samedi 2 juillet 2011

Le Silence des Agneaux / The Silence of the Lambs (1991) de Jonathan Demme


         Créé par le romancier Thomas Harris, le personnage d'Hannibal Lecter, psychiatre cannibale, a connu une belle carrière à l’écran, d’abord avec Man Hunter / Le sixième sens (1986) de Michael Mann (d’après Red Dragon), ensuite avec Le Silence des Agneaux. Cette adaptation du deuxième opus de la série rencontra un succès colossal à sa sortie et remporta l’oscar du meilleur film de l’année. Mélangeant les codes du thriller avec ceux du film d’horreur, Le Silence des Agneaux impressionne le spectateur et le prend aux tripes tout en donnant également naissance à l’un des méchants les plus intéressants du cinéma américain.

         Dès le début du film, le scénario est marque par une double appartenance au genre policier et horrifique : si Clarice Starling (Jodie Foster), une jeune profileuse du FBI, interroge Hannibal Lecter (Anthony Hopkins), emprisonné à vie dans un asile, elle le questionne dans le cadre d'une enquête sur une épouvantable série de meurtres commis par un psychopathe surnommé Buffalo Bill, qui dépèce ses victimes.
         Le Silence des Agneaux épouse ainsi les ressorts narratifs du thriller avec une traque haletante d’un criminel, l’héroïne étant toujours un peu en avance sur ses confrères. L’évasion d’Hannibal Lecter renforce l’intrigue parralèle et l’attention du spectateur. Le réalisateur Jonathan Demme, éduqué à l’ « écurie » Roger Corman [1], maîtrise en même temps les ficelles du film d’horreur et suscite la terreur du spectateur par la simple noirceur de ses personnages (un cannibale et un serial killer) et par une mise en scène efficace (il joue sur la peur du noir, a recours à quelques effets gore et à une steady cam toujours en mouvement derrière les protagonistes). Buffalo Bill, qui élève des papillons, n’est pas sans rappeler le Norman Bates de Psychose. Par son esthétique d’un sordide naturalisme, le film nous présente une sombre image du Middle West américain dans les années 90, avec des terres marécageuses peuplées de vicelards.
         Au-delà de ces qualités, l’intérêt du film réside pour une majeure part dans le passionnant personnage d’Hannibal Lecter, mythe fondateur du psychopathe du cinéma contenmporain. Cet ancien psychiatre, campé par un captivant Anthony Hopkins, se présente comme un intellectuel distingué et cultivé. Ses brillantes méthodes de déduction le rapprochent d’une intelligence digne de Sherlock Holmes. Cependant, ce raffinement cohabite avec la brutalité la plus primaire, conséquence de ses penchants anthropophages. D’ailleurs, comme le Dr Lecter le dit lui-même, illustrant son paradoxe, un humain, ça se déguste avec un petit chianti…
         Cette troublante schizophrénie pose un complexe dérangeant : l’homme le plus complet ne serait-il pas celui qui excelle par son intellect mais n’en oublie pas pour autant ses instincts élémentaires ? Variante horrifiante de la figure du savant fou matinée d’ogre, le personnage Hannibal Lecter vole la vedette à l’héroïne. Pour compenser, le personnage de Clarice Sterling a été artificiellement densifié par des traumatismes enfantins, partiellement retranscrits par des flash backs un peu lourdingues.

         La puissance du personnage de Lecter est telle que l’on comprend sans peine que Le Silence des Agneaux ait engendré une série : nous verrons donc avec plaisir Hannibal (2001), réalisé par Ridley Scott, suite directe du film de Demme, Dragon rouge (Red Dragon) (2002), remake du Sixième Sens de Michael Mann et Hannibal Lecter : Les origines du mal (2006), préquel qui comme son nom l'indique, revient sur les causes du cannibalisme chez Hannibal adolescent.



