mardi 3 juillet 2012

La Morte a fatto l'uovo / La Mort a pondu un Oeuf (1968) de Giulio Questi



Après Le froid baiser de mort (1966) de Mino Guerrini, La Mort a pondu un Œuf est notre second contact avec le giallo, genre du cinéma populaire italien à la frontière du policier, de l’horreur et de l'érotisme. Mais si l’on devine que le film de Questi se rapproche du genre dans lequel Mario Bava et Dario Argento ont excellé, force est de reconnaître qu’il apparaît comme particulièrement original, se distinguant nettement de la production de l’époque.
Par ailleurs, au sein du cinéma populaire italien, Guilio Questi fait figure de réalisateur atypique : metteur en scène de documentaires et auteur de segments de films à sketch, il n’a tourné trois longs métrages dont un western-spaghetti, Tire encore si tu peux (1967), défini par Jean-François Giré comme « l’un des westerns les plus originaux et les plus étranges de l’histoire du genre », « plus proche de l’univers onirique d’Edgar Allan Poe que de la mythologie de l’Ouest »[1]; La Mort a pondu un Œuf ; et un film d’horreur Arcana (1971).

Le ton angoissant de La Mort a pondu un Œuf est donné dès son générique : un titre mystérieux, une musique dissonante et un montage d’images de cellules observées au microscope. Suit un incipit étrange, proche du cinéma expérimental : Giulio Questi plante sa caméra dans les diverses chambres d’un motel, saisit les actions diverses des clients, assiste à un meurtre tandis qu’il contemple, en contrepoint, la géométrie des brettelles d’autoroute. Les plans se succèdent, brefs, heurtés, l’action parait incohérente : le spectateur est saisi d’un malaise face à un kaléidoscope inattendu.
Le récit prend un tour plus conventionnel par la suite et se centre sur Marco, un bourgeois qui gère l’entreprise de sa femme, un élevage de poulets. L’ennui et l’insatisfaction l’amènent à assouvir ses fantasmes sexuels (des simulacres de meurtres) avec des prostituées dans une chambre d’hôtel[2]. Mais ce n’est que dans les ultimes scènes que la trame apparait clairement : Marco veut éliminer sa femme et s’enfuir avec sa secrétaire (est-ce sa fille ? sa cousine ? sa nièce ? La réponse ne sera connue que dans les dernières minutes). Celle-ci est également la maitresse de Marco et, non contente de bénéficier de ses faveurs et de ses largesses,  elle a mis en place une machination et veut assassiner l’épouse de Marco pour mieux l’accuser et de récupérer la propriété de l’entreprise.[3]
Si certains motifs de La Mort a pondu un Œuf semblent être classiques (des amants diaboliques, un bourgeois frustré sexuellement, un soupçon de relation homosexuelle entre la secrétaire et la femme de Marco), le spectateur se retrouve face à des situations particulièrement inédites. En effet, le film de Questi se développe autour d’un thème, celui de l’œuf. Il s’agit certes de la source de vie, mais c’est aussi un objet étonnant, mystérieux, fascinant. L’œuf est aussi lié à la peur des oiseaux, au dégoût physique que peut inspirer la volaille. Et il devient dans le film de Questi l’incarnation d’une menace qui « couve » doublement : en effet, alors même que se trament les intrigues criminelles évoquées plus haut, la coopérative des éleveurs entreprend des recherches génétiques sur les poulets afin de produire des bêtes plus grosses et sans plumes.
Le film fait donc du poulet une métaphore de l’homme et de l’élevage de Marco, une image de la société.  Le parallèle est explicite : c’est Marco lui-même qui s’indigne que les agents de publicité de la coopérative établissent ces rapprochements et les déclinent, proposant des affiches avec le poulet gentleman, le poulet prolétaire, le poulet en vacances… La société capitaliste, dans sa quête du profit, promeut en fait une existence régimentée, à la fois concentrationnaire et totalitaire : le consommateur, comme un poulet, s'agite avec ses congénères dans des conditions de vie insupportables, avant de finir à l'abattoir ; les ouvriers de l’entreprise, eux, sont congédiés comme des mal propres en raison de la mécanisation de la production et, désœuvrés, ils errent aux alentours de l’exploitation ; et la science, asservie au culte de l’argent, produit des poulets génétiquement modifiés, des créatures monstrueuses.

