En mars 1939, Rowland Brown, scénariste et réalisateur du début des années 30 tombé en désuétude, achète les droits du roman Thieves like Us à son auteur Edward Anderson, un écrivain qui a échoué à faire carrière à Hollywood. Brown revend finalement les droits du roman à la RKO en 1941. Le projet reste dans les tiroirs du studio jusqu’à ce que le producteur John Houseman demande en 1947 à Nicholas Ray de réécrire le scénario.
          A l’âge de 36 ans, Ray a déjà adapté Duke Ellington (Beggar’s holiday) à Broadway et a également assisté Kazan sur le tournage du Lys de Brooklyn en 1945. Dore Schary, récemment arrivé à la tête la compagnie, est séduit par le jeune Ray et accepte de lui confier la mise en scène du film. Le tournage dure de juin à octobre 1947 mais l’arrivée d’Howard Hughes en mai 1948 bouleverse le calendrier du studio. Le film ne sortira qu’en novembre 1949 [1]. Premier film de Nicholas Ray, Les Amants de la Nuit constitue un film noir profondément tragique et romantique.
          Les Amants de la Nuit mythifie la figure du jeune couple en fuite et est l’un des premiers films noirs à faire usage de ce motif romantique [2]. Comme plus tard dans La Fureur de Vivre, Ray s’intéresse à une jeunesse meurtrie et rebelle: Bowie et Keechie vivent un amour sincère mais leur union est condamnée à l’échec par la société qu’ils refusent. Le film s’ouvre d’ailleurs sur la vue des deux adolescents amoureux, illustrée par le commentaire suivant: « This boy and this girl were never properly introduced in the world we live in ».
          Le roman d’Edward Anderson, inspiré par l’histoire contemporaine de Bonnie and Clyde (qui avait déjà influencé Fritz Lang pour J’ai le droit de vivre) nous montre certes un couple criminel mais il ne porte pas un regard condamnateur sur l’action des jeunes gens. Tout d’abord, seul Bowie est un délinquant : il s’est échappé de la prison où on l’a envoyé très jeune pour une vétille. Voleur mais pas meurtrier, il n’agit en dehors de la loi qu’en raison de la mauvaise influence d’adultes brutaux. Les policiers qui traquent Bowie le reconnaissent eux même : Bowie est une victime qui n’a jamais sa eu sa chance et n’a jamais connu que la misère. Mais surtout, Bowie et Keechie sont moins des criminels que des adolescents insouciants et naïfs qui rêvent d’une vie simple et normale.
          Le rejet par la société du couple jeune et beau de Bowie et Keechie peut également être conçu comme une réaction face à l’injustice d’un monde qui, de plus, est indifférent à leur sort. On devine que le roman, écrit pendant la Grande Dépression, a été écrit par un écrivain de tendance gauchiste. Dans Les Amants de la Nuit, certaines répliques politiquement engagées subsistent dont celle qui donne au roman son titre: les banquiers qui exploitent la misère des petites gens ne sont pas moins voleurs que les amis criminels de Bowie. On retrouve cette idée dans nombre de films des années 30, à commencer par Quick Millions (1931) de Rowland Brown. Une autre scène significative voit Bowie et Keechie se marier dans un sordide « centre » de mariage : cet endroit où l’on vend des « formules d’union » bon marchées (bagues de fiançailles et orgue d’accompagnement compris) représente une miniature d’un monde dont le sentimentalisme hypocrite cache à peine la nature mercantile.
          Par comparaison, Nous Sommes tous des Voleurs, le remake du film de Ray par Robert Altman, apparaîtra nettement plus engagé et bien moins lyrique. Accumulant les gros plans et privilégiant une photographie léchée , Nicholas Ray assume pleinement le romantisme désespéré de son couple, voué à une existence cachée et nocturne. Ray a fait appel à deux jeunes acteurs : Farley Granger trouve son premier rôle avec le personnage de Bowie alors que Keechie est interprétée par Cathy O’Donnell qui avait déjà été remarqué en 1946 dans Les Plus belles années de notre Vie de William Wyler . Une autre audace du réalisateur apporte au film une modernité surprenante et une émotion accrue : Ray a tenu à filmer plusieurs plans en hélicoptère pour suivre la fuite éperdue des protagonistes en voiture.
          Avec les sensibles Amants de la Nuit, Nicholas Ray signe donc un premier film audacieux. Le sujet (un livre de gauche datant de la Dépression) et son inspiration (la cavale de Bonnie & Clyde), l’explication sociale du crime ainsi que la présentation d’une enfance miséreuse et les tirades anti-finance renvoient au cinéma de la des années 30. En revanche, le lyrisme semble plus accentué que dans ces films-là. C’est une des marques du tragique propre au film noir mais aussi un des traits caractéristiques du cinéma de Ray.
17.02.12.
[1] Tourné antérieurement, Les Amants de la Nuit est donc sorti après Les Ruelles du malheur (février 1949) et A Woman’s Secret (mars 1949).
[2] On trouvait déjà cette trame dans J’ai le droit de vivre (1937) de Fritz Lang. On la retrouvera dans des films tel que Gun Crazy (1950) de Joseph Lewis, The Bonnie Parker Story (1958) de William Witney, Bonnie and Clyde (1967) d’Arthur Penn, La Balade sauvage (1973) de Terrence Malick ou encore Nous sommes tous des voleurs (1974), remake par Robert Altman du film de Ray.
[3] Dans une scène, Keechie et Bowie boivent du coca-cola, comme des millions d’Américains. Ce détail qui renforce le sentiment d’avoir affaire non à des anarchistes mais à des adolescents puérils qui ne désirent qu’à être intégrés dans la société de consommation sera davantage accentué dans Nous sommes tous des voleurs de Robert Altman.
[4] La photographie est signée par George E. Diskant qui travaillera de nouveau avec Ray sur A Woman’s Secret et La Maison dans L’Ombre.
[5] Le couple formé par Farley Granger et Cathy O’Donnell sera réuni pour Side Street / La Rue de la mort (1950) d’Anthony Mann.