mardi 3 juillet 2012

La mano dello straniero / Rapt à Venise (1954) de Mario Soldati

Assistant réalisateur d’Alessandro Blasseti ou de Mario Camerini, Mario Soldati passe à la réalisation à la fin des années 30. Au début des années 40, il initie le courant calligraphique avec Le Mariage de minuit (Piccolo mondo antico) (1941) et Malombra (1942), tous deux adaptés du romancier Antonio Fogazzaro. Coproduction italo-britannique Rapt à Venise porte la marque de Graham Greene, grand ami de Mario Soldati. Il faut dire que le récit trouve son origine dans un texte auto-parodique écrit par Greene pour un concours de nouvelles. On y trouve donc, sans surprise et jusqu’à la caricature, tous les ingrédients qui caractérisent l’œuvre du romancier anglais. 

A la façon de Première Désillusion, Rapt à Venise prend pour héros un petit garçon abandonné qui se trouve mêlé à une intrigue criminelle : ici, le jeune Roger, âgé d’une dizaine d’années, est à la recherche de son père, kidnappé par des espions yougoslaves. Sans surprise, le spectateur est obligé de compatir avec le gamin prisonnier d’un consulat et séparé de ses parents et confronté au monde des adultes.
Comme dans Le Troisième Homme,  le récit se déroule dans une ville intrigante, plaque tournante de l’espionnage et théâtre de l’affrontement silencieux entre les blocs : les canaux étroits de la cité des doges ont pris la place des ruelles de Vienne.  A la façon de Carol Reed,Mario Soldati a fait le choix de tourner en décors naturels, ce qui rend le film d’autant plus vivant et plus spectaculaire. Le parallèle entre Rapt à Venise et Le troisième Homme est par ailleurs renforcé par la présence d’Alida Valli, encore une fois dans un rôle de réfugiée meurtrie par la vie, et Trevor Howard, de nouveau dans un personnage de « major ».
Enfin, comme dans Un Américain bien tranquille, le film se livre à une confrontation entre deux conceptions de la foi catholique: le père séquestré, le major Court vient incarner une vision optimiste de l’existence, basée sur une foi profonde, une confiance déraisonnée dans la vie ; à l’opposé, son geôlier, le docteur Vivaldi, joué par le vétéran hollywoodien Eduardo Ciannelli, est un pascalien convaincu, exprimant l’obligation de faire des choix rationnels, se rangeant dans le camp communiste parce qu’il voit tous les signes du déclin de l’Occident[1]. La confrontation philosophique se pose d’emblée en des termes théoriques, abstraits et le spectateur, très vite renonce à comprendre.
Dans une Italie profondément communiste, le film suscita la gêne : la « main de l’étranger » ne désigne pas seulement la main du docteur Vivaldi, généreusement et sincèrement tendue au petit Roger mais aussi la responsabilité des services secrets yougoslaves opérant sur le sol italien et kidnappant des ressortissants britanniques pour les emmener, drogués, vers leur patrie.

Prenante et bien menée, cette variation de Graham Greene sous le ciel de l’Italie s’avère un divertissement volontiers  incohérent mais plaisant.

14.06.12.






[1] Le docteur possède un exemplaire du Déclin de l’Occident (1918) d’Oswald Spengler.

Picpus (1943) de Richard Pottier


D’origine autrichienne, Richard Pottier fait ses débuts en tant qu'assistant réalisateur de Josef Von Sternberg sur le tournage de L'Ange Bleu. Installé en France dès les années 30, il signe une quarantaine de films en trente années de carrière : on trouve dans sa filmographie des films avec Luis Mariano (Le Chanteur de Mexico), Fernandel (Casimir), Tino Rossi (Destins), un film de science-fiction (Le monde tremblera) ou encore des péplums (David et Goliath, L’enlèvement des Sabines). Sorti pendant l’Occupation et produit par la Continental, société de production cinématographique française financée par des capitaux allemands[1], Picpus est l’une des premières adaptations de Georges Simenon[2].


