mercredi 30 mars 2011

La Strada (1954) de Federico Fellini




         Avec La Dolce Vita et Huit et demi, il s’agit d’un des films les plus célèbres de Fellini. Quatrième film du réalisateur italien après Les feux du Music-hall (déjà sur le monde du spectacle), Le Courrier du Cœur (comédie fantaisiste) et Les Vitelloni (son premier grand succès, tant critique que public), La Strada a conforté la carrière de Fellini et lui a valu son premier oscar du meilleur film étranger.

         L’œuvre illustre pour Fellini la transition entre le néo-réalisme (vision misérabiliste et documentaire de l’Italie d’après guerre) et une vision plus féérique et onirique du monde. Le film est centré sur un trio : Gelsomina, une simple d’esprit (Giuletta Masina, la femme de Federico) assiste un forain brutal dénommé Zampano (Anthony Quinn) qui présente un spectacle de briseur de chaines. Le tandem va de ville de ville jusqu’à ce que leur route croise un clown funambule (Richard Basehart) qui propose à la jeune fille de quitter son maître…
         La Strada peint avec attendrissement et subtilité des marginaux qui ne savent pas exprimer leur amour. Bien qu’elle soit attardée, Gelsomina se pose de vraies questions existentielles, s’interrogeant sur sa propre utilité. « Si un caillou sert à quelque chose, je dois bien servir à quelque chose moi aussi » ne cesse-t-elle de se répéter. Manifestement attirée par le clown, elle préfèrera cependant rester auprès de Zampano qui a besoin d’elle. La brute au cœur d’or va la rejeter et ne se rendra compte que trop tard de son erreur. Quant au clown, il a l’air gentil, vraiment amoureux mais on le devine aussi un peu intéressé, voire salace.
         Au premier abord, on discerne dans La Strada un mélodrame légèrement tire-larmes. Pourtant, le film se révèle être un véritable road movie en ce sens que le périple spatial des personnages trouve un écho dans leur trajectoire morale. Au terme de la route, le rêve de solitude de Zampano s’avérera une illusion. Fellini nous offre donc une métaphore de la vie comme une route (la strada du titre), une errance sans fin, marquée par des spectacles répétitifs et grotesques, scandée par les rires et par les pleurs. Dans La Dolce Vita, Fellini gardera le même propos pessimiste mais changera d’image : il comparera la vie à une fête délirante sans cesse renouvelée malgré des lendemains douloureux.

         Quand on voit les films suivants de Fellini (La Dolce Vita, Huit et Demi, la Cité des Femmes), on peut se demander si leur mélancolie n’est pas la nostalgie de la pureté de la Strada que Fellini rêverait de retrouver. Avec La Strada, naissait l’essence du cinéma fellinien : des mouvements de caméra gracieux, la musique lyrique de Nino Rota, le jeu chaplinesque de Giuletta Masina. A l’heure où tant de films anciens font hâtivement figure de classique, voilà un film qui mérite ce titre.

