dimanche 13 avril 2008

Gattaca / Bienvenue à Gattaca (1997) d’Andrew Niccol


        Andrew Niccol fait partie de ces nombreux réalisateurs australiens et néo-zélandais qui ont quitté leur pays d’origine (cf. dossier ci-joint). En effet, il part rapidement pour l’Angleterre où il va tourner plusieurs spots publicitaires. Ensuite, il traverse l’Atlantique pour aller s’installer à Hollywood où il réalise Bienvenue à Gattaca, un film de science-fiction qui ne passe pas inaperçu à sa sortie.
        Avec son premier film, Andrew Niccol signe un coup de maître ambitieux, applaudi unanimement par les critiques. Certains voient en Andrew Niccol, réalisateur/ scénariste de ses propres films, un nouvel Orson Welles. Tous acclament donc une œuvre originale, à la fois classique et moderne, mais surtout peu conventionnelle. Pourtant, malgré les nombreuses qualités du film et la pertinence de son propos, le spectateur éduqué se doit de remettre ce film à sa véritable place.


        Tout d’abord, Bienvenue à Gattaca est un film de science-fiction dans le sens où il émet des hypothèses sur notre monde à venir en prenant en compte de probables avancées scientifiques.
        C’est aussi un film d’anticipation dans la grande tradition des romans tels que Le Meilleur des Mondes (1932) d’Aldous Huxley, 1984 (1948) de George Orwell ou encore Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury ainsi que des films qui en découlent[1]. Il anticipe en effet une société nouvelle ou plutôt différente, mais, par opposition à l’utopie, il prévoit un avenir sombre voire effrayant. Il s’agit d’une dystopie, c’est-à-dire d’un récit de fiction où les auteurs présentent un monde qui a empiré.

        Dans Bienvenue à Gattaca, comme dans de nombreuses œuvres du même genre, c’est la science qui est responsable des conséquences désastreuses sur ce monde « not too far » comme on l’indique au spectateur au début du film. Ainsi, la génétique, comme dans Le Meilleur des Mondes d’Huxley, règle les nouvelles valeurs et normes de la société : elle institue une discrimination entre « valides » et « invalides ».

        Les « valides » sont des individus aux gènes irréprochables, c’est-à-dire pourvu de gènes qui déterminent de bonnes capacités physiques, une parfaite physiologie et une santé excellente. Ceux-ci ne peuvent être créés que par fécondation « in vitro ». Cette volonté d’améliorer l’espèce humaine se rapporte de façon évidente à l’eugénisme.
        En revanche, les « invalides » sont le fruit de procréations humaines. Ceux-là héritent des imperfections liées aux gènes défectibles. De cette différence (par ce qu’il s’agit bien de cela), une discrimination s’est instaurée, principalement dans le monde du travail qui détermine toute la condition sociale de l’homme dans cette société futuriste.


        La science est donc ici responsable du malheur des individus de cette société divisée en deux. Cependant, Niccol ne veut pas faire une critique totale de la génétique comme il l’indiquait dans une interview : « Je ne voudrais pas que l'on voie ce film en pensant qu' il affirme que la génétique va nous entraîner en enfer, car il y a eu et il y aura des quantités d'application positives de cette science, particulièrement en matière de médecine. Le problème est avant tout une question d'éthique. Comment situe-t-on la ligne qui sépare l'éradication d'une maladie de l'amélioration de l'être humain ? Jusqu'où peut-on aller ? Doit-on considérer la myopie ou la calvitie précoce comme une maladie ? Où faut-il s'arrêter ? ».
        Niccol, qui s’est documenté sur les pratiques discriminatoires appliquées dans certaines grandes sociétés et compagnies d’assurances, s’intéresse donc aux déviances de la médecine et de la science et surtout à leurs conséquences.

        En effet, les rapports entre individu et société ont eux aussi été modifiés. L’individu est avant tout soumis aux règles de la collectivité. La population étant étroitement surveillée et encadrée, aucune rébellion n’est possible. Le contrôle des esprits et l’effacement de l’individu face à la collectivité sont des éléments fondamentaux de cette société totalitaire. La police est omniprésente et les inspecteurs ont d’ailleurs quelques airs d’officiers de la Gestapo. Si l’on poursuit la comparaison avec les régimes totalitaires, on peut aussi assimiler l’eugénisme avec la volonté des nazis de créer un monde peuplé entièrement d’aryens.

        Dans la société de Bienvenue à Gattaca, on constate un effrayant phénomène de robotisation de l’humain, formaté par la société. Dans la base de Gattaca, un complexe complètement aseptisé, tous les employés sont parfaitement identiques, c’est-à-dire en costume cravate et sans distinction aucune par rapport aux autres.

        C’est donc dans ce monde déshumanisé que Vincent, un « invalide » ambitieux, va essayer de transgresser les règles. Le film suit une construction narrative non linéaire et c’est Vincent lui-même qui nous conte son histoire.
        Voulant à tout prix devenir astronaute, le jeune binoclard aux problèmes cardiaques va conclure un accord avec Eugène (en référence à l’eugénisme) pour utiliser l’identité de ce « valide » déchu à cause d’un accident de voiture. Pour tromper les autorités de la base de lancement spatiale du nom de Gattaca (G, T, A, et C sont les lettres qui codent les nucléotides, éléments de base de l’ADN), Eugène lui transmet son sang, son urine, ses empreintes digitales, ses cheveux, ses cils, ses ongles (c’est sur ces plans intrigants que s’ouvre le film)…
        Renonçant à sa personnalité et à sa différence, Vincent devient ainsi un « valide » de plus. Cependant, malgré toute sa bonne volonté, il commettra une lourde erreur en perdant un cheveu par inadvertance. De plus, la mort mystérieuse d’un employé de la base ne va pas arranger sa situation délicate.

        Cependant, même si Niccol flirte un peu avec le thriller, il signe avant tout un film de science-fiction dont le style visuel se rapporte beaucoup à celui des films des années 50, surtout dans l’architecture des bâtiments. Cependant, Bienvenue à Gattaca refuse tous effets spéciaux. En fait, Niccol préfère truffer son film de références cinématographiques et à la science-fiction.
        Faisant un clin d’œil à H. G. Wells (le nom du personnage d’Eugène, Morrow, renvoie à L’Ile du Docteur Moreau, dans lequel Welles décrit d’horribles expériences génétiques) ; il fait surtout référence aux autres films d’anticipation : de nombreuses scènes du film ont été tournées dans les décors de THX 1138 (1971) de George Lucas alors que le couloir illuminé et ovale de la fin de Bienvenue à Gattaca renvoie tout de suite à celui de 2001 : L’Odyssée de l’Espace (1968) de Stanley Kubrick. L’escalier ovale de l’appartement d’Eugène fait quant à lui autant penser à la double hélice de l’ADN qu’à l’escalier d’Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965) de Jean-Luc Godard.


