’Oscar Wilde au chapitre 11 de son roman parodiait Huysmans en faisant l’étalage de ses connaissances, Lewin établit des références lettrées absentes du roman : Lord Henry Wotton lit les Fleurs du Mal alors que Dorian est fasciné par le poète Omar Khayam et joue la prélude n°24 de Chopin pour mieux séduire celles qu’il veut détruire. On notera d’ailleurs que, dans le film, Dorian Gray lit un « jeune poète irlandais du nom d’Oscar Wilde », permettant à Lewin de rendre hommage à l’auteur qu’il adapte. On ne s’étonnera donc guère de savoir que le film précédent de Lewin (et son premier) était une adaptation d’un roman de Somerset Maugham sur la vie de Gauguin[9] et, qu’après son Dorian Gray, le réalisateur allait adapter Bel Ami de Maupassant[10] (en 1947) et moderniser le mythe du Hollandais volant dans le fameux Pandora (1951).


          A la fois fidèle et original, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin constitue une œuvre parfaitement aboutie : la version audacieuse du roman d’Oscar Wilde par Lewin constitue l’un des meilleurs exemples de l’adaptation cinématographique utile et intelligente d’un grand classique de la littérature.

11.01.12.




[1] Parmi les dizaines d’adaptations cinématographiques du Portrait de Dorian Gray, évoquons une version allemande de 1917 réalisée par Richard Oswald, une version hongroise de 1918 réalisée par Alfréd Deésy (avec Bela Lugosi dans le rôle de Lord Henry Wotton), une version Italienne de 1970 réalisée par Massimo Dallamano (avec Helmut Berger dans le rôle titre et Herbert Lom dans le rôle de Lord Henry Wotton) et enfin une version récente et anglaise réalisé par Oliver Parker, sorti en 2009 (Parker a également adapté deux pièces d’Oscar Wilde : le Mari idéal et L’importance d’être Constant)
[2] Il s’agit de son premier rôle à l’écran. Salué pour son interprétation par la critique, il fut néanmoins par la suite discriminé à Hollywood selon ses propres dires : "The film didn't make me popular in Hollywood (…) "It was too odd, too avant- garde, too ahead of its time. The decadence, the hints of bisexuality and so on, made me a leper! Nobody knew I had a sense of humour, and people wouldn't even have lunch with me."
[3] Coursodon et Tavernier, dans 50 ans de cinéma américain, parlent d’une version « respectueuse et aseptisée » du roman de Wilde.
[4] C’est lui qui signe seul le scénario de son Dorian Gray.
[5] Sibyl Vane n’est plus une actrice de théâtre mais une chanteuse de cabaret ; Dorian Gray pousse à bout la jeune femme suite à un évènement différent : il n’est pas déçu par son jeu d’actrice (puisqu’elle n’est que chanteuse) et donc, dans le film, Gray incite la jeune fille à dormir (coucher ?) chez lui; une histoire de mariage avec la sœur de Lord Henry Wotton densifie la dernière romance de Dorian Gray ; enfin, Lord Wotton et sa sœur assistent à la mort du personnage principal.
[6] La photographie est signée par Harry Stradling Jr. qui, pour le film de Lewin, a remporté son premier oscar avant celui gagné pour son travail sur My Fair Lady en 1964.
[7] Cet insert furtif de la couleur dans un film en noir et blanc est un jeu récurrent dans la filmographie de Lewin puisqu’on le retrouve dans The Moon and the Sixpense et Bel Ami.
[8] Le portrait de Dorian Gray où le modèle est encore d’une beauté angélique est peinte par le portugais Henbrique Medina. Celui où Gray est terrifiant par sa laideur liée à sa méchanceté est signé par Ivan Albright, peintre américain dont l’œuvre est marquée par cauchemar (on peut rattacher son œuvre au courant du réalisme magique). A l’origine, Albert Lewin avait confié la réalisation du portrait non corrompu à Malvin Marr Albright, le frère jumeau d’Ivan, mais Lewin n’avait pas été satisfait du résultat. Cette démarche (portraits opposés peints par des vrais jumeaux) est à lier à la thématique de la dualité présente dans Le Portrait de Dorian Gray. Dans un documentaire de 1944 intitulé Grandpa called it art de la série « Passing Parade » de John Nesbitt, on voit les frères Albright en train de peindre le tableau.
[9] Il s’agit The Moon and the Sixpence (1942), déjà avec Georges Sanders (mais dans le rôle principal).
[10] On retrouve également Georges Sanders mais aussi Angela Lansbury (qui joue le personnage de Sibyl Vane dans Dorian Gray). Le Portrait de Dorian Gray est le troisième film d’Angela Lansbury (d’origine anglaise) après Hantise (1944) de George Cukor et Le Grand National (1944) de Clarence Brown.