30.03.2011

samedi 20 novembre 2010

The Lodger / Les Cheveux d'Or ou L'Eventreur (1927) d’Alfred Hitchcock




         The Lodger est le 3ème film muet du réalisateur anglais au célèbre embonpoint. Notre homme est entré dans le monde du cinéma par la petite porte, au tout début des années 20, en illustrant des intertitres puis en accomplissant la direction artistique de plusieurs films. En 1925, Michael Bacon, qui vient juste de fonder un an auparavant la compagnie de productions Gainsborough Pictures, annexe de Gaumont en Angleterre, propose un de ses projets à Hitchcock alors qu’il n’est encore qu’assistant réalisateur. Hitchcock part en Allemagne pour tourner The Pleasure Garden, l’histoire mélodramatique de danseuses de cabaret. Son film suivant, The Moutain Eagle (1926), également tourné en studio en Allemagne, est désormais perdu. Son auteur a avoué à François Truffaut dans son célèbre recueil d’entretient ne pas être très touché par cette perte…
         On peut donc affirmer que The Lodger est le premier véritable film d’Hitchcock. Tout d’abord, pour des raisons pratiques, car c’est son premier film tourné en Angleterre, son premier grand succès et aussi parce que c’est le seul film du début de sa carrière qui soit de nos jours facilement diffusé. Mais surtout, on peut aisément considérer The Lodger comme le premier film « hitchcockien » car cette histoire de tueur à la Jack L’éventreur regorge d’éléments de la « recette » des succès futurs du maître du suspense.
         Hitchcock signe avec The Lodger un thriller efficace avec des ressorts dramatiques qu’il va privilégier par la suite de sa carrière : un début in medias res (la découverte de la nouvelle exaction du criminel éventreur), l’utilisation de flashs back explicatifs, le recours au symbole (un cœur dessiné dans de la farine, des menottes, un lynchage christique) et au voyeurisme (déshabillement des mannequins dans leur vestiaire, bain osé, amour des blondes déjà présent). Hitchcock emploie déjà des personnages archétypaux (le criminel/le policier, la jeune fille naïve) et des décors types (lieux clos et cages d’escalier ou extérieurs embrumés et mal éclairés). En plus, Hitchcock est influencé par l’expressionisme allemand, jouant sur les ombres, les lumières et les lignes géométriques complexes.

         C’est du point de vue de la thématique qu’Hitchcock se révèle déjà. Le personnage central soupçonné d’être le criminel se révèle être une personne le poursuivant. On reconnaît bien là à la fois Hitchcock pour deux raisons : tout d’abord, pour la maîtrise (un peu douteuse) de la manipulation du spectateur (cf. les flashs back faux ou incomplets du Grand Alibi), ensuite pour la prédilection pour le personnage du faux coupable.
         Le personnage de l’étrange Lodger est interprété par Ivor Novello, célébrité de l’époque quelque peu oublié de nos jours. Ce gallois était un acteur de théâtre, un chanteur et un auteur-parolier d’opérettes. Plus tard, il allait participer à la rédaction du scénario du Tarzan de 1932 de Woody S. Van Dyke avec Johnny Weissmuler. L’homosexualité de Novello était surtout notoirement connue et ce dernier bénéficiait d’un grand public féminin. Hitchcock a ainsi détourné l’image de jeune premier de l’acteur en montrant un personnage quelque peu détraqué.
         Le spectateur n’est d’ailleurs pas très convaincu par le revirement final de situation dont on peut se demander s’il n’a pas été imposé par les studios pour ne pas déformer l’image de Novello. On peut en effet voir, en dépit de cette fin heureuse, une description légèrement dégoutée de l’esprit pervers d’un homosexuel-vampire, efféminé et refoulé (cf le visage pâle, les lèvres et les gestes maniérés de Novello). Hitchcock, notre sexiste préféré, serait-il homophobe ?
         The Lodger montre donc aussi bien le goût d’Hitchcock pour la psychanalyse. C’est dire comme l’œuvre de l’auteur est annoncée presque dans son intégralité. Le film confirme même de la théorie de Godard selon laquelle l’œuvre d’Hitchcock ne marque les esprits que par des scènes et des objets (en cela, « Hitchcock a été le maître du monde » dit-il dans son Histoire(s) du cinéma). Un gros plan sur le visage effrayé d’une femme qui crie, une arrivée fantastique et glaçante d’un nouveau locataire, un lynchage bestial et le maître du suspense frappe une fois de plus…

20.11.2010

dimanche 12 avril 2009

Hôtel du Nord (1938) de Marcel Carné

         « Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? »… Avec cette fameuse réplique, Hôtel du Nord fait partie de ces films « mythiques » qui injustement ne sont réduits qu’à un seul élément dans l’esprit de tous. Dans cette même veine de synecdoque cinématographique, on pourrait parler de films trop souvent restreints qu’à une scène (le bain de minuit dans la fontaine de Trevi dans La Dolce Vita de Fellini), à quelques notes de musique (le thème d’Henri Mancini de La Panthère rose) ou à une apparition furtive de quelque comédien (Marylin Monroe dans Quand la Ville dort de John Huston).
         Il est donc grand temps de réhabiliter Hôtel du Nord, film qui est bien plus que cette simple tirade, et d’expliquer en quoi cette œuvre est à juste titre l’une des plus belles et importantes du cinéma français. Film majeur du Réalisme poétique, Hôtel du Nord est un film très grave et très sombre sur la réalité humaine, empreint de l’habituel pessimisme de son auteur Marcel Carné.