Bienvenue à Gattaca (1997) d'Andrew Niccol




2001: L'Odyssé de l'Espace (1968) de Stanley Kubrick




        Cependant, malgré les nombreuses qualités de Bienvenue à Gattaca, Niccol ne parvient pas à égaler ses modèles. En fait, à la fin du film, Vincent, éternel rebelle, arrive à réaliser son rêve d’enfant en quittant son poste de personnel d’entretien de la base de Gattaca et en devenant enfin un véritable astronaute.

        Alors, certes, Niccol dénonce l’absence de déterminisme dans le code génétique et prône le courage d’un homme prêt à tout pour se débarrasser de ses handicaps. Cependant, il réside quand même un point faible dans le message du film. En effet, il tente de concilier un message réactionnaire (dénoncer une médecine dangereuse et une société possiblement inhumaine) avec un message profondément américain et conventionnel : le « You can get it if you really want it », le rêve américain, celui de la réussite.
De plus, Niccol a ajouté une histoire gnangnan de concurrence entre Vincent et son frère : ceux-ci rivalisent lors de courses à la nage, du genre « le premier qui arrive au rivage est le plus fort ». Bien sûr, Vincent, après de nombreux essais, finira par gagner et sauvera même la vie de son cadet. Selon Niccol, l’individu peut se surpasser s’il s’en donne les moyens. C’est une belle morale mais, dans le film, elle apparait un peu niaise et surtout typiquement hollywoodienne.

        Car Bienvenue à Gattaca est bien un film hollywoodien. C’est un gros budget avec trois jeunes acteurs très en vogue : Ethan Hawke et Uma Thurman (qui se marient à la fin du tournage) ainsi que Jude Law. De plus, Niccol a fait appel pour les seconds rôles à des « vieux lions » : Alan Arkin, Ernest Borgnine ainsi que le dramaturge et scénariste Gore Vidal.
        La musique est signée par l’Anglais Michael Nyman. Cette partition de violon, larmoyante à souhait, est, il faut bien le reconnaitre, tout de même émouvante. Pour la photographie, Niccol s’est entouré du Polonais Slavomir Idziak qui utilise parfois le sépia. Avec ce chromage volontaire, le film baigne dans un parfum de passé, ce qui est tout de même assez original pour un film futuriste…


        Malgré de nombreuses qualités, Bienvenue à Gattaca n’est donc pas le chef d’œuvre que tout le monde a acclamé. En fait, l’originalité du sujet abordé souffre de sa morale conventionnelle qui gâche le propos de ce film à thèse. C’est pour cette raison que Niccol ne parvient pas à égaler des films comme THX 1138 (1971) de George Lucas ou Soleil vert (1973) de Richard Fleisher.
        Après le succès de Bienvenue à Gattaca, Niccol signe S1m0ne (2002), une réflexion sur le statut de « star ». Ensuite, il réalise Lord of War (2005) sur le trafic d’armes. Comme Bienvenue à Gattaca, le film bascule dans le drame, atténuant alors aussi la force de son propos. Entre temps, Andrew Niccol écrit les scénarii de The Truman Show (1998) de Peter Weir et du Terminal (2001) de Steven Spielberg. Actuellement, il est en train de tourner un film sur Dali avec Al Pacino (qui jouait déjà dans S1m0ne) dans le rôle titre.

13.04.08.

[1] 1984, version de 1956 par Michael Anderson et version de 1984 par Michael Radford et Fahrenheit 451 (1966) de François Truffaut.

mardi 26 février 2008

Underworld / Les Nuits de Chicago (1927) de Josef Von Sternberg


         Esquissé par David W. Griffith, Raoul Walsh, Roy Sheldon, Thomas Ince, George Irving ou encore Eric Von Stroheim, le film de gangsters naît vraiment en 1927 avec Les Nuits de Chicago de Josef Von Sternberg. Le film connut un succès phénoménal à sa sortie, le public ayant été attiré par la violence sèche et inédite des brutes épaisses montrées à l’écran. Dans le film de Sternberg, tous les ingrédients principaux du genre sont déjà réunis et ils ne cesseront d’être ensuite repris par d’autres metteurs en scène.


         Les Nuits de Chicago est sûrement le premier film de gangsters moderne mais c’est avant tout un film muet, avec une construction dramatique complexe (un triangle amoureux), une situation mélodramatique voire tragique (un amour impossible), des thématiques simples et universelles (l’amitié, l’honneur).

         D’ailleurs, le personnage principal n’est même pas le gangster : il s’agit d’un avocat déchu qui va être mis sous la protection d’un gangster du nom de Bull Weed avant de devenir le cerveau de la bande. La petite amie du truand en tombe amoureuse. Lorsque Weed est emprisonné et que la tentative d’évasion programmée par l’avocat échoue, il se sent trahi. S’évadant par ses propres moyens, il cherche alors à se venger de son ancien ami.

         Moins qu’une peinture précise du milieu du gangstérisme, ce qui importe dans le film, c’est de savoir si Weed se réconciliera avec son complice. Son sacrifice final après avoir reconnu son erreur transforme d’ailleurs le personnage ambigu en un véritable héro. Le gangster est donc humanisé. Il en de même pour sa petite amie Feathers qui, contrairement aux personnages féminins des films du genre à venir, est un personnage sensible et non un des « gadgets » du gangster, au même niveau que sa voiture, sa villa ou ses armes.

         En effet, le genre du film n’est pas complètement défini comme en témoigne l’une des premières scènes : celle dans le bar qui s’apparente davantage à un autre genre, encore que naissant, le western. En fait, la bagarre qui va éclater est digne d’une bagarre de saloon.

         Les éléments fondamentaux du film de gangsters sont déjà dans le film de Sternberg: l’ascension de l’homme dans l’empire du crime organisé, les règlements de comptes entre bandes, le hold-up de la banque, le vol de bijouterie, l’évasion programmée d’un détenu. Feathers incarne quant à elle le personnage de la « vamp », à l’érotisme subtil.
         Cependant, le personnage de Weed apparait autant comme un brigand que comme un gangster. On ne comprend pas quelles sont ses combines et aucune référence à la prohibition n’est faite. La peinture de l’« underworld » du titre original n’est donc pas très réaliste.