[1]Jonathan Demme commença sa carrière en travaillant pour le cinéma d’exploitation de Roger Corman entre 1971 et 1976, co-scénarisant deux films de Joe Viola (Angels Hard as They Come, 1971, et The Hot Box, 1972) ainsi que Black Mama, White Mama (1973), film de blaxploitation réalisé par Eddie Romero. Passé à la mise en scène, Demme tourna trois films pour The New World Pictures, le nouveau studio de Corman : Caged Heat / Cinq Femmes à abattre (1974), Crazy Mama (1975) et Fightin Mad / Colère noire (1975).

jeudi 23 juin 2011

Pourquoi tu pleures ? (2011) de Katia Lewkowicz


         On a souvent peur quand un chanteur délaisse un temps la musique pour le cinéma. Cette transformation fréquente nous fait doublement douter : chanter et jouer sont deux métiers différents et on craint un mélange à l’écran du personnage fictif avec le personnage réel.
         Après le succès de son album La Superbe, victoire de la musique 2010, Benjamin Biolay tient le rôle principal de Pourquoi tu pleures ?, première réalisation de l’actrice Katia Lewbowicz. Le chanteur s’était déjà essayé au cinéma, tenant ici et là quelques seconds rôles comme dans Stella de Sylvie Verheide.

         Pourquoi tu Pleures ? est une tragi-comédie centrée sur les jours précédents le futur mariage d’Arnaud, trentenaire bougon qui ne supporte pas la solitude. Le sujet, simple et concret, suit subtilement les errances et les hésitations du futur marié, exaspéré par les bons sentiments de ses amis et de sa famille qui souhaitent à tout prix son bonheur. Au lieu de se réjouir de son mariage, Arnaud en devient malade et sombre dans le doute. Il a l’impression d’être obligé de poursuivre une voie tracée par son entourage et non pas de suivre sa volonté.
         Entouré par de bons comédiens (dont Nicole Garcia en mère étouffante, Emmanuelle Devos en sœur autoritaire et Valérie Donzelli en amoureuse gracieuse et malicieuse), Biolay s’avère convaincant dans le rôle d’Arnaud, éternel indécis, toujours stressé et agacé (putain ! putain ! putain !). Nous présentant des personnages aussi communs par leurs préoccupations, Pourquoi tu pleures ? ressemble aux films de Christophe Honoré. Car voilà un film qui, comme les Chansons d’amour ou Non ma Fille…, nous parle beaucoup : un Paris sous un ciel gris, des familles décomposées, des enfants dans un parc le mercredi après midi, des téléphones portables qui sonnent trop ou alors qui ne répondent pas.

         Certes, Pourquoi tu pleures ? souffre de quelques conventions narratives (évidemment, Arnaud rencontre une nouvelle femme la veille du mariage !). Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un film touchant par son humanité.

lundi 20 juin 2011

The Locket / Le Médaillon (1946) de John Brahm



         John Brahm est un cinéaste de l’âge classique méconnu. Ce metteur en scène de théâtre allemand émigre aux USA en 1937. Dans sa chaotique filmographie hollywoodienne, on décèle bon nombre de remakes[1]. Quelques films ont acquis une certaine réputation : The Lodger (1944) et Hangover Square (1945), deux films situés dans le Londres brumeux du XIXème siècle ; The Brasher Doubloon (1947), une adaptation de Chandler avec George Montgomery dans le rôle de Philip Marlowe. Plus tard, il réalisera des d’épisodes de la Twilight Zone.
         Le Médaillon est l’un de ses films les plus célèbres de Brahm. Cette production RKO s’inscrit dans une série de drames conjugaux aux confluents du film noir et qui comprend notamment La Proie du Mort (1941) de Woody S. Wan Dyke II, Péché mortel (1945) de John Stahl, Lame de Fond (1946) de Vincente Minnelli ainsi que certains des premiers films américains d’Hitchcock comme Rebecca (1940) et Soupçons (1941). Dans ces films, le doute sur le conjoint, sur son identité ou sa culpabilité, se trouve au cœur de l’intrigue. Le film est assez conventionnel mais n’exclue pas pour autant quelques audaces.