         A cette époque, Marcel Carné connait l’apogée de sa fructueuse collaboration avec le poète Jacques Prévert : ils ont travaillé ensemble sur Jenny (1936), Drôle de Drame (1937) et Le Quai des Brumes (1938) d’après un roman de Pierre Mac Orlan. Mais au moment de la mise en chantier d’Hôtel du Nord, Prévert voyage aux Etats-Unis. Il est alors remplacé par Jean Aurenche et Henri Jeanson, scénaristes qui feront plus tard la gloire de la Qualité française. Ceux-ci sont donc chargés d’adapter le roman populaire homonyme de 1929 écrit par Eugène Dabit, membre des « écrivains prolétaires » des années 30.
         Le film se concentre sur la vie agitée des habitants de l’hôtel du Nord, situé le long du canal Saint-Martin à Paris. Le quartier a été subtilement reconstitué en studio mais le décor est assez criant de vérité. Pourtant, dans d’autres scènes, l’artifice n’est jamais loin (scènes de nuit avec brume et éclairage factices). Là réside donc la force du Réalisme poétique qui consiste à mêler la réalité sociale avec une certaine forme de poésie.
         Ici, le réalisme passe par la peinture de l’époque, l’argot et le langage de la rue. Les personnages, très bien croqués, sont pittoresques : le patron paternaliste de l’hôtel, sa femme attachante, le jeune homme efféminé, l’éclusier débile… Sortent du lot deux couples : celui des jeunes tourmentés Pierre (Jean-Pierre Aumont) et Renée (Annabella) et celui de la prostituée Raymonde (Arletty) avec Monsieur Edmond (Louis Jouvet), ancien voyou qui se planque.
         A l’origine, le film devait être centré sur les jeunes tourtereaux mais, Jeanson a préféré développer les relations entre Raymonde et son « homme ». Ces deux personnages sont hauts en couleurs : Raymonde est une femme de caractère, indépendante alors qu’Edmond parvient à demeurer attachant en même temps qu’étrange. Il faut dire que Jouvet, qui jouait déjà dans Drôle de Drame (1937) de Carné, y est formidable avec son costume gris, son chapeau bas et sa démarche tranquille.
         Néanmoins, l’histoire principale d’Hôtel du Nord reste quand même celle de Renée, qui, influencée par son amant Pierre, décide de le suivre dans son suicide. Cependant, cette mort programmée ne va pas fonctionner : les deux amoureux dépressifs louent une chambre à l’hôtel du Nord pour s’y tuer mais, Pierre n’a plus le courage de passer à l’action. Renée s’en sort difficilement avec une balle dans le ventre alors que Pierre se fait arrêter.

         On reconnaît alors le profond pessimisme qui marque l’œuvre de Carné. C’est là qu’intervient la poésie du Réalisme poétique : ces « drifters », ces égarés, sont de dangereux romantiques. Il est donc question de défaitisme, de fatalisme : ces jeunes si aigris, Prosper, le médiocre éclusier, Edmond, le truand qui ne parvient pas à échapper à son passé noir.
         Si l’on y réfléchit, il y a au moins trois suicides dans Hôtel du Nord: celui raté de Renée et de Pierre, celui évité de Prosper et celui accompli par Edmond qui s’offre consciemment aux balles des tueurs qui l’attendaient. Ce final criminel (brillamment monté en parallèle avec une fête bruyante en pleine nuit) annonce à ce titre le film noir et surtout Les Tueurs (1946) de Robert Siodmak.
         Pourtant, dans ce monde du mal-être et de l’échec prédominant, survit toujours l’appel du large. Il s’agit là d’une thématique récurrente du Réalisme poétique et de l’œuvre de Carné. Dans Le Quai des Brumes (1938), Jean se faisait tuer en pleine rue alors qu’il avait décidé de tout quitter pour Nelly alors que dans Hôtel du Nord, comme dans Pépé le Moko (1936) de Julien Duvivier, c’est le port qui symbolise la figure carcérale de l’impuissance à partir. Partir au loin signifie une deuxième vie, un espoir possible. Pierre et Renée auront justement le droit à cette autre chance suite au sacrifice mortel d’Edmond.