         L’esthétique de Sternberg, réalisateur d’origine autrichienne, est très influencée par l’expressionnisme, notamment dans les éclairages et les ombres. L’atmosphère noire est en fait plus poétique que réaliste. L’ambiance du futur film noir est déjà perceptible dans Les Nuits de Chicago. Mais ce sont surtout les rapides mouvements de caméra, frappants de modernité, qui surprennent le spectateur de nos jours, prouvant ainsi la puissance du style de Sternberg.

         Le film de Sternberg a beaucoup influencé Howard Hawks qui avait participé au scénario sans être crédité, l’oscar du meilleur scénario revenant à Ben Hecht, le véritable auteur du script. Lorsqu’ils écriront tous deux le scénario de Scarface que Hawks réalisera en 1932, ils réutiliseront de nombreux éléments des Nuits de Chicago : des gangsters qui feignent d’être fleuristes, une fête grandiose avec pacotilles, un final avec le gangster retranché dans une maison assaillie par les flics et tirant sur ceux-ci avec une mitraillette Thompson. De plus, le néon « The City is Yours » est changé en « The World is Yours » et le « side-kick » des Nuits de Chicago jouant avec son chapeau est remplacé par le personnage interprété par George Raft dans Scarface qui joue avec une pièce.
         En fait, Hawks n’a jamais caché son admiration pour Sternberg et pour ses Nuits de Chicago. D’ailleurs, il s’en est aussi inspiré pour son western Rio Bravo en 1959 : « J’ai volé deux choses : le dollar dans le crachoir et le nom de la fille, Feathers »[1]. En effet, il n’avait pas oublié la scène du bar des Nuits de Chicago très « westernienne ». Le film de Sternberg n’a donc pas seulement été une source d’inspiration pour des films de gangsters.

         Les Nuits de Chicago est donc une date importante dans l’histoire du film de gangsters et dans le « crime movie » américain. Josef Von Sternberg avait ainsi consolidé son statut à la Paramount. Il retrouvera ses interprètes des Nuits de Chicago dans ses films suivants : Evelyn Brent, « Feathers », dans le film de guerre Le Crépuscule de la gloire (1928) et George Bancroft[2], le dur Bull Weed, dans Les Damnés de l’océan (1928). Il continuera à faire des films de gangsters : La Rafle en 1928, de nouveau avec le couple des Nuits de Chicago et L’Assommeur en 1929, seulement avec George Bancroft et qui sera son premier film parlant. Ensuite, en 1930, il fera la rencontre décisive avec Marlene Dietrich sur le tournage de L’Ange bleu qui sera le début d’une longue collaboration.
         Les Nuits de Chicago ouvrait la voie aux films de gangsters avec The Racket (1928) de Lewis Milestone, Au Seuil de l’enfer (1930) d’Archie Mayo, mais surtout avec les films moteurs du genre tels que Le petit César (1931) de Mervyn Leroy, L’Ennemi public (1931) de William Wellman et Scarface (1932) d’Howard Hawks.


26.02.08.





[1] In Hawks par Hawks (1987) de Joseph Mc Bride, éditions Ramsay, page 187.
[2] George Bancroft (1882-1956) est une figure non négligeable du film de gangsters. En effet, il a aussi joué dans Blood Money (1933) de Rowland Brown, Racketeers in exile (1937) d’Erle C. Kentonet surtout des seconds rôles dans Les Anges aux figures sales (1938) de Michael Curtiz et A chaque Aube je meurs (1939) de William Keighley. Il a été nominé pour l’oscar du meilleur rôle en 1929 pour L’Assommeur de Josef Von Sternberg. Mais on se souvient surtout de lui dans son rôle du shérif chargé de la garde de la diligence dans La Chevauchée fantastique (1939) de John Ford.

lundi 25 février 2008

Carnival of Souls / Le Carnaval des âmes (1962) de Herk Harvey



        Le Carnaval des âmes est l’unique long métrage et film de fiction de Herk Harvey. En effet, ce réalisateur méconnu n’aura jamais réalisé que des courts-métrages éducatifs, documentaires ou publicitaires pour la Centron Corporation entre 1952 et 1985. Avec Le Carnaval des âmes, il a pourtant signé un œuvre qui marque une transition importante dans le film fantastique et qui se cessera par la suite d’être une source d’inspiration majeure.


        Le Carnaval des âmes est avant tout un film fantastique. En effet, l’histoire de Mary, rescapée miraculeuse d’un accident de voiture, qui se voit rappelée dans le monde des morts par des zombies est constamment plongée dans le doute. La capacité de discernement du personnage principal est ambigüe puisque l’apparition des morts-vivants est toujours remise en cause : s’agit-il de la réalité ou d’une vision imaginée, fantasmée ?
        Le film baigne donc dans une atmosphère onirique ou plutôt cauchemardesque. L’une des meilleures scènes du film est sûrement celle où l’héroïne, comme transparente, inexistante, devient coupée du monde soudainement muet et tente désespérément de communiquer avec ceux qui l’entourent. En fait, la jeune femme ne peut échapper aux zombies qui l’attirent vers le bal de la mort, dans un parc d’attraction désaffecté.

        Harvey exploite les ficelles du film fantastique. En effet, les passages avec le prêtre ou le psychiatre qui expliquent les hallucinations de Mary par sa méfiance envers Dieu et la société sont des véritables scènes de « rationalisation » propres au film fantastique. Harvey s’inspire du maquillage expressionniste du docteur Mabuse pour le premier zombie qui apparait (qu’il incarne d’ailleurs lui-même). De plus, l’image du monstre sortant de l’eau la nuit fait penser à L’Etrange Créature du Lac noir (1954) de Jack Arnold. La musique d’orgue de Gene Moore et le générique aux lettres gothiques contribuent aussi à l’étrangeté du film. Quant au noir et blanc contrasté du film, il soutient la peur constante du spectateur.
        En fait, Harvey a compris l’essence du film fantastique : il préfère la suggestion à la représentation. Ainsi, au lieu de montrer du sang qui coule et des victimes éventrées, il fait surgir la peur à partir d’un rien : un rideau qui bouge, un reflet, un passant inquiétant. Il n’y a que très peu d’effets terrifiants et, somme toute, hormis les zombies et le parc d’attraction, le surnaturel s’inscrit dans un quotidien du plus banal : un centre commercial, un garage, une église… Toutefois, même si Harvey assimile les règles du genre, son film s’en détache un peu, préfigurant ainsi La Nuit des morts-vivants que George Romero réalisera quatre ans plus tard.
        En effet, Le Carnaval des âmes a beaucoup de points communs avec La Nuit des morts-vivants de Romero. Du point de vue de la réalisation, il s’agit dans les cas de films à petits budgets, qualifiables de « fauchés ». Le film d’Harvey est tourné en 3 semaines, en 16 mm, avec un budget dérisoire (30 000 $), avec des non-professionnels (la plupart des acteurs sont des collègues de travail ou des amis d’Harvey) et une actrice principale fade (Candace Hilligoss[1]), dans des décors naturels déjà existants (le parc de loisirs désaffecté près de Salt Lake City). Les deux films subirent aussi un sort équivalent : après un flop en salles, ils furent diffusés dans des drive-in avant de devenir des films libres de droits et surtout des films « cultes » pour une certaine génération de cinéphiles friands de films d’horreur.