         Le début insolite fait songer à une nouvelle. Le Médaillon s’ouvre en effet par une réception mondaine en préparation d’un mariage. Le futur époux y reçoit la visite d’un psychiatre qui lui révèle que sa fiancée Nancy a été sa femme auparavant et qu’elle souffre d’importants troubles psychiques. Commence alors un flash back dans lequel le médecin narre la venue similaire après son mariage d’un inconnu qui accuse Nancy de kleptomanie et de meurtre. Trois flashes backs se retrouvent ainsi imbriqués dans ce film à la construction complexe typique du film noir.
         Pourtant, le film n’est pas marqué par des cadrages et des éclairages particulièrement expressionnistes. Il n’y aura pas non plus de véritable criminel dans cette histoire : le portrait de Nancy s’éloigne de la femme fatale et s’avère moins une vamp perverse qu’une manipulatrice maladive.
         Néanmoins, comme bien d’autres films noirs et notamment le contemporain La Maison de docteur Edwardes, Le Médaillon exploite l’engouement d’alors pour la psychanalyse. Le freudisme y est réduit à une grossière caricature : l’héroïne est meurtrie par un traumatisme enfantin qu’une boîte de musique vient mécaniquement réveiller. Dans son traitement de la psychanalyse, le film n’est pas sans ironie, dépeignant un psychiatre parfois peu attentif aux déclarations de ses propres patients. Quant à Nancy, elle parvient à influencer son mari de telle sorte qu’elle le persuade d’examiner son ancien amant !
         Un autre trait qui fait du Médaillon un film noir est la présence d’une peinture de Norman sur le thème de la folie et dont le modèle n’est autre que Nancy. Cette représentation de l’être aimé contribue, comme dans Laura d’Otto Preminger, a renforcé la fascination qu’exerce la jeune femme sur les personnages et les spectateurs. Cette intrusion de l’art dans Le Médaillon fait apparaître une dimension sociale puisque Brahm oppose les riches faussement amateurs (leurs femmes, elles, sont couvertes de colliers) et les domestiques, tenus à l’écart de ce monde.
         La présence de bourgeois imperturbables, en contrepoint d’un meurtre, fait tout le sel de l’haletante séquence. Parmi les autres éléments insolites du film, relevons le suicide par défenestration tout à fait inattendu de Norman, campé par Robert Mitchum ainsi qu’un final buñuelien où l’héroïne, se croyant démasquée, devient hystérique. Le film, sombre, n’offrira pas de résolution par la psychanalyse. Il ne tranchera pas non plus vraiment sur la culpabilité de la jeune femme et laissera planer le doute chez le spectateur.

         Le Médaillon, malgré la lourdeur de l’approche psychanalytique, est donc un film noir mineur mais que ses quelques originalités rendent très sympathique. Il nous donne envie de découvrir un peu mieux l’obscur John Brahm.



[1] Son premier film, Broken Blossoms (1936), est un remake du Lys Brisé de Griffith ; Penitentiary/Prison centrale (1938) est un remake du Code criminel d’Howard Hawks ; The Lodger/ Jack l’éventreur (1944) est un remake du film homonyme d’Hitchcock.


dimanche 12 juin 2011

Elvira Madigan (1967) de Bo Widerberg



         Bo Widerberg, grand nom du cinéma suédois, reste pourtant assez peu connu et son œuvre, peu diffusée, du fait de l’aura étouffante d’Ingmar Bergman. L’oubli relatif de Widerberg, cinéaste majeur de la nouvelle vague suédoise, était peut-être le prix à payer pour cet homme réputé exigeant (il a abandonné à plusieurs reprises le tournage de ses films) et audacieux. Il a osé critiquer, entre autres, l’auteur du Septième Sceau dans un pamphlet de 1962 intitulé « regards sur le cinéma suédois ». Le cinéphile français ne pourra s’empêcher de vouloir déceler dans ce texte un équivalent nordique de l’article « une certaine tendance du cinéma français » de François Truffaut. Cinquième film de Widerberg, Elvira Madigan, présenté à Cannes en 1967, a permis la consécration internationale de son réalisateur.