         Film désespéré sur les marginaux, Hôtel du Nord est un film émouvant et touchant. Pour Carné, la dureté de la vie n’épargne personne et encore moins les jeunes gens. Il nous décrit un monde gris de misère et de lassitude. La seule lumière dans ce pessimisme reste en fait la poignante solidarité qui s’instaure entre les êtres.



11.04.09.

mercredi 25 février 2009

Two Lovers (2008) de James Gray

         En l’espace de trois films, James Gray s’est affirmé comme l’un des maîtres du polar ou plutôt du néo-film noir. En changeant de genre avec Two Lovers, Gray ne renonce pas pour autant à la noirceur tant visuelle que thématique qui marquait ses précédents films. Avec Two Lovers, il signe un drame tout à fait bouleversant.


         Refusant les conventions du mélodrame ou les règles de la comédie, James Gray préfère aborder la question de l’amour avec simplicité, en prenant un exemple à la fois très concret et universel. Car, comme l’indique l’affiche, Two Lovers est tout simplement une « histoire d’amour », sans artifices et sans détours.
         Joaquin Phoenix, qui était déjà de l’aventure des deux derniers films de Gray [The Yards (2000) et La Nuit nous appartient (2007)], y incarne le très tourmenté Leonard Kraditor. Profondément marqué par une déception amoureuse, Leonard se jette dans l’Hudson river et c’est sur cette douloureuse tentative de suicide avortée que s’ouvre le film.
         En rentrant chez lui, il retrouve l’appartement familial aux murs exigus, prison d’affection étouffante qui ne fait que renforcer son malheur. A 30 ans, Leonard vit toujours chez ses parents mais, en même temps, son comportement d’enfant (démarche d’autiste, élocution difficile, blagues et mimiques de gamin) semble justifier cette « punition ». En effet, Leonard souffre d’un problème assez souvent représenté dans le cinéma américain contemporain : c’est un éternel adolescent, un adulte dans un corps d’enfant.
         Comme le personnage paradoxal de Leonard, Two Lovers procède par associations de contraires. Le cœur de Leonard va se déchirer en deux idéaux, entre deux femmes. Son père va lui présenter Sandra, fille d’une bonne famille juive associée en affaires avec les Kraditor. Sandra représente donc la constance, la tranquillité, l’entente.
         Mais, Leonard pense à une autre. Michelle, sa nouvelle voisine, est belle, mystérieuse et envoutante. Attirante figure de la liberté et de l’originalité, elle est cependant pleine de dangers et de failles : elle se drogue, entretient une liaison avec un homme marié et paraît souvent anxieuse.
         Pour Leonard, il s’agit d’un dilemme clair mais pénible : il doit choisir entre la raison et la passion, la tempérance et l’aventure, la brune et la blonde. Et tout le film repose sur ces antithèses : si Leonard parle à Sandra de La Mélodie du Bonheur, film tendre mais niais, il préfère discuter avec Michelle de la photographie, art de l’insaisissable et de l’imprévu. La scène d’amour avec Sandra sera chaude, sensuelle alors que celle avec Michelle, sur un toit, est étrange, glaciale et inédite.
         Alors qu’il semble avoir fait son choix, Leonard va être rattrapé par son destin. Devant une réponse négative de Michelle pour laquelle il était prêt à tout quitter, il déambule jusqu’à une plage. L’appel froid de la mort, encore une fois. Et l’on pense que la boucle du début va se refermer de façon parallèle. A ce moment désespéré, un cadeau de Sandra tombe de la poche de Leonard : un gant, une main du destin qui va le ramener à la raison.
         On retrouve donc dans Two Lovers les thématiques des œuvres précédentes de Gray, notamment celles de La Nuit nous appartient : le retour du fils à la maison et la dualité. Mais encore une fois de plus, si le choix entre bien et mal et la question du bon côté de la loi semblent avoir été remplacés par le combat entre devoir et désir, le rôle de la famille est toujours aussi important. C’est lui qui est au centre du conflit de l’individu qui peine à acquérir sa véritable indépendance.