        Mais la comparaison ne s’arrête pas là. Même si leurs morts-vivants font parfois référence aux personnages classiques du genre (le docteur Mabuse dans le film d’Harvey ; Frankenstein avec le zombie au début du film de George Romero), ils s’en détachent dans la mesure où les zombies n’étaient alors que des « créatures » très peu exploitées par les films fantastiques[2]. En effet, les morts-vivants d’Harvey, simples humains en costume cravate, ne sont effrayants que par leurs maquillages et expressions morbides. Mais là où Harvey s’arrêtait à la suggestion, Romero ira jusqu’à la représentation des zombies dévorant à pleines dents les entrailles de leurs victimes.

        Georges Romero ne sera pas le seul à être influencé par le film d’Harvey. En effet, alors que les hallucinations de Mary semblent être des images mentales sorties de chez Resnais, les espaces vides et déshumanisés ainsi que cette histoire de rescapée traumatisée par un accident de voiture nous font tout de suite penser au Désert rouge qu’Antonioni allait réaliser deux après. Mais Le Carnaval des âmes nous évoque aussi la série Twin peaks (1990-1991) de David Lynch, Le Sixième sens (1999) de Night Shyamalan ou encore Les Autres (2001) d’Alejandro Amenabar. Tim Burton cite lui aussi très souvent ce film qu’il considère comme l’un de ses préférés. L’importance de ce film est donc considérable.



        Annonciateur de La Nuit des morts-vivants de Romero, Le Carnaval des âmes tient donc une place intéressante dans l’histoire du cinéma puisqu’il enclenche le glissement du cinéma fantastique vers le film d’horreur. Ce n’est donc pas par hasard qu’il a donné lieu à un remake homonyme en 1998, réalisé par Adam Grossman et Ian Kessner, produit par Wes Craven, l’un des grands maîtres du genre.

25.02.08.



[1] Candace Hilligoss ne tournera par la suite que dans un autre film d’horreur, The Curse of Living Corpse de Del Tenney en 1964, aux côtés de Roy Scheider.
[2] Il ne faut pas oublier cependant Vaudou (1943) de Jacques Tourneur.

mercredi 2 janvier 2008

Cléo de 5 à 7 (1961) d’Agnès Varda


        Avec La pointe courte (1954), film d’une liberté absolue puisque tourné en extérieur et sans autorisation officielle, Agnès Varda ouvrait la voie à la Nouvelle Vague. L’unique réalisatrice du groupe fréquente les autres cinéastes de la « rive gauche » : comme ses amis Alain Resnais ou Chris Marker, elle penche politiquement à gauche et surtout, elle ne renonce pas aux courts-métrages documentaires dans lesquels elle avait débuté. Cléo de 5 à 7, son deuxième long métrage, est un film caractéristique de la Nouvelle Vague même s’il s’en démarque par une sensibilité très féminine et originale.


        En effet, Cléo de 5 à 7 est un film caractéristique de la Nouvelle Vague. Tout d’abord, il est entièrement tourné en extérieur, dans les rues de Paris, capitale de la France comme de la Nouvelle Vague. C’est plus précisément rive gauche bien connue de la réalisatrice que se promène Cléo, une jeune chanteuse qui attend anxieusement les résultats d’une analyse médicale. Déambulant dans le quartier de Montparnasse, du parc Montsouris ou de la Place d’Italie, elle tente d’oublier sa peur d’être atteinte du cancer.
        Varda s’attache donc à la vie quotidienne, à une réalité triviale : des cafés bondés, des étudiants festifs, des passants réunis autour d’un avaleur de grenouille, un poinçonneur de tickets d’autobus… Le film est en temps réel puisque nous suivons le destin de Cléo de 5h de l’après midi à 6h30 du soir. Il se veut aussi ancré dans une certaine époque : Cléo entend les actualités de la radio qui évoquent des manifestations bretonnes ou encore rencontre un soldat en permission qui sert en Algérie.
        Dès le début du film, on comprend vite que l’on est passé du fictif au réel. Dans la première scène, la superstitieuse Cléo se rend chez une voyante qui lui annonce un destin funeste. La scène est en couleurs et comme le dit Agnès Varda « ce que voit la cartomancienne est une fiction »[1], il ne s’agit que de pure imagination. Le visage affolé de Cléo est en noir est blanc tout comme la suite du film. Il s’agit du noir et blanc du documentaire que Varda connait bien, le noir et blanc du réel.


        Cléo elle-même abandonne l’artifice pour faire face à la réalité : elle enlève sa perruque, efface son maquillage et troque sa robe à plume, blanche et farfelue, contre une élégante robe noire lorsqu’elle comprend quel peut-être son sort. Cléo se fait finalement appeler Florence, son véritable nom. Affronter la réalité est aussi le sujet du court-métrage Les Fiancés du pont Mac Donald qu’aperçoit Cléo au cinéma et dont le sous-titre est Méfiez-vous des lunettes noires, c’est-à-dire enlevez vos lunettes de soleil pour ne pas troubler votre vision de la réalité.
        Pour Les fiancés du pont Mac Donald, parodie de film muet, Varda a fait appel à tous ses camarades de la Nouvelle Vague puisque jouent dans le film Jean-Luc Godard, Anna Karina, Sami Frey, Jean-Claude Brialy, Eddie Constantine, Danièle Delorme, Yves Robert, Alan Scott et même le producteur Georges de Beauregard[2]. Dans Cléo de 5 à 7, on aperçoit aussi Michel Legrand[3] dans le rôle du compositeur des chansons de Cléo et José Luis de Villalonga dans le rôle de l’amant. Notons aussi que Marin Karmizt, réalisateur de fameux courts-métrages et futur président des cinémas MK2, est l’assistant réalisateur du film. Quant à Cléo, elle est jouée par Corinne Marchand que Varda avait remarquée dans Lola (1961) de Jacques Demy[4].
        Varda profite des expériences de ses camarades de la Nouvelle Vague. Le faux raccord au moment où Cléo prend le bus ainsi que le découpage du film en chapitres rappellent Godard alors que le montage ingénieux et l’avant-dernier plan (le long travelling arrière en voiture qui donne une impression d’abandon des personnages) semble tout droit tirer d’Alain Resnais.