Visionnaire dans sa façon de soulever les questions bioéthiques, La Mort a pondu un Œuf double le giallo d’une critique économique et sociale et critique. On l’aura compris, La Mort a pondu un Œuf dérange.


14.06.12.







[1] In Il était une fois… le western européen de Jean-François Giré, 2002, Dreamland, p. 1959-1960.
[2] Jean-Louis Trintignant qui joue ici le personnage de Marco tenait un rôle très proche de pervers sexuel dans Trans-Europ- Express (1967)  d’Alain Robbe-Grillet. L’acteur retrouve Ewa Aulin, actrice suédoise que l’on a pu voir en ingénue dans Candy (1968) de Christian Marquand, et qu’il avait déjà eue pour partenaire dans En cinquième vitesse (1967), un autre giallo signé Tinto Brass.
[3] On remarque donc un détournement de la narration classique du giallo le plus souvent marqué par une enquête : au début de La Mort a pondu un Œuf,  Marco nous est présenté comme l’assassin de sa femme. Il s’agit en fait d’une manipulation de la part du réalisateur.

Written on the Wind / Ecrit sur du vent (1956) de Douglas Sirk

Avec Le Secret magnifique (1954), Tout ce que le Ciel permet (1956) et Le Mirage de la Vie (1959), Ecrit sur du vent constitue l’un des sommets de la série de mélodrames tournés par Douglas Sirk pour la Universal. Ecrit sur du vent fonctionne comme« les Oreste au Texas », comme une version populaire de la tragédie dynastique. Si la notion de mélodrame est évolutive, le cinéma hollywoodien aime la syntaxe du «  family melodrama » qui s’est fixée, consolidée dans les années 50 : tout particulièrement Géant (1955, George Stevens) ou Celui par qui le Scandale arrive (1960, Vincente Minnelli), annoncent, au même titre que Ecrit sur du Vent les soap-operas que sont Dallas (1978-1991) ou Dynasty (1981-1989)[1]
L’action se situe dans le Texas des riches propriétaires qui ont bâti leur fortune dans l’exploitation du pétrole. La famille Hadley est l’incarnation même de cette caste oisive, persuadée que tout s’achète, à commencer par l’amour. Le père a ainsi perdu l’autorité sur ses deux enfants malheureux: Kyle, le fils playboy et alcoolique, connaît une vie de débauche et d’insouciance; sa fille Marylee[2], une aguicheuse blonde platine, s’avère être une véritable nymphomane. Les deux personnages ont suscité tout l’intérêt de Sirk.
Le drame social se double donc d’une tragédie familiale aux relents œdipiens. Ainsi, le père Hadley trouve dans le personnage de Mitch, l’ami d’enfance de Kyle, le fils qu’il n’a jamais eu : un homme modeste, sérieux et travailleur, c’est-à-dire tout l’opposé de sa véritable descendance. Les deux amis vont se disputer la même femme, Lucy, qui préfère se marier avec le fils indigne. Mitch, en bon martyr, endure toutes les ignominies de la famille Hadley. L’opposition manichéenne entre le bon et le mauvais fils culminera en un inévitable bain de sang. La dimension épique du film se retrouvera in extremis atténuée par une intrigue criminelle.
Ce résumé schématique permet de comprendre les ficelles du scénario proposant des figures archétypales (voitures de sport et grande bâtisse pour symboliser la réussite, l’accomplissement dérisoire du rêve américain) et des motifs rabâchés (à commencer par « l’argent ne fait pas le bonheur »). En tant que genre, le mélodrame peut être caractérisé par l'emphase du style, l'exacerbation des émotions et le schématisme des ressorts dramatiques et l’on retrouve tous ces éléments dans le très lyrique Ecrit sur du Vent.
Comme souvent chez Sirk, la violence des situations et des relations trouve un reflet dans la flamboyance des couleurs, les apparences trompeuses trouvent un écho dans  l’artifice manifeste du film. Des fissures profondes, honteuses hantent l’Amérique d’Ecrit sur du Vent : Kyle souffre de son impuissance sexuelle, métaphore ironique du mal-être de sa classe, « puissante » économiquement. Ce lien entre sexualité et richesse, cette adhésion aux « sexual politics », est renforcé par la forme phallique de la maquette du derrick qui orne le bureau du père. La critique sociale se mélange avec la pitié, les riches n’ayant jamais eu ce dont ils ont vraiment besoin : l’Amour. Rejetant la violence[3] et la décadence de la haute société, Sirk distille un message conservateur et compatit même avec les protagonistes, nostalgiques de leur innocente jeunesse.