         Two Lovers est un film touchant, émouvant, magnifique. Sans sombrer dans la caricature, il pose vraiment les questions que nous connaissons ou comprenons tous. Jamais le problème n’a été aussi clairement énoncé. Car oui, dans la vie, on est toujours confronté à des idéaux opposés, vers lesquels on semble tendre avec plus ou moins d’hésitation. Et, on est toujours seul au milieu de la voie lorsqu’il y a un embranchement. Et, à défaut de prendre soi-même la décision, on attend souvent que le destin nous offre sa main.

15.02.09.

Leatherheads / Jeux de Dupes (2008) de George Clooney

         L’engagement politique de George Clooney est bien réel (aide pour les victimes des tsunamis, mobilisation contre le génocide au Darfour, ambassadeur de l’ONU en tant que « gardien de la paix ») mais il ne va pas de soi : Clooney est aussi un homme tourné vers le passé comme le montre parfaitement son passage à la réalisation. Après Confessions d’un homme dangereux (2002) situé dans les années 70 et Good Night and Good Luck (2005) sur fond de maccarthysme des années 50, Clooney plonge son Jeux de Dupes dans l’Amérique des années folles. Suivant les pas de ses amis les frères Coen, il signe une comédie dans le style des grands classiques des années 40.


         Jeux de Dupes est centré sur le monde du football américain en 1925. Clooney y incarne Dodge Connolly, entraineur de l’équipe des « Bulldogs ». Les scènes sportives, heureusement assez peu nombreuses, tournent souvent au grand n’importe quoi (l’absence de règles conduit à de véritables affrontements physiques dans la boue) et Clooney semble s’inspirer de la folie des matches de Plumes de Cheval (1932) de Norman McCleod, avec les frères Marx, ou de ceux de Vive le sport (1925) avec Harold Lloyd.
         Car, si dans Jeux de Dupes, les références ne sont pas directes, les diverses influences se laissent apercevoir. George Clooney, le Cary Grant d’aujourd’hui, se lance en effet dans une « screwball comedy » à l’ancienne. Howard Hawks est le premier convoqué : les dialogues sont menés à 100 à l’heure et un jeu du chat et de la souris s’installe entre l’homme et la femme. Renée Zellweger joue quant à elle une journaliste émancipée et malicieuse dans la veine de celle de La Dame du Vendredi (1940).
         Cette dernière se met bien sûr en tête d’écrire le plus grand scoop de l’histoire pour gagner le prix Pulitzer. L’occasion se présente lorsqu’elle découvre que le joueur vedette de l’équipe n’est pas le véritable héros de la Grande Guerre que l’on croyait. Clooney pastiche alors le récit guerrier du Sergent York (1941) d’Hawks, biographie du soldat américain le plus décoré de la Première guerre mondiale.

         Mais surtout, il suit les pas de Preston Sturges (très admiré des Coen aussi) qui se moquait de l’icône du héros et du patriotisme dans Héros d’occasion (1944), film dans lequel un jeune marin réformé se faisait passer pour un héros de guerre. C’est également de Sturges que vient la scène de la dispute dans un wagon lit comme dans The Palm Beach Story (1942).
         Clooney rend aussi un hommage au cinéma burlesque de Chaplin (le déguisement en policier) ainsi qu’à John Ford (pour le folklore irlandais et les bagarres de saloon avec des militaires).