        Corinne Marchand apporte une grande sensibilité à son personnage. En fait, si le film est si émouvant et réussi, c’est parce qu’il s’agit d’un portrait d’une femme fait par une autre femme dans une approche très féministe. D’ailleurs, Cléo est loin d’être la seule femme dans le film puisque nous voyons aussi sa servante, une de ses amies modèles ou encore une chauffeuse de taxi. Le film de Varda, qui fourmille de petits détails, est plein d’attention et de tendresse. Dans une première moitié, Cléo sera soumise à de nombreux regards : celui de son amant, des musiciens, des passants. Mais la chanteuse va surmonter cette peur d’être regardée (ou entendue) lorsque, dans une seconde partie, ce sera elle, en tant que femme, qui regardera les autres.
        Le regard de Cléo suit son état d’esprit. Désespérée, sa vison du monde est troublée par ses hantises de la mort. L’attention de Cléo porte sur les signes de la mort constamment présente que cela soit dans les cartes de Madame Irma, les masques vaudou d'une vitrine d'antiquités, la devanture d’un magasin de croque-mort, un miroir brisé, un berceau qui ressemble plus à un cercueil ou encore dans cette superstition qui force à dire qu'il ne faut jamais porter d'habits neufs le mardi. Le film épouse alors totalement le regard de Cléo et Varda nous offre un véritable paysage de l’esprit : Cléo sélectionne ce qu’elle voit selon son propre état d’âme. La voix off confirme cette subjectivité du récit.
        En effet, le film de Varda parle de la peur : celle de l’alliance entre Eros et Thanatos, de l’amour, de la beauté de la belle Cléo, avec la mort, le cancer qui la guette constamment. Cette peur de mourir rappelle les peintures de Baldung Grien, discipline de Dürer dont des reproductions figuraient dans le scénario du film. Dans une des toiles, un squelette s’empare d’une femme nue en la tenant par les cheveux. Il en est de même pour Cléo qui semble être effrayée par ce possible mais fatal cancer.
        Malgré ces constants rappels de la mort rodant, Cléo de 5 à 7 ne sombre pas dans le morbide et sa fin est plutôt optimiste. En effet, Cléo trouve finalement l’apaisement de ses craintes en s’ouvrant sur le monde et en découvrant l’amour. Lorsqu’on lui annonce sa maladie, elle semble de façon paradoxale presque guérie puisque libérée de toutes ses inquiétudes et de ses croyances superstitieuses. De plus, l’amour qu’elle semble porter à Antoine, le jeune soldat en permission, la conforte et la soulage. Elle a peut-être trouvé la mort mais elle a cependant trouvé l’amour ainsi que la paix avec elle-même.


        Cléo de 5 à 7 est donc un film très beau, émouvant et triste mais surtout toujours sincère. Quant à Corinne Marchand, reprenons les justes mots de Jacques Prévert qui disait qu’elle est « singulièrement simple, et tout naturellement vivante et vraie ».
        Après le succès de Cléo de 5 à 7 à Cannes, Varda allait partir l’année suivante à Cuba pour renouer avec le documentaire en réalisant un reportage photographique qu’elle animera dans Salut les Cubains. Elle retrouvera ensuite la fiction avec Le Bonheur (1964) qui sera applaudi par la critique et qui recevra même le prix Louis Delluc.

02.01.08.


[1] Varda par Agnès (1994), éditions Cahiers du cinéma.
[2] Georges de Beauregard produit Cléo de 5 à 7 avec Carlo Ponti via leur compagnie « Paris-Rome Films ».
[3] Michel Legrand signe la musique Cléo de 5 à 7, notamment la magnifique chanson sans toi, écrite par Agnès Varda.
[4] Agnès Varda et Jacques Demy allaient se marier l’année suivante en 1962.

mercredi 12 décembre 2007

Le Rapace (1967) de José Giovanni



José Giovanni est un homme au parcours peu conventionnel. Résistant (ou collaborateur ?) pendant l'occupation, gangster après la Libération, condamné à mort puis gracié, le corse d’origine devient auteur de romans basés sur ses expériences personnelles. Son intrusion dans le monde de l’écriture lui ouvre ensuite les portes du cinéma : après avoir longtemps été scénariste et adaptateur de ses propres ouvrages (pour Jean-Pierre Melville, Claude Sautet, Jean et Jacques Becker, Jacques Deray, Robert Enrico ou encore Henri Verneuil), Giovanni réalise son premier film La Loi du survivant en 1966 d’après son livre Les Aventuriers qui sera de nouveau porté à l’écran l’année suivante par Robert Enrico. Le Rapace, son film suivant, d’après une série noire de John Carrick, s’apparente à un film d’aventures exotiques flirtant avec le western spaghetti et le film politique.


Le « rapace » du titre est un tueur à gages surnommé aussi « le rital ». Il doit assassiner l’actuel président d’une république latino-américaine dans la fin des années 30. On lui impose comme acolyte Miguel Juarez, jeune idéaliste convaincu par la nécessité d’une révolution qui est vite dégouté par son cynisme. Le rapace le surnomme Chico par dérision en raison de sa juvénilité et de sa candeur.


C’est Lino Ventura qui campe ledit rapace. José Giovanni retrouve alors l’acteur qui avait déjà été l'interprète d'adaptations de ses romans : Classe tous risques (1960) de Claude Sautet, Le Deuxième Souffle (1966) de Jean-Pierre Melville, Les Grandes Gueules (1966) et Les Aventuriers (1967) de Robert Enrico. Leur collaboration se poursuivra ensuite avec Dernier Domicile connu (1970) puis Le Ruffian (1983).