Ecrit sur du Vent apparaît donc comme l’aboutissement du mélodrame sudiste[4]. Le film est caricatural et c’est pour cette raison même qu’il plait paradoxalement au spectateur, soit qu’il accepte de le vivre au premier degré, soit qu’il en jouisse au second degré.

12.06.12.


[1] Dans lequel joue Rock Hudson. Il s’agit de son dernier rôle.
[2] L’interprétation de Dorothy Malone fut récompensée par l’oscar de la meilleure actrice de second plan. Furent également nominés Robert Stack et la chanson des Four Aces qui ouvre le film.
[3] La violence et la passion trouvent un répondant dans la nature déchaînée (cf. le magnifique titre du film, « écrit sur du vent »). On retrouve cette adéquation entre la passion et la nature dans d’autres films de Sirk : Tout ce que le ciel permet et Le Temps d’aimer et de mourir.
[4] Le film est adapté d’un roman de Robert Wilder, l’auteur de Flamingo Road, autre mélodrame sudiste, adapté par Michael Curtiz en 1949.

La Sfida / Le Défi (1957) de Francesco Rosi




Ancien assistant réalisateur de Luchino Visconti (La Terre tremble, Bellissima, Senso), Francesco Rosi réalise son premier long métrage, Le Défi, en 1957. On retrouve déjà dans Le Défi les fondements du cinéma de Rosi : le décor de l’Italie du Sud, dont il est originaire, ainsi que son motus operandi, à savoir une fiction mélangée avec le documentaire, annonçant les futurs « films dossiers » (Salvatore Giuliano, L’Affaire Mattei, Lucky Luciano….).


Le défi met en scène Vito Polara, un mafieux ambitieux et impulsif. Débutant dans la contrebande de cigarettes, il se reconvertit ensuite par hasard dans le business des légumes. S’imposant sur la « scène » du crime, il gravit les différents échelons à la suite de nombreux tours de force. Sa réussite se matérialise par l’achat d’une voiture de luxe, par un mariage fastueux et par l’achat d’un appartement moderniste. Bien entendu, l’audace de Vito le mènera à sa perte : il finira par être abattu sous les yeux de sa femme par le chef du gang rival qu’il a osé défié.  

Ce qui frappe dans Le Défi, c’est la symbiose entre un genre (le film de gangsters à l’américaine) et un style (emprunt du néo-réalisme). Le milieu dans lequel le film se déroule, celui des productions agricoles, n’est pas sans évoquer Une femme dangereuse (1940) de Raoul Walsh ou son remake Les Bas-Fonds de Frisco (1949) de Jules Dassin et, comme dans les films américains des années 30, on suit l’ascension du gangster et sa chute. La structure du film est donc classique et les personnages stéréotypés : le protagoniste est, de façon conventionnelle, un anti-héros violent dont la virilité affirmée, la hargne manifeste et le combat solitaire attirent la sympathie. A cela s’ajoutent une « mama » envahissante, personnage archétypal du cinéma italien mais également central dans le cinéma américain (comme dans Le Petit César), une amoureuse un peu sauvage, irrésistiblement attirée par le gangster,  des hommes de main fidèles et des mafieux  inquiétants.  