         Le film est tiré d’une histoire populaire suédoise, fondée sur des faits réels de la fin du XIXème siècle. La funambule Elvira Madigan quitte son cirque pour le comte Sixten Sparre, lieutenant de la cavalerie suédoise, qui, lui, délaisse non seulement sa patrie mais également sa femme et ses deux enfants. Trouvant refuge dans la forêt danoise, le couple fugitif vit des moments de bonheur véritable mais éphémère. Voués à vivre dans des conditions précaires (ils sont réduits à manger des fruits sauvages, le couple finit par se suicider.
          Elvira Madigan est le portrait d’un amour à la fois fou (le couple sacrifie tout à ses sentiments) et innocent (aucun ébat sexuel n’est montré ; le couple faisant des tourné boulés et chassant les papillons nous parait bien puéril). Sont alors mis au service de cette paisible représentation, une photographie qui magnifie la lumière (le film est entièrement tourné en décors naturels et s’inspire des toiles de Monet ou de Renoir) ainsi qu’une musique inoubliable (le concerto pour piano n°21 de Mozart, désormais associé au film par son appellation de concerto d’Elvira). Certains peuvent, à juste titre, dénoncer une émotion facile (de belles images + un air de classique mélancolique = larmes du spectateur). Mais, cette esthétisation à des fins lyriques est à l’unisson de la beauté de la pureté de l’union des deux jeunes personnages.
         Film d’époque (l’action se situe en 1889), Elvira Madigan peut néanmoins être vu comme un témoignage élégiaque de l’esprit libertaire et contestataire de la jeunesse des années 60. Ces deux jeunes qui retournent à un mode de vie simple dans la nature (et qui font l’apologie de l’ « herbe » ?) semblent être des cousins suédois du couple de Zabriskie Point et surtout des amants fugitifs de la Ballade Sauvage. La mise en scène d’Elvira Madigan , par la justesse de ses détails, la peinture de la magnificence de la nature et de la grâce des personnages, préfigure aussi le cinéma Terrence Malick. Plus qu’à un film de la nouvelle vague française, Elvira Madigan ressemble en fait à un film du Nouvel Hollywood : si Widerberg est amoureux de ses personnages et de leur cause, il est toujours conscient que leur échec est inévitable et que leur fin sera tragique. Mais, fasciné par ces perdants magnifiques, Widerberg se refuse à détruire la légende et préfère la magnifier : au lieu de nous montrer le suicide du couple, il se contentera d’un arrêt sur image mystificateur comme le fera un peu plus tard George Roy Hill à la fin de Butch Cassidy et le Kid.
         Elvira Madigan connaitra un succès mondial fulgurant. L’air de Mozart contribua à la célébrité du film et l’actrice, non professionnelle, Pia Degermark gagna un prix d’interprétation féminine à Cannes[1]. Fort de son triomphe, Widerberg continua son chemin avec Adalen 31 (1969) sur les grèves en Suède dans les années 30 et surtout Joe Hill (1971), tourné aux Etats-Unis, sur le leader syndicaliste américain d’origine suédoise dans les années 10.


[1] Le destin de cette actrice est tragique. Après Elvira Madigan, Pia Degermark tourna deux autres films : The Looking Glass War (1969), film d’espionnage d’après John Le Carré avec Anthony Hopkins et The Vampire Happening (1971), film d’horreur de Freddie Francis. Pia Degermark, alors âgé de 16 ans à l’époque d’Elvira Madigan, n’a pas supporté la gloire instantanée due à son prix d’interprétation. Souffrant d’anorexie, elle assista à des groupes de thérapie collective aux Etats Unis dans les années 80. Dans les années 90, elle fait de la prison pour fraude. De nos jours, elle se bat pour essayer de récupérer la garde de ses enfants.

mercredi 30 mars 2011

La Strada (1954) de Federico Fellini




         Avec La Dolce Vita et Huit et demi, il s’agit d’un des films les plus célèbres de Fellini. Quatrième film du réalisateur italien après Les feux du Music-hall (déjà sur le monde du spectacle), Le Courrier du Cœur (comédie fantaisiste) et Les Vitelloni (son premier grand succès, tant critique que public), La Strada a conforté la carrière de Fellini et lui a valu son premier oscar du meilleur film étranger.