Le Rapace joue sur l’exotisme des révolutions mexicaines déjà exploré par le cinéma américain. En effet, le film a été entièrement tourné au Mexique avec des acteurs locaux. Les paysages sont donc magnifiques d’un bout à l’autre du film qui jouit en fait d’une formidable authenticité. Il en est de même pour l’envoutante musique de François de Roubaix, fidèle collaborateur de Giovanni[1], qui a fait appel au groupe péruvien « Los Incas ».
Le Rapace fait aussi penser à un western spaghetti. Le rapace est en effet un personnage archétypal du western transalpin : celui de l’ange exterminateur aux motivations ambigües qui part aussi vite qu’il est arrivé. La mort le guette à tout moment et son cynisme ainsi que sa cupidité sont encore des caractéristiques communes entre les deux personnages. De plus, l’harmonica et la guimbarde de la musique de Roubaix ne sont pas sans rappeler les partitions d’Ennio Morricone.
Cependant, le rapace n’est pas un personnage amoral comme dans le western spaghetti. Certes, le rapace est très sarcastique mais, malgré son apparence laconique, il détient un certain nombre de valeurs. Le rapace a tout d’abord un véritable respect envers les femmes. De plus, il est persuadé que la révolution ne mène à rien puisqu’un système dictatorial ne peut être remplacé que par une autre dictature, les hommes politiques étant toujours des manipulateurs avides de pouvoir.

Ainsi, Le Rapace se transforme en film politique façon El Chuncho / Quien Sabe ? de Damiano Damiani sorti un an auparavant. Le Rapace nous montre en effet progressivement un face à face entre Chico, le jeune idéaliste plein d’espoirs, et le rapace, vieux baroudeur désabusé et à tout jamais désillusionné. Finalement, le film de Giovanni penchera plutôt pour le camp du pessimiste rapace.

Ce qui différencie aussi le rapace du vengeur violent du western spaghetti, c’est que le rapace est en réalité un homme de cœur. En effet, ce n’est pas parce qu’il ne prend pas part à la révolution à laquelle il semble se désintéresser, qu’il n’est pas pour autant un homme sans cœur. Rappelons la citation de Dostoïevski à l’ouverture du film: « Mais, mon ami, on ne peut pas vivre absolument sans pitié ». En fait, Le Rapace nous offre aussi une histoire d’amitié virile entre Chico et le tueur à gages, comme les aime bien José Giovanni.
Cependant, le personnage de Ventura reste complexe et ambigu. L’argent semble en effet ne pas être une véritable motivation du tueur à gages. En fait, le rapace erre sans but tel un fantôme. Il se retrouve toujours dans des situations qui ne le concernent pas et tourne autour de la mort, tel un rapace autour des cadavres.


Très méconnu par le public et trop souvent négligé par les critiques, Le Rapace est pourtant un film admirable qu’il faut découvrir. En effet, José Giovanni a signé un film très réussi en montrant qu’il était capable de manier aussi bien l’action que la réflexion.
Deux ans après Le Rapace, Giovanni retrouve Lino Ventura pour Dernier Domicile connu, film policier qui est sans aucun doute son film le plus célèbre.

12.12.07.
[1] François de Roubaix a signé la partition de tous les films réalisés par José Giovanni de La Loi du Survivant (1966) à La Scoumoune (1972) inclus, soit presque jusqu’à sa mort tragique en 1975. En effet, François de Roubaix est mort accidentellement lors d’une plongée sous-marine aux Canaries.

dimanche 9 décembre 2007

Metropolis (1927) de Fritz Lang


        Fritz Lang tourne Metropolis après Les Nibelungen (1924), grande épopée wagnérienne en deux parties qui avait confirmé sa capacité à réaliser des films à gros budgets. Produit par la prestigieuse UFA, symbole de la gloire et du prestige du cinéma allemand, Metropolis se présente comme un film grandiose et ambitieux.
        Aujourd’hui encore, Metropolis est considéré comme l’un des « plus grands films de toute l’histoire du cinéma ». Pourquoi cette appellation ? Pourquoi une telle renommée ? Deux raisons peuvent être données. Metropolis est en effet un « film-monstre », un film démesuré dans sa conception, audacieux dans sa réalisation. C’est aussi un « film-phare » par ses nombreuses inspirations et influences ainsi que par son fascinant syncrétisme.


        Metropolis signifie « la ville-mère ». En effet, Metropolis est une grande ville, une capitale, dans le monde de demain dans lequel s’opposent deux classes : une classe frivole et privilégiée qui vit dans les infinis gratte-ciels, et une classe ouvrière esclave au service de la première et qui vit dans les souterrains. John Fredersen est le chef de cette cité. Son fils Freder tombe amoureux de Maria, une fille du peuple qui contient une possible rébellion des travailleurs. Fredersen va demander à Rotwang, un savant, de construire un robot à l’image de Maria, pour créer une fausse insurrection afin de l’écraser. L’androïde va semer le désordre mais le peuple va finalement se réconcilier avec les dirigeants.

        Metropolis est avant tout un film au tournage pharaonique de plus d’un an. Il a nécessité 36 000 figurants, 620 km de pellicule et le budget est passé de un à six millions de marks… Pour l’occasion, la UFA construit de gigantesques décors et engage les meilleurs techniciens : la photographie est confiée au talentueux Karl Freund[1] et les nombreuses explosions et effets spéciaux ne sont pas négligés. Le film bénéficie aussi de la brillante et violente musique de Gottfried Huppertz qui avait déjà dirigé Wagner pour Les Nibelungen. Tout est fait pour impressionner le spectateur.
        La réalisation de Fritz Lang est très audacieuse. Comme il s’agit d’un film de science-fiction, une vision futuriste du monde s’impose. Ainsi, tous les efforts seront d’abord du domaine visuel. Les trucages du film sont bluffants. Les plans de la ville, très impressionnants, sont tournés à partir de maquettes. Lang s’inspire de New York qu’il a visité un an auparavant : la ville aux immenses immeubles est en perpétuel mouvement, les individus, les voitures et les avions ne cessent de se déplacer. La luminosité de la ville la nuit accroit cette constante agitation humaine.

        De plus, Lang expérimente beaucoup de techniques cinématographiques comme la surimpression, la caméra placée sur une balançoire ou encore le montage parallèle. Des recherches originales sont aussi effectuées au niveau des cartons. Le projet de Lang est donc très ambitieux du point de vue artistique.