Rosi se livre également à des grands moments de cinéma, anti-documentaristes car dramatisés par d’amples mouvements de caméra ou une musique prenante, telle l’apparition des gangsters en voiture ou la sensuelle scène d’amour sur les toits, illuminée par le soleil et magnifiée par le vent qui gonfle le linge étendu. Mais derrière le spectacle, se cache les ambitions documentaires de Rosi : le cinéaste décrit avec didactisme le fonctionnement d’un racket: pression auprès des agriculteurs, achat exclusif, transport et revente de la marchandise en ville à un prix entendu. Il filme avec attention l’existence misérable des protagonistes (la vie de famille et d’immeuble, les halles grouillantes) et montre tout l’attrait du crime dans les terres arides du Sud, empoisonnées par le fléau que constitue la mafia, jamais explicitement nommée dans le film.


Concis et sans fioriture, Le défi constitue un film de mafia classique, montrant que le genre existait bien avant Le Parrain. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que Francis Ford Coppola ait vu le film de Rosi : on retrouve la scène du mariage interrompue par les affaires de la famille et le nom de Nino Rota au générique. C’est dire l’importance de ce magistral Défi.



18.06.12.



Robinson Crusoe / Les Aventures de Robinson Crusoé (1954) de Luis Buñuel


La carrière mexicaine de Luis Buñuel révèle la capacité du cinéaste à se plier aux exigences d’une production de studios formatée tout en distillant un esprit subversif. Ces films offrent donc un exemple rare d’acceptation des règles du système et de contestation simultanée de celle-ci : peu de cinéastes hollywoodiens sont arrivés à cet équilibre malicieux qu’atteint Buñuel dans les années 50. Parce qu’il faut bien gagner sa croûte, le metteur en scène sert ma soupe qu’on attend de lui ; parce qu’il lui est impossible de livrer un film aussi conventionnel que le producteurs le souhaite, il crache dans un même élan dans la soupe. Cette adaptation du roman Robinson Crusoé illustre cette recherche d’une soumission apparente aux exigences des producteurs et d’une subtile perversion de celles-ci.
 

Le Robinson de Buñuel constitue une merveilleuse mise en image du roman de Defoe. Evoquant les grosses productions hollywoodiennes ou les films pour enfants de Disney, le générique, avec un livre qui s’ouvre et les pages qui se tournent, a une valeur programmatique : Buñuel s’inscrit dans cette forme très conventionnelle de l’adaptation respectueuse d’un classique de la littérature. Mais cette application parait suspecte de la part du réalisateur d’Un Chien andalou.
Pourtant, la fainéantise autoproclamée de l’artiste laisse imaginer que Buñuel a très bien pu se contenter d’illustrer le récit de Robinson le naufragé. Il est vrai qu’il livre ici un beau film en couleurs (son premier) dans des décors naturels magnifiques, avec des costumes soignés. L’enjeu était d’importance : ce film mexicain, produit par Oscar Dancingers et photographié par Alex Philips, deux collaborateurs réguliers de Buñuel, a été tourné en anglais pour toucher le marché américain. Le doute sur les intentions de Buñuel plane tout au long du film.
Le génie de Buñuel, manifestement assisté du blacklisté Hugo Butler pour le scénario[1], transparait toutefois. Il y a d’abord une ironie constante à l’égard de ce personnage de bourgeois qui se plait à établir une civilisation dans la nature, d’un oisif qui découvre soudainement qu’il aime construire, pêcher, etc, toutes sortes d’expériences qui lui étaient jusqu’alors inconnues. De plus, le film se plait à souligner la facilité avec laquelle Robinson fait de Vendredi son valet, qu’il perçoit d’emblée comme inférieur. On sent enfin que le cinéaste s’amuse de cet homme ridicule qui persiste à croire en l’espoir d’être secouru et l’exprime à travers force  bondieuseries. Les touches d’humour abondent: Robinson se balade avec une ombrelle de peaux, parle avec des fourmis ou dialogue avec l’écho de sa voix dans la vallée ; affamé, Robinson casse un œuf puis le « referme », s’apercevant qu’il est occupé par un poussin ; et, dans une scène de délire, Robinson rêve qu’il discute avec son père, caricature réactionnaire.


Le Robinson Crusoé de Buñuel surprend de son auteur par le paradoxe de sa sagesse évidente et de sa discrète subversion.