         L’œuvre illustre pour Fellini la transition entre le néo-réalisme (vision misérabiliste et documentaire de l’Italie d’après guerre) et une vision plus féérique et onirique du monde. Le film est centré sur un trio : Gelsomina, une simple d’esprit (Giuletta Masina, la femme de Federico) assiste un forain brutal dénommé Zampano (Anthony Quinn) qui présente un spectacle de briseur de chaines. Le tandem va de ville de ville jusqu’à ce que leur route croise un clown funambule (Richard Basehart) qui propose à la jeune fille de quitter son maître…
         La Strada peint avec attendrissement et subtilité des marginaux qui ne savent pas exprimer leur amour. Bien qu’elle soit attardée, Gelsomina se pose de vraies questions existentielles, s’interrogeant sur sa propre utilité. « Si un caillou sert à quelque chose, je dois bien servir à quelque chose moi aussi » ne cesse-t-elle de se répéter. Manifestement attirée par le clown, elle préfèrera cependant rester auprès de Zampano qui a besoin d’elle. La brute au cœur d’or va la rejeter et ne se rendra compte que trop tard de son erreur. Quant au clown, il a l’air gentil, vraiment amoureux mais on le devine aussi un peu intéressé, voire salace.
         Au premier abord, on discerne dans La Strada un mélodrame légèrement tire-larmes. Pourtant, le film se révèle être un véritable road movie en ce sens que le périple spatial des personnages trouve un écho dans leur trajectoire morale. Au terme de la route, le rêve de solitude de Zampano s’avérera une illusion. Fellini nous offre donc une métaphore de la vie comme une route (la strada du titre), une errance sans fin, marquée par des spectacles répétitifs et grotesques, scandée par les rires et par les pleurs. Dans La Dolce Vita, Fellini gardera le même propos pessimiste mais changera d’image : il comparera la vie à une fête délirante sans cesse renouvelée malgré des lendemains douloureux.

         Quand on voit les films suivants de Fellini (La Dolce Vita, Huit et Demi, la Cité des Femmes), on peut se demander si leur mélancolie n’est pas la nostalgie de la pureté de la Strada que Fellini rêverait de retrouver. Avec La Strada, naissait l’essence du cinéma fellinien : des mouvements de caméra gracieux, la musique lyrique de Nino Rota, le jeu chaplinesque de Giuletta Masina. A l’heure où tant de films anciens font hâtivement figure de classique, voilà un film qui mérite ce titre.

30.03.2011

samedi 20 novembre 2010

The Lodger / Les Cheveux d'Or ou L'Eventreur (1927) d’Alfred Hitchcock




         The Lodger est le 3ème film muet du réalisateur anglais au célèbre embonpoint. Notre homme est entré dans le monde du cinéma par la petite porte, au tout début des années 20, en illustrant des intertitres puis en accomplissant la direction artistique de plusieurs films. En 1925, Michael Bacon, qui vient juste de fonder un an auparavant la compagnie de productions Gainsborough Pictures, annexe de Gaumont en Angleterre, propose un de ses projets à Hitchcock alors qu’il n’est encore qu’assistant réalisateur. Hitchcock part en Allemagne pour tourner The Pleasure Garden, l’histoire mélodramatique de danseuses de cabaret. Son film suivant, The Moutain Eagle (1926), également tourné en studio en Allemagne, est désormais perdu. Son auteur a avoué à François Truffaut dans son célèbre recueil d’entretient ne pas être très touché par cette perte…
         On peut donc affirmer que The Lodger est le premier véritable film d’Hitchcock. Tout d’abord, pour des raisons pratiques, car c’est son premier film tourné en Angleterre, son premier grand succès et aussi parce que c’est le seul film du début de sa carrière qui soit de nos jours facilement diffusé. Mais surtout, on peut aisément considérer The Lodger comme le premier film « hitchcockien » car cette histoire de tueur à la Jack L’éventreur regorge d’éléments de la « recette » des succès futurs du maître du suspense.
         Hitchcock signe avec The Lodger un thriller efficace avec des ressorts dramatiques qu’il va privilégier par la suite de sa carrière : un début in medias res (la découverte de la nouvelle exaction du criminel éventreur), l’utilisation de flashs back explicatifs, le recours au symbole (un cœur dessiné dans de la farine, des menottes, un lynchage christique) et au voyeurisme (déshabillement des mannequins dans leur vestiaire, bain osé, amour des blondes déjà présent). Hitchcock emploie déjà des personnages archétypaux (le criminel/le policier, la jeune fille naïve) et des décors types (lieux clos et cages d’escalier ou extérieurs embrumés et mal éclairés). En plus, Hitchcock est influencé par l’expressionisme allemand, jouant sur les ombres, les lumières et les lignes géométriques complexes.

