dimanche 8 janvier 2012

The Picture of Dorian Gray / Le Portrait de Dorian Gray (1890) d’Oscar Wilde

Ecrit en 1890, Le Portrait de Dorian Gray est l’unique roman d’Oscar Wilde. Derrière l’aspect fictionnel, l’auteur y développe ses conceptions sur l’art (l’esthetic mouvement) et sur sa philosophie de vie (le dandysme, le décadentisme).

I. Le Portrait de Dorian Gray : Quel roman ? Une autobiographie ? Un essai ?

• Réalisme et fantastique
« De la senteur des lilas au bourdonnement des abeilles, des rideaux de tussor aux cigarettes de Lord Henry, Wilde y décrit jusque dans ses accessoires les décors où vivent aristocrates de cette fin de XIXème siècle. Statut des comédiennes ou tentation d’épouser une américaine, thés mondains… ou bas fonds de Whitechapel, les préjugés et les rites de la société anglaise sont restitués avec la même scrupuleuse exactitude. Selon la règle du fantastique, un seul fait s’écarte des lois naturelles : les traces de la vie vieillissement et corruption s’impriment sur le portrait de Dorian et non sur son visage. » [1]

• Un roman autobiographique ? Les trois visages d’Oscar Wilde
« La fiction ressemble fort à une autobiographie où l’auteur se serait peint en trois personnages. Dorian Gray, c’est l’idéal grec, esthétique, que poursuit Oscar Wilde : c’est l’amant qui attire désirs et vénération. Basil Hallward, c’est Wilde en artiste : le créateur, romantique et passionné, avec ses dons et ses difficultés. Enfin, Lord Henry rappelle Wilde dans les raffinements du dandy et le brio de causeur : il vit sans remord et au quotidien l’épicurisme et le cynisme. » [2]
Si Oscar Wilde se reconnait donc dans les trois grands personnages du roman, quel est celui dont il serait le plus proche ? Parmi ses trois individus, amis proches mais très différents, lequel a-t-il réellement raison ?
Lord Henry nous envoute et nous charme mais sa superficialité et les paradoxes de son discours peuvent agacer. Quant au peintre Basil Hallward, il fait preuve d’une certain candeur, d’un idéalisme parfois caricatural. En fait, Dorian Gray incarne pleinement les excès de ses deux amis : passionné par l’art, il veut que sa vie se mélange avec celui-ci (en ça, il est une version exacerbée de Basil) mais s’adonne complètement au dandysme (là, il se rapproche de Lord Henry). Si on sent que Wilde cautionne pleinement la vie décadente de Dorian Gray (relatée au chapitre 11 du roman), ce dernier, par son péché d’hubrys, court à sa perte. Le destin tragique du personnage principal semble être une condamnation de l’absence de demi mesure. Dénonçant le caractère excessif de son personnage et la farniente d’une aristocratie décadente, Wilde, dans une certaine mesure, semble faire son autocritique. Deux bémols toutefois : la fascination l’emporte et son roman lui permet de développer ses théories.


• Un essai sur l’art
L’idée principal du Portrait de Dorian Gray est que l’Art est plus fort que la réalité elle-même : la réalité de l’art (le portrait de Dorian Gray) est plus juste que la réalité puisque le portrait retranscrit la réalité de l’âme du modèle dans le physique du personnage.
Le Portrait de Dorian Gray s’apparente d’ailleurs parfois à un recueil de citations sur les conceptions esthétiques d’Oscar Wilde. Wilde croit en la puissance et la beauté de l’Art. Grand adepte de l’art pour l’art, il prêche dans la préface du roman que l’artiste doit rester conscient de la vanité de toute œuvre d’art. Paradoxalement, il affirme dans son récit la puissance de l’art et les déviances dangereuses qu’il peut entraîner. Pour Wilde, l’unique but de l’Art réside dans la recherche du Beau. Cette conception, éloignée de celle d’un art social et engagé, est d’ailleurs tout à fait critiquable idéologiquement. D’ailleurs, Wilde y contrevient lui-même en glissant un propos à travers une œuvre !