13.06.12.





[1] Le scénario est signé par Hugo Butler, scénariste blacklisté et exilé au Mexique. Nominé à l’oscar du meilleur scénario en 1940 pour La vie de Thomas Edison (réalisé par Clarence Brown), il est également l’auteur du script de Menaces sur la Nuit (1951) de John Berry, du Rôdeur (1951) et de Eva (1962) de Joseph Losey. Il a aussi signé les scénarii de La Jeune fille (1960) de Buñuel et de Tolero (1956, de Carlos Velo, film mexicain nominé à l’oscar du meilleur documentaire). Son nom n’apparaissait pas au générique de la copie américaine du film, présentée au Champo.

The Private Affairs of Bel Ami / Bel Ami (1947) d’Albert Lewin

La réputation d’Albert Lewin, ancien bras droit de Samuel Goldwyn et d’Irving Thalberg, est celle d’un esthète à Hollywood[1]. Son goût pour l’Art (la peinture et la musique, surtout) est connu et Lewin y trouvait directement l’inspiration pour ses films : après la vie de Gauguin (The Moon and the sixpence, 1942) et une adaptation d’Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray, 1945), Bel Ami est la transposition du célèbre roman de Guy de Maupassant. Le film séduit et étonne par son raffinement.

Une oeuvre précieuse. La reconstitution du Paris de 1880 semble être la première préoccupation de Lewin, qui avait fait ses classes à la MGM, studio prestigieux connu pour ses productions sophistiquées. Production indépendante[2], le film ne lésine pas à la dépense sur les costumes et les décors. Si les premiers (chapeaux haut de forme, pantalons rayés, robes d’époque…) sont plutôt convaincants, les seconds surprennent par leur artifice évident : les intérieurs, surchargés de tentures, de papier peint à pois, et de sol marbré… paraissent largement anachroniques. L’abondance d’objets, de mobilier, la profusion de détails déconcentrent l’œil. Le spectateur a parfois l’impression d’être chez un antiquaire ou dans un cabinet de curiosités : il se perd souvent dans la contemplation d’un cadre qui s’avère trop « encombré ». 
Perfectionniste, Lewin s’est documenté sur les danses populaires de l’époque et se permet même une recréation à l’écran d’une toile de Manet (Un bar aux folies Bergère). On sent que Lewin, par ses références à l’Art, veut élever son film au rang de ‘high art’. En témoignent son choix du compositeur Darius Milhaud pour la musique ainsi que son utilisation d’une peinture (anachronique) de Max  Ernst : La tentation de Saint Antoine[3]. De façon très surprenante, le tableau apparaît en couleurs : le même procédé était utilisé pour le portrait de Dorian Gray. Situé à la même époque que le roman de Wilde, le Bel Ami de Lewin convainc dans ses ambitions mais agace par son raffinement et les prétentions qui le sous-tendent. La recréation du mouvement de « l’esthétisme » semblait plus juste ou plus appropriée dans Le Portrait de Dorian Gray. 
La sophistication étonne car, devenue fioriture, elle ne contribue pas forcément à donner du sens au récit, à le dynamiser efficacement. Lewin a cependant recours à des idées pertinentes : des sols en échiquier filent la métaphore du jeu (social, amoureux…) auquel se livre le personnage de Bel Ami tandis que les rayures, omniprésentes sur les murs, renvoient à l’idée d’un enfermement ; une petite statue de gargouille pensive illustre le dégoût de la société que transpire le protagoniste; et une poupée de soldat et une figurine de Guignol rappellent respectivement le passé du héros et ses motivations revanchardes.