         Depuis Mémoires de nos pères (2006) de Clint Eastwood, l’interrogation sur la notion du héros (qui est-il ?) et sa réponse (quel qu’il soit, la patrie en a besoin) semble être de rigueur dans le chaos de l’Amérique après le 11 septembre. Pourtant, avouons que ce n’est une fois de plus pas la question la plus importante et intéressante du film, surtout vus son ton et son genre.
         En effet, Jeux de Dupes baigne dans un esprit léger et très bon enfant. Clooney subit ainsi l’influence des Coen : la photographie (en sépia) léchée et la musique rétro, l’image visuellement très « forte » (cadrée, storybordée), l’humour cartoonesque parfois un peu lourd, le goût pour les gros et les imbéciles…


         Carte postale nostalgique du passé, Jeux de Dupes est une attachante comédie au charme fort désuet et sympathique. Le film ressemble beaucoup à ceux des Coen, c’est-à-dire que c’est un hommage au cinéma d’antan dont le caractère vain (on refait plus ou moins la même chose) disparaît au profit d’une approche novatrice et stylisée du visuel. On a conscience qu’on fait du neuf à partir d’ancien mais on marche à fond, on est enchanté et on en redemande.

13.02.09.

jeudi 12 février 2009

Shine a Light (2008) de Martin Scorsese


         « La musique est pour moi aussi importante que le cinéma » a déclaré Martin Scorsese. De la part de quelqu’un pour qui un film doit être recueilli de la même façon qu’une hostie, ce n’est pas rien. On comprend donc quelle peut être la place de la musique dans la vie du cinéaste. Scorsese aime la musique (les BO de ses films sont souvent assez électriques) et sa filmographie ne cesse de le rappeler.
         Scorsese a été monteur du documentaire fleuve Woodstock (1970) de Michael Wadleigh. Il a fait appel au grand Bernard Herrmann pour la composition de la musique de Taxi Driver (1976). Son New York New York (1977) est spécialement consacré à la vie d’un musicien. Il a filmé les adieux de The Band dans The Last Waltz (1978). En 1987, il a tourné un clip pour Michael Jackson (Bad). Il a également participé à une série de documentaires sur l’histoire du blues en 2003 et a dressé un portrait de Bob Dylan avec No Direction Home (2005).
         En 2006, avec Shine a Light, il a réalisé un rêve presque d’adolescent : filmer les Rolling Stones, groupe qui n’a cessé de le bercer dans sa jeunesse et de l’inspirer tout au long de son œuvre. En effet, on peut entendre la chanson Jumpin' Jack Flash dans Mean Streets (1973) et Monkey Man dans Les Affranchis (1990). Quant à Gimme Shelter, c'est une véritable obsession de Scorsese puisqu'elle figure dans Casino (1995), Les Affranchis et Les Infiltrés (2006).

