Peter Bogdanovich est l’un des premiers metteurs en scène américains à venir de la critique. Il fait son éducation à l’ « écurie » Corman où il signe en 1968 Targets / La Cible et Voyage to the Planet of Prehistoric Women, « bidouillage » d’un film de science-fiction russe (que Curtis Harrington avait déjà retouché). Avec La Dernière Séance, il réalise son premier film majeur. Produit par la BBS de Bert Schneider et Bob Rafelson, c’est un succès considérable qui lance la carrière de Bogdanovich, acclamé comme un prodigue, ainsi que celle de nombreux de ses comédiens.
          Adapté d’un roman de Larry McMurtry [1], La Dernière Séance raconte l’amitié entre deux adolescents au début des années 50, dans une ville perdue et désolée du Texas. La vie de Sonny (Timothy Bottoms) et Duane (Jeff Bridges), réglée par les saisons du football américain, se révèle pleine d’ennui, malgré la découverte des filles et l’existence d’un vieux cinéma dans la rue principale de la ville.
          La Dernière Séance offre le portrait d’une Amérique rurale : chacun se connaît dans ce microcosme où tout le monde travaille aux puits de pétrole, y compris les jeunes dès leur sortie de l’école. Un des gosses est un simple d’esprit et la plupart de ces adolescents, délaissés par leurs parents, passent leur temps à se chamailler et à boire du « Doctor Pepper ». La Dernière Séance n’est pas une histoire d’apprentissage : il ne fait pas bon grandir dans ce décor désertique, symbole du vide existentiel des protagonistes. Le film se contente de capturer un instant fugace de leur adolescence plutôt que l’histoire de leur construction morale.
          La Dernière Séance paraît donc bien éloigné de la vision idéaliste du American Graffiti (1973) de Georges Lucas, autre regard des seventies sur une génération passée (celle du début des années 60 en non plus celle des années 50). Le film de Bogdanovich a été en effet l’un des premiers films à évoquer la question du sexe chez les jeunes, que la plupart découvre à l’arrière des voitures en pelotant leur petite amie. Les classes plus aisées organisent elles des soirées bien arrosées ou des parties nudistes dans les piscines d’intérieur de leurs grandes villas.
          La description des pratiques des adultes ne nous est pas épargnée : la vie du bled est marquée par des histoires d’adultère, de pédophilie voire d’homosexualité. La Dernière Séance montre crûment ces épisodes, n’hésitant pas à montrer les corps nus et les lieux sordides des ébats : un lit qui grince, une table de billard ou un motel en périphérie. Dans sa critique, Pauline Kael compare le film avec d’autres histoires mettant en scène la vie provinciale américaine telles que Peyton Place ou King’s Row / Crime sans châtiment : dans La dernière séance, il ne s’agit pas d’exploiter la vie des gens ordinaires mais simplement de révéler ce qui est « visible à la surface », ce que tout le monde connaît mais ce que personne n’avait encore jamais représenté, tout « en faisant preuve d’observation et d’humour » [2].
          La comparaison avec le film de Lucas peut être poussée plus loin. En effet, le noir et blanc âpre [3] de La Dernière Séance s’oppose au film coloré de Lucas. Et si, dans les deux films, on retrouve une même utilisation d’une bo énergique d’époque, dans La Dernière Séance, la répétition de la chanson de country Cold, Cold Heart de Hank Williams souligne davantage le sentiment d’étouffement, d’enlisement dans un espace que l’on quitte jamais. Comme American Grafiti, La Dernière Séance est peut être un film nostalgique mais il s’agit surtout d’un film crépusculaire : alors que l’un des deux protagonistes décide de partir pour la guerre de Corée et que l’on doute de son possible retour [4], le film se clôt tragiquement par la mort d’un des jeunes, accidentellement écrasé par une voiture.