La première chose qui frappe l’esprit du spectateur contemporain qui regarde Picpus est l’absence de toute référence à l’Occupation. L’action est située en 1943 mais nulle trace des Allemands dans la capitale. Par ailleurs, loin de la noirceur qui s’empare du cinéma criminel de l’autre côté de l’Atlantique, Picpus adopte un ton léger, volontiers comique. Le commissaire Maigret, en vacances, peu doit revenir à Paris enquêter sur un meurtre mystérieux commis dans le quartier de Picpus.
Tout au long du film, le policier ne se défait pas d’un humour basé sur des répliques cinglantes, ironiques. L’intrigue, alambiquée à souhait, compte moins pour le spectateur que les dialogues. Ciselés par Jean-Paul Le Chanois, ceux-ci évoquent même le brio des comédies américaines dont Pottier retrouve le rythme et l’allant, quitte, pour dynamiser les scènes d’exposition, à avoir recours au split-screen.
 Le récit, mené à toute allure, s’avère assez libre, prenant sans cesse des détours alambiqués. qui ne paraissent même pas nécessairement s’inscrire dans  l’intrigue : ainsi, alors que le film s’achemine vers sa conclusion, le commissaire Maigret est invité à un diner de gala où les hôtes sont déguisés en Indiens et assiste à un inattendu concours de beauté. L’interprétation de Maigret par Albert Préjean, aux airs de Gabin, est fort convaincante. Avant que Gabin ne s’empare à son tour du personnage dans les années 50[3], Préjean reprendra le rôle du fameux inspecteur dans Cécile est morte (1944) de Maurice Tourneur et dans Les Caves du Majestic (1944), également réalisé par Richard Pottier.
Face à Préjean, les seconds rôles composent une population pittoresque, typique du cinéma français des années 30-40. Chaque personnage se distingue par des traits de caractère marquants, par des accents très prononcés et par un jeu d’acteur brillant. On se souvient ainsi du clerc voleur, à la fois binoclard et obséquieux, du médecin de marine fou qui se plaint de sa petite retraite, du collègue obèse et bègue de Maigret qui s’avoue souvent être « « impressionné »…



Enquête policière et tonalité humoristique font donc bon ménage dans Picpus, divertissement de qualité qui faisait oublier à une France vaincue qu’elle traversait une des périodes les plus douloureuses de son histoire.



13.06.12.




[1] . Créée en 1940 par Joseph Goebbels, la Continental produit une trentaine de longs-métrages entre 1941 et 1944, dont L’assassinat du Père Noël (1941, Christian-Jaque) Le Dernier des Six (1941, Georges Lacombe), Les Inconnus dans la Maison (1941, Henri Decoin), La Symphonie fantastique (1941, Christian-Jaque), L’assassin habite au 21, La Main du diable (1943, Maurice Tourneur) ou encore Le Corbeau. Agissant en relative autonomie, ignorant les règles de la censure vichyste, Alfred Greven employait même des techniciens et des artistes juifs, comme Jean-Paul Le Chanois, scénariste de Picpus.
[2] Maigret avait déjà fait l’objet de plusieurs adaptations : La Nuit du Carrefour (1932) de Jean Renoir (avec Pierre Renoir, le frère de Jean, dans le rôle du commissaire) ; Le Chien jaune (1932) de Jean Tarride ; La Tête d'un homme (1933) de Julien Duvivier. D’autres romans de Simenon avaient déjà également été adaptés : Annette et la Dame blonde (1942) de Jean Dréville et La Maison des sept jeunes filles (1942) d’Albert Valentin.
[3] Maigret tend un Piège (1958, Jean Delannoy), Maigret et l’Affaire Saint-Fiacre (1959, Jean Delannoy) et Maigret voit rouge (1963, Gilles Grangier)

La Morte a fatto l'uovo / La Mort a pondu un Oeuf (1968) de Giulio Questi



Après Le froid baiser de mort (1966) de Mino Guerrini, La Mort a pondu un Œuf est notre second contact avec le giallo, genre du cinéma populaire italien à la frontière du policier, de l’horreur et de l'érotisme. Mais si l’on devine que le film de Questi se rapproche du genre dans lequel Mario Bava et Dario Argento ont excellé, force est de reconnaître qu’il apparaît comme particulièrement original, se distinguant nettement de la production de l’époque.
Par ailleurs, au sein du cinéma populaire italien, Guilio Questi fait figure de réalisateur atypique : metteur en scène de documentaires et auteur de segments de films à sketch, il n’a tourné trois longs métrages dont un western-spaghetti, Tire encore si tu peux (1967), défini par Jean-François Giré comme « l’un des westerns les plus originaux et les plus étranges de l’histoire du genre », « plus proche de l’univers onirique d’Edgar Allan Poe que de la mythologie de l’Ouest »[1]; La Mort a pondu un Œuf ; et un film d’horreur Arcana (1971).