Une oeuvre sulfureuse. L’adaptation du roman de Maupassant par Lewin, consécutive à celle d’Oscar Wilde, mène à la comparaison : les deux œuvres mettent en scène des dandys malsains et cyniques qui adoptent un comportement vampirique envers les femmes. Bien entendu, Georges Sanders (déjà de l’aventure de The Moon and the Sixpence et de Dorian Gray[4]) trouve dans Bel Ami un rôle de prédilection. Le personnage se confond pleinement avec l’acteur qui a su imposer, film après film, cette image d’un homme distancié et brillant. Dans Bel Ami, si les femmes sont les victimes consentantes des manipulations du héros arriviste[5] et elles font preuve d’un réel désir sadomasochiste de soumission, explicitement souligné par les dialogues.[6] 
Pour éviter des problèmes avec la censure, le scénario de Bel Ami, signé par Lewin lui-même, édulcore quelques aspects de l’univers de Maupassant. Le dénouement est à ce titre différent : là où le roman se concluait par le triomphe social de Georges Duroy (à l’occasion d’un spectaculaire chapitre dépeignant le mariage en grandes pompes de Bel Ami), le film se solde par la mort de Duroy, abattu lors d’un duel. La punition de Bel Ami, châtié du mal dont il s’est rendu coupable, rend sauve la morale, du moins en apparence : en effet, sous les oripeaux d’une adaptation littéraire soignée, le Bel Ami de Lewin reste assez choquant en raison de son héros cruel, de ses répliques cinglantes[7] et de ses nombreuses références sexuelles[8].

On sent Lewin compatir avec ses protagonistes : comme les dandys Dorian Gray et Georges Duroy/Bel Ami, le réalisateur se complaît dans un maniérisme. Il en épouse alors les conséquences : l’échec (le film ne fonctionne pas autrement que comme un délire d’esthète) et l’isolement (le public comme Hollywood n’étant pas friands de ses films précieux) mais un incontestablement anticonformisme (le film ne ressemble à aucune autre production hollywoodienne).

18.06.12.





[1] Pour reprendre le titre du livre de Patrick Brion sur Lewin (Durante, 2002). Patrick Brion est un l’un des grands défenseurs en France de l’œuvre de Lewin. Aux Etats-Unis, Martin Scorsese a tenu des propos élogieux sur le réalisateur. C’est la Martin Scorsese Foundation qui a restauré Bel Ami. Le film est édité en dvd par Wild Side Vidéos.
[2] La production a été assurée par sa propre compagnie du nom de David L. Loew-Albert Lewin. Fils de Marcus Loew, fondateur de la MGM, David Loew produisit des films tels L’Homme du Sud (1945) de Jean Renoir, Une Nuit à Casablanca (1946) d’Archie Mayo ou The Moon and the Sixpence (1942), le premier film de Lewin. David Loew fonda en 1946 la Entreprise studios avec l’acteur John Garfield après l’expiration de son contrat à la Warner. La compagnie produisit neuf films entre 1946 et 1949 : Sang et Or (1946) de Robert Rossen, L’enfer de la Corruption (1948) d’Abraham Polonsky, tous deux avec Garfield, Femme de Feu (1947) et L’orchidée blanche (1947) d’André de Toth, So This New York (1948) de Richard Fleisher, Four Faces West (1948) d’Alfred Green, No minor vices (1948) et Arc de Triomphe (1948) de Lewis Milestone et finalement Caught (1949) de Max Ophuls.
[3] Désireux d’intégrer dans le film une œuvre contemporaine, Lewin proposa à onze peintres américains et européens de réaliser une toile ayant pour thème la tentation de Saint Antoine. Le jury, comptant entre autres membres Marcel Duchamp, eut à départager des artistes tels que Salvador Dali, Paul Delvaux, Dorothea Tanning, Leonora Carrington… Max Ernst remporta la compétition.
[4] Angela Lansbury jouait également dans le Dorian Gray de Lewin
[5] De nombreux exégètes ont relevé la comparaison entre le personnage de Bel-Ami et son auteur Maupassant.
[6] « Je t’aime tant que ta cruauté m’est plus chère que l’amour d’un autre. » dit ainsi Clotilde de Marelle à son bourreau.
[7] Relevons parmi les meilleures répliques:  ou encore « Mon cœur me dit que vous avez raison. Mais je n'écoute plus mon cœur depuis bien longtemps. »
[8]Lewin semble avoir rajouté des références sexuelles. Le site dvdclassik en évoque quelque unes : entre autres, la séquence d’ouverture du film, située dans la "Brasserie du Désir" et où Bel Ami retrouve un de ses anciens camarades de l’armée et glose autour du « bâton » - en anglais « stick » - de Guignol

mercredi 6 juin 2012

To Live and Die in L.A. / Police fédérale Los Angeles (1985)


                Après une période de traversée du désert (la fin des années 70, le début des années 80), William Friedkin, avec Police Fédérale Los Angeles, remet sur l’établis la trame et les motifs de French Connection, le film qui lui avait apporté le succès quatorze ans plus tôt.