         C’est la énième fois que l’on filme les Stones en concert mais cela n’a pas découragé notre italo-américain préféré. Shine a Light (le titre vient d’une chanson tirée de l’album Exile on Main Street) est ainsi construit de la sorte: on voit la préparation du spectacle, puis son déroulement, entrecoupé par des interviews et des images d’archives assez amusantes d’ailleurs.
         Il s’agit d’une véritable prouesse technique : 17 caméras ont capté l’énergie débordante des Stones (ils sont pourtant sexagénaires maintenant !) lors de leur représentation au Beacon Theater à New York, en automne 2006. Mick Jagger semble être en pleine forme (il danse toujours d’une façon démoniaque) même si sa voix, affaiblie, a quelque peu changé.
         Le concert était donné pour l’anniversaire de Bill Clinton et la famille de l’ancien Président était au complet pour saluer le groupe avant sa représentation. Notons d’ailleurs que la chanson Sympathy for the Devil sera spécialement censurée pour le démocrate (on n’entend pas “I shouted out/Who killed the Kennedys/After all/It was you and me”).
         Malheureusement, le film est loin d’être passionnant. Tout d’abord, parce qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’un simple concert filmé, ce qui paraît rapidement assez vain comme exercice. Ensuite, parce que le concert est assez fatiguant. Les chansons les plus douces (As Tears go by par exemple) passent mal en concert et les orchestrations ne sont pas toujours très réussies.
         Gimme Shelter (1970) des frères Maysles, sur le concert d’Altamont en 1969, était bien plus réussi. Faudrait-il obligatoirement un meurtre pour que le film-concert soit plus excitant et intéressant ? Car contrairement au Don’t look back (1967) d’Alan Pennebaker qui nous révélait la complexité de Bob Dylan lors de sa tournée anglaise en 1965, Shine a Light ne nous apprend rien sur les Rolling Stones.
         En fait, le spectateur n’est là que pour avoir les oreilles cassées. Il sort des 2h00 de « gueulade » en ayant mal à la tête. Comme le batteur Charlie Watts (qui porte un vieux blouson de grand-père), à la fin d’un morceau, il soupire d’épuisement et d’ennui. Peut-être que si l’on veut vraiment ressentir l'atmosphère du concert, il n’y a pas d’autre solution que d’être dans la salle.


         Long et éprouvant, Shine a Light n’intéressera donc que les inconditionnels des Stones et de Scorsese. Le vrai spectacle du film, c’est à la limite celui d’un Scorsese s’énervant lorsqu’il attend la liste des morceaux quelques minutes avant l’ouverture du show. C’est donc un peu maigre.
         Scorsese prévoit de faire un film de fiction sur Bob Marley ainsi qu’un documentaire sur George Harrison. Espérons que ce sera plus captivant que Shine a Light.

08.02.09.

mercredi 4 février 2009

The Man with Bogart’s Face / Détective comme Bogart (1980) de Robert Day


         Humphrey Bogart meurt en 1957, mais son culte se perpétue après sa mort. Ainsi, dans les années 70, on assiste à un regain d’intérêt pour ses personnages : Robert Mitchum reprend le personnage de Philip Marlowe dans Adieu ma jolie (1975) de Dick Richards et dans Le Grand Sommeil (1975) de Michael Winner alors que George Segal incarne le fils de Sam Spade dans The Black Bird (1975) de David Giler, suite du Faucon maltais (1941) de John Huston.
         Mais plus que ses personnages, c’est Bogart lui-même qui va directement être repris au cinéma. Ainsi, il apparait de façon fantomatique en tant que mentor séducteur de Woody Allen dans Tombe les filles et tais-toi (1972) d’Herbert Ross. Bogart est également l’idole d’Albert Finley dans le Gumshoe (1971) de Stephen Frears, relatant la vie d’un comique qui devient détective privé. Peter Falk s’amuse à parodier l’acteur dans Un cadavre au Dessert (1976) et sa suite Le Privé de ces Dames (1978), deux films réalisés par Robert Moore. Enfin, l’ « ancien » Vincent Sherman qui a dirigé à deux reprises l’acteur[1] tourne sur lui en 1980 un biopic télévisé, dénommé Bogie.
         La même année, c’est l’Anglais Robert Day qui lui rend hommage avec Détective comme Bogart. Réalisateur de She (1965) et de nombreux Tarzan, Robert Day, reconverti dans la télévision dans les années 70, nous livre un petit film amusant, truffé de références pour les cinéphiles.