Le ton angoissant de La Mort a pondu un Œuf est donné dès son générique : un titre mystérieux, une musique dissonante et un montage d’images de cellules observées au microscope. Suit un incipit étrange, proche du cinéma expérimental : Giulio Questi plante sa caméra dans les diverses chambres d’un motel, saisit les actions diverses des clients, assiste à un meurtre tandis qu’il contemple, en contrepoint, la géométrie des brettelles d’autoroute. Les plans se succèdent, brefs, heurtés, l’action parait incohérente : le spectateur est saisi d’un malaise face à un kaléidoscope inattendu.
Le récit prend un tour plus conventionnel par la suite et se centre sur Marco, un bourgeois qui gère l’entreprise de sa femme, un élevage de poulets. L’ennui et l’insatisfaction l’amènent à assouvir ses fantasmes sexuels (des simulacres de meurtres) avec des prostituées dans une chambre d’hôtel[2]. Mais ce n’est que dans les ultimes scènes que la trame apparait clairement : Marco veut éliminer sa femme et s’enfuir avec sa secrétaire (est-ce sa fille ? sa cousine ? sa nièce ? La réponse ne sera connue que dans les dernières minutes). Celle-ci est également la maitresse de Marco et, non contente de bénéficier de ses faveurs et de ses largesses,  elle a mis en place une machination et veut assassiner l’épouse de Marco pour mieux l’accuser et de récupérer la propriété de l’entreprise.[3]
Si certains motifs de La Mort a pondu un Œuf semblent être classiques (des amants diaboliques, un bourgeois frustré sexuellement, un soupçon de relation homosexuelle entre la secrétaire et la femme de Marco), le spectateur se retrouve face à des situations particulièrement inédites. En effet, le film de Questi se développe autour d’un thème, celui de l’œuf. Il s’agit certes de la source de vie, mais c’est aussi un objet étonnant, mystérieux, fascinant. L’œuf est aussi lié à la peur des oiseaux, au dégoût physique que peut inspirer la volaille. Et il devient dans le film de Questi l’incarnation d’une menace qui « couve » doublement : en effet, alors même que se trament les intrigues criminelles évoquées plus haut, la coopérative des éleveurs entreprend des recherches génétiques sur les poulets afin de produire des bêtes plus grosses et sans plumes.
Le film fait donc du poulet une métaphore de l’homme et de l’élevage de Marco, une image de la société.  Le parallèle est explicite : c’est Marco lui-même qui s’indigne que les agents de publicité de la coopérative établissent ces rapprochements et les déclinent, proposant des affiches avec le poulet gentleman, le poulet prolétaire, le poulet en vacances… La société capitaliste, dans sa quête du profit, promeut en fait une existence régimentée, à la fois concentrationnaire et totalitaire : le consommateur, comme un poulet, s'agite avec ses congénères dans des conditions de vie insupportables, avant de finir à l'abattoir ; les ouvriers de l’entreprise, eux, sont congédiés comme des mal propres en raison de la mécanisation de la production et, désœuvrés, ils errent aux alentours de l’exploitation ; et la science, asservie au culte de l’argent, produit des poulets génétiquement modifiés, des créatures monstrueuses.

Visionnaire dans sa façon de soulever les questions bioéthiques, La Mort a pondu un Œuf double le giallo d’une critique économique et sociale et critique. On l’aura compris, La Mort a pondu un Œuf dérange.


14.06.12.







[1] In Il était une fois… le western européen de Jean-François Giré, 2002, Dreamland, p. 1959-1960.
[2] Jean-Louis Trintignant qui joue ici le personnage de Marco tenait un rôle très proche de pervers sexuel dans Trans-Europ- Express (1967)  d’Alain Robbe-Grillet. L’acteur retrouve Ewa Aulin, actrice suédoise que l’on a pu voir en ingénue dans Candy (1968) de Christian Marquand, et qu’il avait déjà eue pour partenaire dans En cinquième vitesse (1967), un autre giallo signé Tinto Brass.
[3] On remarque donc un détournement de la narration classique du giallo le plus souvent marqué par une enquête : au début de La Mort a pondu un Œuf,  Marco nous est présenté comme l’assassin de sa femme. Il s’agit en fait d’une manipulation de la part du réalisateur.