        Le film est pour origine un roman de Thea Von Harbou[2], la propre femme de Fritz Lang. Son livre tentait de concilier de nombreux éléments culturels et historiques européens. En cela, on peut parler pour Metropolis d’une œuvre syncrétique.
        Tout d’abord, Metropolis est empreint d’influences bibliques : la référence au Moloch (divinité démoniaque à qui l’on sacrifiait des enfants) mais aussi l’épisode de la tour de Babel raconté par la prêtresse Maria.
        Ensuite, Metropolis rappelle l’héritage chrétien de la civilisation européenne : la réunion des ouvriers dans des souterrains comme les chrétiens dans les catacombes, la très sainte Maria qui prie pour la paix et attend la venue d’un médiateur (le messie) et qui s’oppose à l’Eve tentatrice, son double en robot, qui finira par être brulée sur le parvis d’une cathédrale comme une sorcière, ou encore le cauchemar de Freder qui aperçoit la Mort avec sa faux, accompagnée des sept péchés capitaux.
        Le Moyen-âge est aussi évoqué avec la maison du savant Rotwang qui refuse de vivre dans la ville nouvelle.
        Metropolis renvoie à la Révolution française lorsque les ouvriers se révoltent et dansent une sorte de carmagnole autour des usines dévastées sur fond de la Marseillaise.
        Metropolis est cependant ancré dans son temps, celui des folles années 20 avec la critique du monde bourgeois frivole qui apprécie les fêtes galantes et les divertissements. L’ambiance du film est parfois art-déco. On y voit aussi l’exaltation du sport par les jeunes athlètes qui annonce Les Dieux du Stade (1938) de Leni Riefenstahl.


        Enfin, le film nous offre une étonnante vision marxiste de la société. Dans Metropolis en effet, le monde est divisé entre prolétaires exploités jusqu’à l’esclavage et riches bourgeois exploiteurs et insouciants. Mais ici, la lutte des classes ne menant à rien, c’est plutôt l’entente entre prolétaires et capitalistes qui doit s’opérer. Ainsi, le message de Metropolis est très simpliste : en faisant se joindre les mains du contremaître et du patron, devant les ouvriers rassemblés sur le parvis d’une cathédrale, le jeune Freder est le « médiateur » entre la main et le cerveau. Cette conclusion est tellement sommaire que Fritz Lang la reniera très tôt.


        Fritz Lang a toujours été considéré comme un cinéaste expressionniste. Cependant, les sujets qu’il aborde sont assez réalistes et s’opposent donc au fameux mouvement allemand : association de criminels dans Les Araignées (1919), espionnage dans Les Espions (1928) ou encore pédophilie dans M. le Maudit (1931). Si dans Metropolis Lang assimile ses règles (le jeu des ombres et des perspectives surtout) et introduit de nombreuses scènes oniriques, son film s’apparente en fait plus à de la science-fiction qu’à de l’expressionisme puisqu’il semble sombrer davantage dans le merveilleux que dans le fantastique.

        Metropolis sort à une période où le Futurisme est en pleine expansion. Ce mouvement artistique et intellectuel se développe en Italie et en Russie après la fin de la guerre. On retrouve en effet dans Metropolis l’adoption des notions clés du monde moderne telles que le dynamisme, la vitesse ou encore le machinisme. Cependant, pour Lang, la modernité finit par réduire l’homme à l’esclavage. Cette modernité est un mal au même titre que le diabolique docteur Mabuse ou le meurtrier pédophile de M. le Maudit.
        Metropolis fait aussi penser aux œuvres de H. G. Wells qui a pourtant décrié l’œuvre de Lang en parlant du « film le plus stupide qu’il ait jamais vu ».
        La scène la plus connue de Metropolis est surement celle dans laquelle le robot de Maria prend vie. Cette scène merveilleuse dans tous les sens du terme émeut par sa beauté poétique indéniable. Cette création humaine comme artistique n’est pas sans annoncer le Frankenstein que James Whale réalisera en 1933.


        Metropolis sera un fiasco économique du fait de son budget considérable. Cependant, le film devient mondialement connu. Aujourd’hui, il fait partie du patrimoine mondial de l’Unesco et figure parmi les 91 collections inscrites au registre "Mémoire du monde". Ce film est en fait une œuvre majeure du cinéma muet. C’est en effet un film impressionnant, au syncrétisme passionnant.
        Metropolis est aussi une œuvre marquante aux influences considérables Il inspirera notamment Georges Lucas pour le personnage de C3PO de Star Wars (1977), Ridley Scott pour Blade Runner (1982), Tim Burton pour Batman (1989), le japonais Rintaro pour son film d’animation homonyme Metropolis (2001).


09.12.07.

Metropolis (1927) de Fritz Lang

Blade Runner (1982) de Ridley Scott



[1] Karl Freund avait déjà collaboré avec Fritz Lang pour Les Araignées (1919), troisième film et premier succès commercial du réalisateur.
[2] Thea Von Harbou et Fritz Lang se sont mariés en 1922. Thea Von Harbou a signé les scénarii de tous les films allemands de Lang de La Statue qui marche / La Madone des neiges (1920) au Testament du docteur Mabuse (1933) inclus. Fritz Lang et Thea Von Harbou se sont séparés en 1933 à cause de leurs divergences politiques puisque Thea Von Harbou venait d’adhérer au parti nazi. Lorsque Lang part pour les Etats-Unis en 1933, il quitte sa femme et son pays basculant dans le nazisme.

vendredi 2 novembre 2007

The Bigamist / Bigamie (1953) d’Ida Lupino


        Ida Lupino est, avec Dorothy Arzner dans les années 30, la fameuse lesbienne de la RKO, l’une des premières et rares réalisatrices à Hollywood. Cette actrice de fort caractère est passée progressivement à la réalisation. Sa première expérience était Not Wanted / Avant l’Amour (1949), un projet ambitieux et personnel qui lui tenait beaucoup à cœur. Si Lupino ne jouait pas dans ce film, elle en était cependant la scénariste, la productrice et puis même partiellement la réalisatrice : le réalisateur Elmer Clifton ayant été frappé d’une crise cardiaque, ce fut Ida Lupino qui le remplaça sur le tournage sans être créditée au générique. Comme le titre original du film l’indiquait, le sujet était loin d’être conformiste puisqu’il s’agissait de l’histoire de l’avortement d’un enfant « non voulu ». Au début des années 50, alors que l’actrice est au sommet de sa gloire, elle décide alors de passer véritablement de l’autre côté de la caméra.
        Avec le soutien de Collier Young, un haut patron de la Columbia, qui devient son mari en 1948, Lupino fonde en en 1949 sa propre société de production, la « Emerald » qui devient en 1950 « The Filmakers ». La compagnie produira tous ses films : ceux dans lequel elle joue (Beware, my Lovely réalisé en 1952 par Harry Horner et Ici Brigade criminelle réalisé en 1954 par Don Siegel) et ceux qu’elle réalise. La RKO distribuera tous ses films jusqu’au Voyage de la Peur (1953). L’insuccès de The Bigamist, son film suivant, est donc sûrement lié à sa diffusion difficile et limitée.
        Ida Lupino tourne des films plus intimistes, avec des problèmes sociaux d’actualité. Elle centre souvent son œuvre sur des personnages féminins qui sont en proie à des situations tragiques. Son premier film Outrage (1950) s’intéresse au destin d’une jeune fille violée. Son film suivant, Never Fear, sortie la même année, décrit le désespoir mental d’une femme malade de la poliomyélite (maladie de la moelle épinière). Ensuite, Hard Fast and Beautiful (1951) dénonce l’exploitation professionnelle d’une joueuse de tennis.
        Après, elle réalise Le Voyage de la Peur (1953), son film le plus connu. C’est un film noir qui reste très célèbre pour son histoire assez originale : un gangster aux paupières paralysées terrorise deux automobilistes qu’il a pris en otage. Ceux-ci ne peuvent surprendre le meurtrier lors de son sommeil à cause de son regard inflexible. Enfin, The Bigamist pose le problème de la bigamie.