         C’est du point de vue de la thématique qu’Hitchcock se révèle déjà. Le personnage central soupçonné d’être le criminel se révèle être une personne le poursuivant. On reconnaît bien là à la fois Hitchcock pour deux raisons : tout d’abord, pour la maîtrise (un peu douteuse) de la manipulation du spectateur (cf. les flashs back faux ou incomplets du Grand Alibi), ensuite pour la prédilection pour le personnage du faux coupable.
         Le personnage de l’étrange Lodger est interprété par Ivor Novello, célébrité de l’époque quelque peu oublié de nos jours. Ce gallois était un acteur de théâtre, un chanteur et un auteur-parolier d’opérettes. Plus tard, il allait participer à la rédaction du scénario du Tarzan de 1932 de Woody S. Van Dyke avec Johnny Weissmuler. L’homosexualité de Novello était surtout notoirement connue et ce dernier bénéficiait d’un grand public féminin. Hitchcock a ainsi détourné l’image de jeune premier de l’acteur en montrant un personnage quelque peu détraqué.
         Le spectateur n’est d’ailleurs pas très convaincu par le revirement final de situation dont on peut se demander s’il n’a pas été imposé par les studios pour ne pas déformer l’image de Novello. On peut en effet voir, en dépit de cette fin heureuse, une description légèrement dégoutée de l’esprit pervers d’un homosexuel-vampire, efféminé et refoulé (cf le visage pâle, les lèvres et les gestes maniérés de Novello). Hitchcock, notre sexiste préféré, serait-il homophobe ?
         The Lodger montre donc aussi bien le goût d’Hitchcock pour la psychanalyse. C’est dire comme l’œuvre de l’auteur est annoncée presque dans son intégralité. Le film confirme même de la théorie de Godard selon laquelle l’œuvre d’Hitchcock ne marque les esprits que par des scènes et des objets (en cela, « Hitchcock a été le maître du monde » dit-il dans son Histoire(s) du cinéma). Un gros plan sur le visage effrayé d’une femme qui crie, une arrivée fantastique et glaçante d’un nouveau locataire, un lynchage bestial et le maître du suspense frappe une fois de plus…

20.11.2010

dimanche 12 avril 2009

Hôtel du Nord (1938) de Marcel Carné

         « Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? »… Avec cette fameuse réplique, Hôtel du Nord fait partie de ces films « mythiques » qui injustement ne sont réduits qu’à un seul élément dans l’esprit de tous. Dans cette même veine de synecdoque cinématographique, on pourrait parler de films trop souvent restreints qu’à une scène (le bain de minuit dans la fontaine de Trevi dans La Dolce Vita de Fellini), à quelques notes de musique (le thème d’Henri Mancini de La Panthère rose) ou à une apparition furtive de quelque comédien (Marylin Monroe dans Quand la Ville dort de John Huston).
         Il est donc grand temps de réhabiliter Hôtel du Nord, film qui est bien plus que cette simple tirade, et d’expliquer en quoi cette œuvre est à juste titre l’une des plus belles et importantes du cinéma français. Film majeur du Réalisme poétique, Hôtel du Nord est un film très grave et très sombre sur la réalité humaine, empreint de l’habituel pessimisme de son auteur Marcel Carné.


