mardi 3 juillet 2012

The Private Affairs of Bel Ami / Bel Ami (1947) d’Albert Lewin

La réputation d’Albert Lewin, ancien bras droit de Samuel Goldwyn et d’Irving Thalberg, est celle d’un esthète à Hollywood[1]. Son goût pour l’Art (la peinture et la musique, surtout) est connu et Lewin y trouvait directement l’inspiration pour ses films : après la vie de Gauguin (The Moon and the sixpence, 1942) et une adaptation d’Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray, 1945), Bel Ami est la transposition du célèbre roman de Guy de Maupassant. Le film séduit et étonne par son raffinement.

Une oeuvre précieuse. La reconstitution du Paris de 1880 semble être la première préoccupation de Lewin, qui avait fait ses classes à la MGM, studio prestigieux connu pour ses productions sophistiquées. Production indépendante[2], le film ne lésine pas à la dépense sur les costumes et les décors. Si les premiers (chapeaux haut de forme, pantalons rayés, robes d’époque…) sont plutôt convaincants, les seconds surprennent par leur artifice évident : les intérieurs, surchargés de tentures, de papier peint à pois, et de sol marbré… paraissent largement anachroniques. L’abondance d’objets, de mobilier, la profusion de détails déconcentrent l’œil. Le spectateur a parfois l’impression d’être chez un antiquaire ou dans un cabinet de curiosités : il se perd souvent dans la contemplation d’un cadre qui s’avère trop « encombré ». 
Perfectionniste, Lewin s’est documenté sur les danses populaires de l’époque et se permet même une recréation à l’écran d’une toile de Manet (Un bar aux folies Bergère). On sent que Lewin, par ses références à l’Art, veut élever son film au rang de ‘high art’. En témoignent son choix du compositeur Darius Milhaud pour la musique ainsi que son utilisation d’une peinture (anachronique) de Max  Ernst : La tentation de Saint Antoine[3]. De façon très surprenante, le tableau apparaît en couleurs : le même procédé était utilisé pour le portrait de Dorian Gray. Situé à la même époque que le roman de Wilde, le Bel Ami de Lewin convainc dans ses ambitions mais agace par son raffinement et les prétentions qui le sous-tendent. La recréation du mouvement de « l’esthétisme » semblait plus juste ou plus appropriée dans Le Portrait de Dorian Gray. 
La sophistication étonne car, devenue fioriture, elle ne contribue pas forcément à donner du sens au récit, à le dynamiser efficacement. Lewin a cependant recours à des idées pertinentes : des sols en échiquier filent la métaphore du jeu (social, amoureux…) auquel se livre le personnage de Bel Ami tandis que les rayures, omniprésentes sur les murs, renvoient à l’idée d’un enfermement ; une petite statue de gargouille pensive illustre le dégoût de la société que transpire le protagoniste; et une poupée de soldat et une figurine de Guignol rappellent respectivement le passé du héros et ses motivations revanchardes.

Une oeuvre sulfureuse. L’adaptation du roman de Maupassant par Lewin, consécutive à celle d’Oscar Wilde, mène à la comparaison : les deux œuvres mettent en scène des dandys malsains et cyniques qui adoptent un comportement vampirique envers les femmes. Bien entendu, Georges Sanders (déjà de l’aventure de The Moon and the Sixpence et de Dorian Gray[4]) trouve dans Bel Ami un rôle de prédilection. Le personnage se confond pleinement avec l’acteur qui a su imposer, film après film, cette image d’un homme distancié et brillant. Dans Bel Ami, si les femmes sont les victimes consentantes des manipulations du héros arriviste[5] et elles font preuve d’un réel désir sadomasochiste de soumission, explicitement souligné par les dialogues.[6] 
Pour éviter des problèmes avec la censure, le scénario de Bel Ami, signé par Lewin lui-même, édulcore quelques aspects de l’univers de Maupassant. Le dénouement est à ce titre différent : là où le roman se concluait par le triomphe social de Georges Duroy (à l’occasion d’un spectaculaire chapitre dépeignant le mariage en grandes pompes de Bel Ami), le film se solde par la mort de Duroy, abattu lors d’un duel. La punition de Bel Ami, châtié du mal dont il s’est rendu coupable, rend sauve la morale, du moins en apparence : en effet, sous les oripeaux d’une adaptation littéraire soignée, le Bel Ami de Lewin reste assez choquant en raison de son héros cruel, de ses répliques cinglantes[7] et de ses nombreuses références sexuelles[8].

On sent Lewin compatir avec ses protagonistes : comme les dandys Dorian Gray et Georges Duroy/Bel Ami, le réalisateur se complaît dans un maniérisme. Il en épouse alors les conséquences : l’échec (le film ne fonctionne pas autrement que comme un délire d’esthète) et l’isolement (le public comme Hollywood n’étant pas friands de ses films précieux) mais un incontestablement anticonformisme (le film ne ressemble à aucune autre production hollywoodienne).

18.06.12.





[1] Pour reprendre le titre du livre de Patrick Brion sur Lewin (Durante, 2002). Patrick Brion est un l’un des grands défenseurs en France de l’œuvre de Lewin. Aux Etats-Unis, Martin Scorsese a tenu des propos élogieux sur le réalisateur. C’est la Martin Scorsese Foundation qui a restauré Bel Ami. Le film est édité en dvd par Wild Side Vidéos.
[2] La production a été assurée par sa propre compagnie du nom de David L. Loew-Albert Lewin. Fils de Marcus Loew, fondateur de la MGM, David Loew produisit des films tels L’Homme du Sud (1945) de Jean Renoir, Une Nuit à Casablanca (1946) d’Archie Mayo ou The Moon and the Sixpence (1942), le premier film de Lewin. David Loew fonda en 1946 la Entreprise studios avec l’acteur John Garfield après l’expiration de son contrat à la Warner. La compagnie produisit neuf films entre 1946 et 1949 : Sang et Or (1946) de Robert Rossen, L’enfer de la Corruption (1948) d’Abraham Polonsky, tous deux avec Garfield, Femme de Feu (1947) et L’orchidée blanche (1947) d’André de Toth, So This New York (1948) de Richard Fleisher, Four Faces West (1948) d’Alfred Green, No minor vices (1948) et Arc de Triomphe (1948) de Lewis Milestone et finalement Caught (1949) de Max Ophuls.
[3] Désireux d’intégrer dans le film une œuvre contemporaine, Lewin proposa à onze peintres américains et européens de réaliser une toile ayant pour thème la tentation de Saint Antoine. Le jury, comptant entre autres membres Marcel Duchamp, eut à départager des artistes tels que Salvador Dali, Paul Delvaux, Dorothea Tanning, Leonora Carrington… Max Ernst remporta la compétition.
[4] Angela Lansbury jouait également dans le Dorian Gray de Lewin
[5] De nombreux exégètes ont relevé la comparaison entre le personnage de Bel-Ami et son auteur Maupassant.
[6] « Je t’aime tant que ta cruauté m’est plus chère que l’amour d’un autre. » dit ainsi Clotilde de Marelle à son bourreau.
[7] Relevons parmi les meilleures répliques:  ou encore « Mon cœur me dit que vous avez raison. Mais je n'écoute plus mon cœur depuis bien longtemps. »
[8]Lewin semble avoir rajouté des références sexuelles. Le site dvdclassik en évoque quelque unes : entre autres, la séquence d’ouverture du film, située dans la "Brasserie du Désir" et où Bel Ami retrouve un de ses anciens camarades de l’armée et glose autour du « bâton » - en anglais « stick » - de Guignol