         Le film met en scène un fou de cinéma qui s’est fait refaire le visage par un chirurgien afin d’avoir celui de Bogart et qui ouvre un bureau de détective sous le nom de Sam Marlowe (Sam pour Sam Spade et Marlowe pour Philip Marlowe).
         Robert Sacchi, la vedette du film est particulièrement bluffante et tout le film repose sur sa troublante ressemblance avec l’acteur. Non seulement il a le visage de Bogart mais, bien sûr, il joue avec ses tics (grimaces, caresse de la lèvre) ainsi qu’avec son intonation si particulière. Cigarette à la bouche, il s’est aussi doté de l’imper beige pour avoir la panoplie complète. Sachi est tellement convaincant qu’il refera par la suite des apparitions en sosie de Bogart dans d’autres films et ou à la télévision.
         A l’origine de ce film, il y a un livre d’Andrew Fenady, scénariste du Chisum (1970) d’Andrew McLaglen avec John Wayne ainsi que de la série télé Hondo (1967). Féru de cinéma et de films noirs, il a su puiser des éléments dans tous les classiques du genre. Il renouvellera d’ailleurs l’expérience en écrivant dans le même style le scénario de Jake Spanner, Private Eye (1989), téléfilm avec Robert Mitchum, ses deux fils (John et James) et Ernest Borgnine et qui fait principalement référence à La Griffe du Passé (1947) de Jacques Tourneur.
         Les références aux films de Bogart fusent donc dans tous les sens dans le film de Day. L’histoire se déroule à Los Angeles et il est tout d’abord question de chantage avec des photos pornographiques comme dans Le grand Sommeil (1946) d’Howard Hawks. Mais c’est surtout Le Faucon maltais de Huston qui est convoqué : la quête de saphirs [les yeux d’ « Alexandre » (le grand)] fait penser à celle dudit faucon maltais. De même, alors que le personnage du gros commodore Anastas (Victor Buono) fait penser à celui joué par Sidney Greenstreet, Monsieur Zebra (interprété par Herbert Lom), lâche homosexuel qui sent le parfum, fait référence au personnage similaire joué par Peter Lorre.

         Le film fait aussi allusion à d’autres films de Bogart : la scène au début de l’opération de chirurgie esthétique vient des Passagers de la Nuit (1947) de Delmer Daves ; le règlement de comptes final sur le bateau renvoie à celui de Key Largo (1948) de John Huston. Enfin, le personnage de Robert Sachi enfile un moment le même costard blanc que Bogart dans Casablanca (1943) de Michael Curtiz. L’exotisme de certains films de Bogart est aussi abordé avec le personnage du pacha turc interprété par l’acteur de westerns spaghetti Franco Nero.
         Robert Day ne s’en est pas tenu à l’unique corpus de la filmographie de Bogart. Il se prête même à l'exercice d'une parodie de la fin de La Dame de Shanghai (1947) d’Orson Welles, avec un règlement de comptes dans une salle pleine des miroirs. Son film se veut aussi confus qu’un film noir et Sam Marlowe ne cesse de se faire assommer. L’ambiance du genre est tout à fait retranscrite (éclairage, musique, volets à jalousie). A la fin, Sam Marlowe résout l’affaire en élaborant une véritable conclusion de « whoodonit ».
         Evoquons également le personnage de Gena (jouée par Michelle Phillips, chanteuse des Mamas & Papas) calqué sur celui du Laura (1944) d’Otto Preminger et celui de la secrétaire blonde façon Marilyn Monroe. Robert Day a même fait venir des rescapés du film noir qui jouent quelques petits rôles : George Raft[2], Yvonne DeCarlo ou encore Mike Mazurki.


         Détective comme Bogart est donc un film plutôt sympathique. La distanciation avec le personnage principal qui veut vivre ce qu’il a vu sur l’écran est assez drôle (qui peut-il être, sinon nous ?) et la publicité numéro 1 du film (la ressemblance de Robert Sacchi avec Bogart) est loin d’être une tromperie.
         Cependant, il reste un bijou cinéphilique tout à fait vain et inutile. De plus, il baigne parfois dans un look années 80 assez bas de gamme (on aurait pu se passer de l’érotisme de la danse du ventre) et son humour peut se révéler assez débile. Le pastiche n’est donc pas toujours aussi élégant.

01.02.09.



[1] Il s’agit du Retour du Docteur X (1939) et d’Echec à la Gestapo (1942).
[2] George Raft a même joué à deux reprises aux côtés de Bogart dans Invisible Stripes (1939) de Lloyd Bacon et Une Femme dangereuse (1940) de Raoul Walsh.