Written on the Wind / Ecrit sur du vent (1956) de Douglas Sirk

Avec Le Secret magnifique (1954), Tout ce que le Ciel permet (1956) et Le Mirage de la Vie (1959), Ecrit sur du vent constitue l’un des sommets de la série de mélodrames tournés par Douglas Sirk pour la Universal. Ecrit sur du vent fonctionne comme« les Oreste au Texas », comme une version populaire de la tragédie dynastique. Si la notion de mélodrame est évolutive, le cinéma hollywoodien aime la syntaxe du «  family melodrama » qui s’est fixée, consolidée dans les années 50 : tout particulièrement Géant (1955, George Stevens) ou Celui par qui le Scandale arrive (1960, Vincente Minnelli), annoncent, au même titre que Ecrit sur du Vent les soap-operas que sont Dallas (1978-1991) ou Dynasty (1981-1989)[1]
L’action se situe dans le Texas des riches propriétaires qui ont bâti leur fortune dans l’exploitation du pétrole. La famille Hadley est l’incarnation même de cette caste oisive, persuadée que tout s’achète, à commencer par l’amour. Le père a ainsi perdu l’autorité sur ses deux enfants malheureux: Kyle, le fils playboy et alcoolique, connaît une vie de débauche et d’insouciance; sa fille Marylee[2], une aguicheuse blonde platine, s’avère être une véritable nymphomane. Les deux personnages ont suscité tout l’intérêt de Sirk.
Le drame social se double donc d’une tragédie familiale aux relents œdipiens. Ainsi, le père Hadley trouve dans le personnage de Mitch, l’ami d’enfance de Kyle, le fils qu’il n’a jamais eu : un homme modeste, sérieux et travailleur, c’est-à-dire tout l’opposé de sa véritable descendance. Les deux amis vont se disputer la même femme, Lucy, qui préfère se marier avec le fils indigne. Mitch, en bon martyr, endure toutes les ignominies de la famille Hadley. L’opposition manichéenne entre le bon et le mauvais fils culminera en un inévitable bain de sang. La dimension épique du film se retrouvera in extremis atténuée par une intrigue criminelle.
Ce résumé schématique permet de comprendre les ficelles du scénario proposant des figures archétypales (voitures de sport et grande bâtisse pour symboliser la réussite, l’accomplissement dérisoire du rêve américain) et des motifs rabâchés (à commencer par « l’argent ne fait pas le bonheur »). En tant que genre, le mélodrame peut être caractérisé par l'emphase du style, l'exacerbation des émotions et le schématisme des ressorts dramatiques et l’on retrouve tous ces éléments dans le très lyrique Ecrit sur du Vent.
Comme souvent chez Sirk, la violence des situations et des relations trouve un reflet dans la flamboyance des couleurs, les apparences trompeuses trouvent un écho dans  l’artifice manifeste du film. Des fissures profondes, honteuses hantent l’Amérique d’Ecrit sur du Vent : Kyle souffre de son impuissance sexuelle, métaphore ironique du mal-être de sa classe, « puissante » économiquement. Ce lien entre sexualité et richesse, cette adhésion aux « sexual politics », est renforcé par la forme phallique de la maquette du derrick qui orne le bureau du père. La critique sociale se mélange avec la pitié, les riches n’ayant jamais eu ce dont ils ont vraiment besoin : l’Amour. Rejetant la violence[3] et la décadence de la haute société, Sirk distille un message conservateur et compatit même avec les protagonistes, nostalgiques de leur innocente jeunesse.

Ecrit sur du Vent apparaît donc comme l’aboutissement du mélodrame sudiste[4]. Le film est caricatural et c’est pour cette raison même qu’il plait paradoxalement au spectateur, soit qu’il accepte de le vivre au premier degré, soit qu’il en jouisse au second degré.

12.06.12.


[1] Dans lequel joue Rock Hudson. Il s’agit de son dernier rôle.
[2] L’interprétation de Dorothy Malone fut récompensée par l’oscar de la meilleure actrice de second plan. Furent également nominés Robert Stack et la chanson des Four Aces qui ouvre le film.
[3] La violence et la passion trouvent un répondant dans la nature déchaînée (cf. le magnifique titre du film, « écrit sur du vent »). On retrouve cette adéquation entre la passion et la nature dans d’autres films de Sirk : Tout ce que le ciel permet et Le Temps d’aimer et de mourir.
[4] Le film est adapté d’un roman de Robert Wilder, l’auteur de Flamingo Road, autre mélodrame sudiste, adapté par Michael Curtiz en 1949.

La Sfida / Le Défi (1957) de Francesco Rosi




Ancien assistant réalisateur de Luchino Visconti (La Terre tremble, Bellissima, Senso), Francesco Rosi réalise son premier long métrage, Le Défi, en 1957. On retrouve déjà dans Le Défi les fondements du cinéma de Rosi : le décor de l’Italie du Sud, dont il est originaire, ainsi que son motus operandi, à savoir une fiction mélangée avec le documentaire, annonçant les futurs « films dossiers » (Salvatore Giuliano, L’Affaire Mattei, Lucky Luciano….).