        Le bigame du titre original, c’est Harry Graham, interprété par Edmond O’Brien. Lui et sa femme (la toujours très juste Joan Fontaine) ont monté une entreprise familiale de ventes de réfrigérateurs. Séparé de son épouse pour cause de voyages d’affaires, Harry se sent seul. Alors qu’il s’ennuie à San Francisco, il rencontre un peu par hasard Phillys (Ida Lupino), une jeune femme dont il va progressivement tomber amoureux. Il finira par avoir un enfant avec elle alors même que son épouse stérile lui demande d’en adopter un. L’employé de l’agence d’adoption (le sympathique Edmund Gwenn[1]) découvre lors de son enquête que l’homme mène deux vies dans des foyers familiaux différents.


        Le regard de Lupino est celui d’un moraliste : à la fin du film, Harry est trainé en procès, mais le juge, conscient de la complexité de l’affaire, ne tranche pas et relâche l’accusé. De la même façon que le procureur, Lupino expose les faits sans les juger. En effet, le comportement du bigame n’est pas condamné mais le spectateur est invité à le comprendre et c’est là le but même du film. Le personnage principal se trouve dans une situation embarrassante contre son gré et malgré sa bonne volonté, suite à des circonstances difficiles et particulières: lorsqu’Harry essaye de se rapprocher de sa femme, celle-ci perd son père ou se souvient d’un rendez-vous professionnel. L’homme, qui veut tout faire pour garder le cœur de ses deux femmes, va en réalité les perdre toutes les deux. La situation finale dans laquelle se trouve Harry est tout à fait contestable mais nous plaignons cet homme vulnérable qui souffre. En fait, nous finissons même par le trouver sympathique. De plus, Lupino nous montre qu’il se comporte toujours avec dignité et tendresse : il n’abandonne pas Phillys lorsqu’elle accouche et se résout à accomplir le souhait d’adoption de sa véritable femme. En fait, le bigame est tout simplement un homme maladroit qui se retrouve dans une drôle de situation.

        Le sujet du film est pour le moins original. Ida Lupino le traite avec sensibilité et sincérité. The Bigamist est le seul film réalisé par Ida Lupino dans lequel elle joue.
        Le scénario, dont la structure repose sur un flash-back, est signé par Collier Young[2] qui produit aussi le film. Cependant, au moment de la sortie du film, il n’est plus le mari d’Ida Lupino (ils ont divorcé en 1951) mais celui de Joan Fontaine (ils se sont mariés en 1952) ! Un homme partagé entre deux femmes (Ida Lupino et Joan Fontaine), c’est justement le sujet de The Bigamist …On sent donc que les auteurs se sont beaucoup impliqués dans leur projet.

        Pour réaliser ce film hors-norme, Ida Lupino, malgré le soutien financier de son ex-mari, n’a que peu de moyens. Ainsi, certaines scènes de Bigamie sont tournées en décors naturels : rappelons notamment les plans magnifiques où Edmond O’Brien déambule dans les rues en pente de San Francisco.

        Pour The Bigamist, Lupino a fait appel à ses amis. Tout d’abord, il y a George Diskant, le chef opérateur de quelques films de Nicholas Ray dont notamment La Maison dans l’Ombre (1951). C’est sur le tournage de ce film, en tant qu’actrice, qu’Ida Lupino avait fait sa connaissance. George Diskant avait aussi fait la photographie de Beware, my Lovely (1952) d’Harry Horner, un film de la « Filmakers » dans lequel jouait Lupino.
        Ensuite elle retrouve Edmond O’Brien qui jouait déjà dans son Voyage de la Peur (1953). Dans The Bigamist, son personnage, malgré tous ses problèmes spécifiques, semble somme toute très commun et véridique. En cela, O’Brien prouve qu’il est un excellent acteur.


        A cause de sa multitude de petits détails et de l’intelligence de la mise en scène ainsi que du traitement du sujet, The Bigamist est un film très subtil. Beau et simple, c’est donc un film à l’image de ses personnages : touchant, sensible et émouvant.
        Cependant, le film, en raison de sa distribution limitée, ne connait pas de succès. Deux ans après, la « Filmakers » ferme ses portes. Lupino tente un come-back en tant qu’actrice : elle joue dans Le Grand Couteau (1955) de Robert Aldrich et dans La Cinquième Victime (1956) de Fritz Lang. Mais elle va partir pour le petit écran, où elle joue parfois avec son nouveau mari Howard Duff[3], participant à des séries comme Drôles de Dames, Batman, Bonanza ou Columbo. Elle réalise de nombreux films pour la télévision mais ressort tout de même un dernier film pour le cinéma en 1966, The Trouble with Angels, une œuvre encore une fois de plus pour le moins originale.

02.11.07.



[1] Edmund Gwenn est surtout célèbre pour son fameux personnage qui se prenait pour un vrai Père Noël dans Le Miracle de la 42ème Rue (1947) par George Seaton, pour lequel il avait gagné l’oscar du meilleur second rôle.
[2] Ida Lupino et son mari ont signé ensemble les scénarii de deux de ses films : Outrage (1950) et Le Voyage de la Peur (1953). Ils ont aussi écrit le scénario de Ici Brigade criminelle (1954) de Don Diegel. Rappelons que Ida Lupino a signé seule le scénario de Avant l’Amour (1949) d’Elmer Clifton. Quant à Collier Young, il a participé au scénario de On the Loose (1951) de Charles Lederer. Ce film noir avec Melvyn Douglas qui préfigure La Fureur de Vivre (1955) de Nicholas Ray est l’un des deux seuls autres films produits par la « Filmakers » qui ne sont ni joués ni réalisés par Ida Lupino, le deuxième étant Mad at the World (1955) d’Harry Essex.
[3] Ida Lupino a rencontré Howard Duff sur le tournage de L’Araignée (1950) de Michael Gordon. Elle se marie avec lui en 1951. C’est son troisième mari.