          La vie de la bourgade de La Dernière Séance est surtout marquée par la mort du personnage de Sam « Lion » au milieu du récit. La disparition cette figure digne et paternelle souligne la fin d’une époque, emparant le film d’une profonde gravité et tristesse. Le choix du comédien Ben Johnson, acteur fordien, établit un parallèle avec la fin du cinéma classique que la génération du Nouvel Hollywood va bientôt remplacer. Ce n’est donc pas un hasard si le cinéma de la ville, justement tenu par Sam, diffuse La Rivière rouge d’Howard Hawks ou Winchester 73 d’Anthony Mann. Le titre n’est donc pas trompeur : le film de Bogdanovich, comme la fameuse (et homonyme en vf) chanson d’Eddy Mitchell, est aussi le récit d’une « dernière séance », d’une dernière projection dans un cinéma qui doit fermer, le temps ayant eu raison de lui.
          La cinéphilie qui touche La Dernière Séance et le regard à la fois cru et tendre porté sur les personnages contribuent au caractère européen et « nouvelle vague » de ce film ayant paradoxalement pour décor une société très américaine. Bogdanovich, ayant voulu privilégier la justesse et le spontané, a fait appel à des comédiens inconnus dont la plupart ont connu une carrière importante par la suite : Timothy Bottoms (il s’agit de son second film après Johnny s’en va en guerre de Dalton Trumbo), Jeff Bridges, Ellen Burstyn, Randy Quaid ou encore Cybil Sheperd [5].
          Le film fut d’ailleurs nominé pour huit oscars dont celui du meilleur film, du meilleur réalisateur et compte quatre nominations relatives à l’interprétation : Ben Johnson et Jeff Bridges ainsi que Ellen Burstyn et Cloris Leachman pour les meilleurs seconds rôles masculins et féminins. Seuls Johnson et Leachman remportèrent un prix.
          Mélangeant la nostalgie et l’amertume, La Dernière Séance constitue ainsi une triste évocation d’un passé et d’un cinéma glorieux, définitivement révolus et remplacés par un présent plus médiocre. Devant l’émotion dégagée par le film, Pauline Kael a dit que « même Nixon pourrait aimer La Dernière Séance » [6].
01.02.12.
[1] Larry McMurtry est l’auteur de Lonesome Dove qui a gagné le prix Pulitzer en 1985. Ce roman est une extension du scenario d’un western intitulé The Streets of Laredo, projet de Peter Bogdanovich qu’il devait diriger après La Dernière Séance avec James Stewart, John Wayne et Henry Fonda. Lonesome Dove fit finalement l’objet d’une série télévisée en 1989 réalisée par Simon Wincer, avec Robert Duvall et Tommy Lee Jones. D’autres romans de McMurtry ont également été adapté au cinéma : Horseman, Pass by (1961) avec Hud (1963) de Martin Ritt, Leaving Cheyenne (1963) avec Lovin’ Molly (1974) de Sidney Lumet, Terms of Endearment (1975) avec Tendres Passions (1983, oscar du meilleur film de l’année) de James L. Brooks. McMurtry a remporté en 2005 un oscar avec sa collaboratrice Diana Ossana pour l’adaptation du roman Brokeback Mountain d’Annie Proulx.
[2] Dans le New Yorker du 9 octobre 1971, reproduit dans Chroniques américaines, Sonatine Editions, 2010.
[3] La photographie est signée par le vieux Robert L. Surtees. Ce chef opérateur réputé a remporté trois oscars : pour Les Mines du roi Salomon, Les Ensorcelés et le Ben Hur de William Wyler. Surtees a également éclairé Le Lauréat, Un été 42, L’Arnaque ou encore Une étoile est née (1976).
[4] Duane rentrera bien vivant de Corée : McMurtry a écrit en 1987 une suite à son roman intitulée Texasville. Bogdanovich l’a adapté en 1990, reprenant plusieurs comédiens de La Dernière Séance : Jeff Bridges, Cybill Sheperd, Cloris Leachman, Timothy Bottoms, Randy Quaid et Eileen Brenann. L’American Graffiti de Lucas avait également donné lieu à une suite : More American Graffiti (1979) de Bill L. Norton.
[5] Cybil Sheperd devient la maîtresse de Bogdanovich durant le tournage.
[6] Cf. op. cit.