                Dans Police Fédérale Los Angeles, la brigade des stups de French Connection fait place au « secret service » chargé de lutter contre les faux monnayeurs[1]. Comme French Connection, le film suit également un couple de policiers bien déterminés : de même que le personnage de « Buddy » Russo paraissait plus intègre que celui de « Popeye » Doyle, de même John Vukovich hésite à suivre son collègue Richard Chance dans des actions dont les méthodes paraissent expéditives. Popeye Doyle et Richard Chance semblent deux frères jumeaux : pour eux, leur métier est leur vie. Obsédés par la capture de leur ennemi criminel, ils dévient de la légalité pour parvenir à leur fin.
Dans Police Fédérale Los Angeles, Richard Chance en vient ainsi à voler de l’argent dans l’optique de le refourguer au malfaiteur qu’il veut cerner lors d’une opération d’infiltration. Mais ce n’est pas tout : Chance substitue des preuves sur les lieux de l’enquête ; il magouille avec ses supérieurs (qu’il méprise) pour libérer des prisonniers sous réserve qu’ils donnent leurs complices ; chacune de ses arrestations porte atteinte à l’ordre public ; enfin, il exploite ses indics (y compris sexuellement). Pourri, plongeant dans la folie, Chance finit inévitablement par ressembler à ceux qu’il poursuit. Le policier trompe-la-mort y laissera la vie mais pour créer un autre monstre: son collègue plus craintif ne survit que pour mieux le suivre sur la voie de la dégradation morale. On retrouve ainsi la même noirceur et dramaturgie de l’échec propres à French Connection. 

Police Fédérale Los Angeles ne ressemble pas seulement à French Connection que dans ses motifs narratifs. Esthétiquement, le film poursuit une même recherche documentaire avec cette vision d’une ville faite de néons et de terrains vagues, que ce soit New York (French Connection) ou Los Angeles (Police fédérale). Le générique de Police fédérale s’ouvre d’ailleurs sur des plans d’une casse, soulignant la brutalité d’une ville moderne qui broie ses sujets.
L’action est tout autant privilégiée que dans French Connection et les scènes se répondent : les impressionnantes et longues courses poursuites pédestres (filmées en traveling latéral) ou en voiture (cette fois-ci, sur l’autoroute et à sens inverse…), conduisent à un véritable état de guerre dans les lieux publics. L’entrepôt du début de Police fédérale (où meurt violement un flic dans une poubelle) fait penser à celui du final de French Connection. 

Très similaire à French Connection, Police Fédérale Los Angeles s’avère néanmoins inférieur. En effet, Friedkin perpétue quelques poncifs narratifs qui nuisent au sentiment de réalité qui dégage du film. Alors que Popeye Doyle n’était motivé que par l’accomplissement de son simple labeur, Chance est mû par un désir de vengeance, voulant rendre justice à son « partner », violement assassiné à deux jours de la retraite.
 De même, Police Fédérale Los Angeles met en scène un « grand » méchant quelque peu caricatural : il s’agit d’un artiste perfectionniste (insatisfait, il brûle ses toiles), d’un homme maniéré et pervers sexuellement (il regarde la retranscription de ses ébats sur des écrans de télévision et sa copine est lesbienne). Sa mort dans les flammes de son imprimerie de faux billets accorde même un statut démoniaque à cet être maléfique. L’antipathie du personnage se retrouve renforcée par le jeu et le physique inquiétants de son acteur Willem Dafoe, aux airs de David Bowie.
 


Police Fédérale Los Angeles constitue donc une variante années 80 (le ton est donné par la musique du groupe new wave Wang Chung) de French Connection. Inférieur à ce dernier, le film n’en demeure pas moins sombre, captivant et spectaculaire.