II. Le Portrait de Dorian Gray et les œuvres voisines

• Une variation sur d’autres mythes : les influences du Le Portrait de Dorian Gray
Wilde avait déjà développé le motif du portrait dans une de ses nouvelles : Le Portrait de Mr. W.H., publié un an auparavant. Le Portrait ovale (1842) d’Edgar Poe est souvent également cité comme une source d’influence pour Wilde. Dans Le Portrait de Dorian Gray, Wilde mélange surtout deux mythes anciens : Narcisse (l’homme soucieux de son physique, fasciné par son reflet) mais aussi Faust (celui qui a vendu son âme au diable en l’échange d’une seconde vie). Lorsque Wilde évoque la romance de Dorian Gray avec la jeune actrice de théâtre, les références à Shakespeare fusent de façon abondante. Quant au chapitre 11 du roman (le récit de la vie décadente de Gray entre 20 et 38 ans), il s’agit d’un pastiche d’A Rebours (1884) de Karl Huysmans.

• Le Portrait de Dorian Gray / L’étrange cas du Docteur Jekyll et Mr. Hyde
Oscar Wilde n’a jamais caché son admiration pour le roman de Robert Louis Stevenson, sorti quatre ans auparavant. Les deux œuvres entretiennent des liens étroits. D’un point de vue des thématiques, il s’agit de deux récits centrés sur la dualité : l’un prend comme cadre la Science, l’autre, l’Art. Il existe un même jeu sur les apparences [3] . Dans les deux romans, on expose l’idée que le physique devrait retranscrire la réalité de l’âme.

Du point de vue des personnages, Hyde est ainsi le double hideux et méchant de Jekyll alors que le portrait de Dorian Gray catalyse la vilenie de son modèle. Dorian Gray et le docteur Jekyll sont ainsi très proches : ces aristocrates d’une beauté certaine dissimulent leur bassesse par l’intermédiaire d’un double. Comme Hyde, Dorian Gray assouvit ses plaisirs malsains dans les quartiers de Whitechapel : le soir, une vie de crime et de débauche l’attend. Notons que Gray comme Hyde son attirés par des actrices de théâtre populaire. Enfin, seuls les deux personnages principaux sont au courant de leur dualité malsaine qu’ils cachent à leur entourage.

Le cadre victorien est assez similaire. Jekyll et Gray sont des aristocrates, amoureux dans le cœur mais célibataires dans les faits : légèrement lascifs, ils vivent seuls avec leur indispensable majordome dans leurs grandes demeures et passent la plupart de leur temps dans le salon/bibliothèque près de la cheminée. Ils ont tous les deux une partie de leur maison réservée pour cachée leur dualité : Jekyll s’enferme dans son laboratoire pour se transformer en Hyde alors Gray cache le portrait dans les combles.

Ecrits à la même époque, les deux romans entretiennent des représentations très proches de la société victorienne, toujours peinte avec soin. A l’inverse, la vie nocturne et malsaine de Gray et Jekyll se rapporte à l’imaginaire du Londres populaire de Jack l’Eventreur : on imagine les quartiers périphériques peuplés par les prostituées et envahis par le brouillard. On peut concevoir ce décor une rencontre entre le romantisme anglais et le gothique allemand avec la réalité (fantasmée ?!) de l’Angleterre de l’époque.

La résolution est identique : comme le docteur Frankenstein, les deux personnages seront punis pour leurs excès et leur péché d’hubrys. A la fin, la métamorphose physique des deux personnages s’opère : Hyde redevient Jekyll alors que Dorian Gray s’enlaidit. Stevenson et Wilde sont ainsi respectivement troublés par la puissance de la Science et de l’Art mais semblent avant tout être effrayés par leur déviance et leur caractère dangereux. Néanmoins, Dorian Gray et Henry Jekyll demeurent des véritables héros, au regard de leurs auteurs : certes, leur destin est tragique mais leur rébellion anticonformiste face à la société victorienne demeure une aventure passionnante.


[1] Catherine Bouttier-Couqueberg dans sa rubrique « Au fil du texte » dans l’édition Pocket de 2001, page VI.

[2] Idem.

[3] Ce jeu sur les différences entre le physique et la réalité de l’âme mènera Rouben Mamoulian a développer l’idée d’un darwinisme inversé dans son adaptation cinématographique du roman de Stevenson en 1931. Il faut dire que le darwinisme était une théorie très à la mode dans les années 1880-1890. Dorian Gray s’intéresse lui-même à ces théories dans le roman d’Oscar Wilde !