         A cette époque, Marcel Carné connait l’apogée de sa fructueuse collaboration avec le poète Jacques Prévert : ils ont travaillé ensemble sur Jenny (1936), Drôle de Drame (1937) et Le Quai des Brumes (1938) d’après un roman de Pierre Mac Orlan. Mais au moment de la mise en chantier d’Hôtel du Nord, Prévert voyage aux Etats-Unis. Il est alors remplacé par Jean Aurenche et Henri Jeanson, scénaristes qui feront plus tard la gloire de la Qualité française. Ceux-ci sont donc chargés d’adapter le roman populaire homonyme de 1929 écrit par Eugène Dabit, membre des « écrivains prolétaires » des années 30.
         Le film se concentre sur la vie agitée des habitants de l’hôtel du Nord, situé le long du canal Saint-Martin à Paris. Le quartier a été subtilement reconstitué en studio mais le décor est assez criant de vérité. Pourtant, dans d’autres scènes, l’artifice n’est jamais loin (scènes de nuit avec brume et éclairage factices). Là réside donc la force du Réalisme poétique qui consiste à mêler la réalité sociale avec une certaine forme de poésie.
         Ici, le réalisme passe par la peinture de l’époque, l’argot et le langage de la rue. Les personnages, très bien croqués, sont pittoresques : le patron paternaliste de l’hôtel, sa femme attachante, le jeune homme efféminé, l’éclusier débile… Sortent du lot deux couples : celui des jeunes tourmentés Pierre (Jean-Pierre Aumont) et Renée (Annabella) et celui de la prostituée Raymonde (Arletty) avec Monsieur Edmond (Louis Jouvet), ancien voyou qui se planque.
         A l’origine, le film devait être centré sur les jeunes tourtereaux mais, Jeanson a préféré développer les relations entre Raymonde et son « homme ». Ces deux personnages sont hauts en couleurs : Raymonde est une femme de caractère, indépendante alors qu’Edmond parvient à demeurer attachant en même temps qu’étrange. Il faut dire que Jouvet, qui jouait déjà dans Drôle de Drame (1937) de Carné, y est formidable avec son costume gris, son chapeau bas et sa démarche tranquille.
         Néanmoins, l’histoire principale d’Hôtel du Nord reste quand même celle de Renée, qui, influencée par son amant Pierre, décide de le suivre dans son suicide. Cependant, cette mort programmée ne va pas fonctionner : les deux amoureux dépressifs louent une chambre à l’hôtel du Nord pour s’y tuer mais, Pierre n’a plus le courage de passer à l’action. Renée s’en sort difficilement avec une balle dans le ventre alors que Pierre se fait arrêter.

         On reconnaît alors le profond pessimisme qui marque l’œuvre de Carné. C’est là qu’intervient la poésie du Réalisme poétique : ces « drifters », ces égarés, sont de dangereux romantiques. Il est donc question de défaitisme, de fatalisme : ces jeunes si aigris, Prosper, le médiocre éclusier, Edmond, le truand qui ne parvient pas à échapper à son passé noir.
         Si l’on y réfléchit, il y a au moins trois suicides dans Hôtel du Nord: celui raté de Renée et de Pierre, celui évité de Prosper et celui accompli par Edmond qui s’offre consciemment aux balles des tueurs qui l’attendaient. Ce final criminel (brillamment monté en parallèle avec une fête bruyante en pleine nuit) annonce à ce titre le film noir et surtout Les Tueurs (1946) de Robert Siodmak.
         Pourtant, dans ce monde du mal-être et de l’échec prédominant, survit toujours l’appel du large. Il s’agit là d’une thématique récurrente du Réalisme poétique et de l’œuvre de Carné. Dans Le Quai des Brumes (1938), Jean se faisait tuer en pleine rue alors qu’il avait décidé de tout quitter pour Nelly alors que dans Hôtel du Nord, comme dans Pépé le Moko (1936) de Julien Duvivier, c’est le port qui symbolise la figure carcérale de l’impuissance à partir. Partir au loin signifie une deuxième vie, un espoir possible. Pierre et Renée auront justement le droit à cette autre chance suite au sacrifice mortel d’Edmond.


         Film désespéré sur les marginaux, Hôtel du Nord est un film émouvant et touchant. Pour Carné, la dureté de la vie n’épargne personne et encore moins les jeunes gens. Il nous décrit un monde gris de misère et de lassitude. La seule lumière dans ce pessimisme reste en fait la poignante solidarité qui s’instaure entre les êtres.



11.04.09.