23.05.12.



[1] L’autre mission des secret services est d’assurer la protection du président des États-Unis, du vice-président, de leur famille, de certaines personnalités (comme des candidats à la présidence ou à la vice-présidence, les anciens présidents, certains représentants officiels, des personnalités étrangères en visite aux États-Unis) ainsi que de leurs résidences officielles, comme la Maison Blanche. On voit d’ailleurs au début de Police Fédérale Los Angeles les protagonistes déjouer un attentat terroriste contre Ronald Reagan. Le film de Friedkin est l’adaptation d’un roman écrit par un ancien agent des secret services du nom Gerald Petievich. D’autres romans policiers de cet auteur ont été adaptés : Boiling Point / L’extrême limite (1993, de James B. Harris) et The Sentinel (2006, de Clark Johnson, sur l’histoire d’une tentative d’assassinat du Président des Etats-Unis).

Rocco e i suoi fratelli / Rocco et ses frères (1960) de Luchino Visconti



Tourné après Senso (1954) et Les Nuits blanches (1957), Rocco et ses frères prend l’apparence d’un retour de Visconti à une esthétique néo-réaliste.
 

Rocco et ses frères retrace avant tout le drame de la dure intégration des paysans du Sud dans le nord industriel de l’Italie. Dans la lignée du Voleur de Bicyclette ou de Umberto D, le film met en scène avec misérabilisme les victimes des changements socio-économiques de l’après guerre. Les cinq frères immigrés vivent à Milan dans la précarité avec leur mère (une veuve) : les faibles rémunérations de leurs petits boulots sont destinées à payer les repas; les frères ne payent volontairement pas le loyer car ils savent qu’ils seront relogés gratuitement par la municipalité dans des HLM, tristes et non chauffés ; la neige est accueillie avec joie par la famille qui y voit une opportunité pour travailler (le déblayage). La famille, soudée au début, se divise inévitablement au contact d’une ville féroce qui prône l’individualisme. Rocco se retrouve ainsi confronté à un des propres frères, amoureux de la même fille. La femme de la discorde n’est autre qu’une prostituée, incarnation de la subversion urbaine.

Le récit de Rocco et ses frères se double alors d’une noirceur certaine, le drame social virant au drame familial voire à la tragédie. Le film, qui dure 2h50, a la longueur d’un film épique. La passion et la violence montent crescendo : le frère de Rocco viole sa petite amie sous ses yeux, puis l’asservit avant de finir par l’assassiner[1]. Le romanesque et le grandiloquent caractérisent cette vision de la misère comme le souligne cette scène vers la fin, à la limite du grotesque, où Rocco, son frère meurtrier et sa mère pleurent tous les trois sur le lit parental.
De même, les images presque documentaires que Visconti filme dans les rues de Milan s’opposent aux stéréotypes que constituent les personnages principaux, dont la plupart sont interprétés par des vedettes étrangères (Alain Delon, Annie Girardot, Roger Hanin et la grecque Katina Paxinou). Face au « mauvais » frère, Rocco apparaît comme un saint mais ses sacrifices au profit de ceux qu’ils aiment finiront par leur nuire. Son succès professionnel dans le monde de la boxe passe par un lieu commun du cinéma américain pour incarner la réussite capitaliste. Quant au personnage de la mère, elle représente une caricature de « mama » italienne par excellence, autoritaire et bienveillante avec ses enfants.
 

Avec Rocco et ses frères, film à mi chemin entre le naturalisme du néo-réalisme et l’emphase de l’opéra, Visconti orchestre le spectacle impressionnant de la désagrégation d’une famille déracinée. Dans son film suivant, Le Guépard, le cinéaste allait se cacher derrière l’adaptation littéraire et la reconstitution historique pour mieux s’affranchir de la question du réalisme et pour se centrer sur son motif favori : la décadence d’un groupe social, perdu dans une société en pleine mutation.



21.05.12.



[1] La violence de ces deux scènes donna justement lieu à la censure de certains plans. La référence insidieuse à l’homosexualité du personnage interprété par Roger Hanin fut également litigieuse.