Le défi met en scène Vito Polara, un mafieux ambitieux et impulsif. Débutant dans la contrebande de cigarettes, il se reconvertit ensuite par hasard dans le business des légumes. S’imposant sur la « scène » du crime, il gravit les différents échelons à la suite de nombreux tours de force. Sa réussite se matérialise par l’achat d’une voiture de luxe, par un mariage fastueux et par l’achat d’un appartement moderniste. Bien entendu, l’audace de Vito le mènera à sa perte : il finira par être abattu sous les yeux de sa femme par le chef du gang rival qu’il a osé défié.  

Ce qui frappe dans Le Défi, c’est la symbiose entre un genre (le film de gangsters à l’américaine) et un style (emprunt du néo-réalisme). Le milieu dans lequel le film se déroule, celui des productions agricoles, n’est pas sans évoquer Une femme dangereuse (1940) de Raoul Walsh ou son remake Les Bas-Fonds de Frisco (1949) de Jules Dassin et, comme dans les films américains des années 30, on suit l’ascension du gangster et sa chute. La structure du film est donc classique et les personnages stéréotypés : le protagoniste est, de façon conventionnelle, un anti-héros violent dont la virilité affirmée, la hargne manifeste et le combat solitaire attirent la sympathie. A cela s’ajoutent une « mama » envahissante, personnage archétypal du cinéma italien mais également central dans le cinéma américain (comme dans Le Petit César), une amoureuse un peu sauvage, irrésistiblement attirée par le gangster,  des hommes de main fidèles et des mafieux  inquiétants.  

Rosi se livre également à des grands moments de cinéma, anti-documentaristes car dramatisés par d’amples mouvements de caméra ou une musique prenante, telle l’apparition des gangsters en voiture ou la sensuelle scène d’amour sur les toits, illuminée par le soleil et magnifiée par le vent qui gonfle le linge étendu. Mais derrière le spectacle, se cache les ambitions documentaires de Rosi : le cinéaste décrit avec didactisme le fonctionnement d’un racket: pression auprès des agriculteurs, achat exclusif, transport et revente de la marchandise en ville à un prix entendu. Il filme avec attention l’existence misérable des protagonistes (la vie de famille et d’immeuble, les halles grouillantes) et montre tout l’attrait du crime dans les terres arides du Sud, empoisonnées par le fléau que constitue la mafia, jamais explicitement nommée dans le film.


Concis et sans fioriture, Le défi constitue un film de mafia classique, montrant que le genre existait bien avant Le Parrain. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que Francis Ford Coppola ait vu le film de Rosi : on retrouve la scène du mariage interrompue par les affaires de la famille et le nom de Nino Rota au générique. C’est dire l’importance de ce magistral Défi.



18.06.12.



Robinson Crusoe / Les Aventures de Robinson Crusoé (1954) de Luis Buñuel


La carrière mexicaine de Luis Buñuel révèle la capacité du cinéaste à se plier aux exigences d’une production de studios formatée tout en distillant un esprit subversif. Ces films offrent donc un exemple rare d’acceptation des règles du système et de contestation simultanée de celle-ci : peu de cinéastes hollywoodiens sont arrivés à cet équilibre malicieux qu’atteint Buñuel dans les années 50. Parce qu’il faut bien gagner sa croûte, le metteur en scène sert ma soupe qu’on attend de lui ; parce qu’il lui est impossible de livrer un film aussi conventionnel que le producteurs le souhaite, il crache dans un même élan dans la soupe. Cette adaptation du roman Robinson Crusoé illustre cette recherche d’une soumission apparente aux exigences des producteurs et d’une subtile perversion de celles-ci.
 

Le Robinson de Buñuel constitue une merveilleuse mise en image du roman de Defoe. Evoquant les grosses productions hollywoodiennes ou les films pour enfants de Disney, le générique, avec un livre qui s’ouvre et les pages qui se tournent, a une valeur programmatique : Buñuel s’inscrit dans cette forme très conventionnelle de l’adaptation respectueuse d’un classique de la littérature. Mais cette application parait suspecte de la part du réalisateur d’Un Chien andalou.
Pourtant, la fainéantise autoproclamée de l’artiste laisse imaginer que Buñuel a très bien pu se contenter d’illustrer le récit de Robinson le naufragé. Il est vrai qu’il livre ici un beau film en couleurs (son premier) dans des décors naturels magnifiques, avec des costumes soignés. L’enjeu était d’importance : ce film mexicain, produit par Oscar Dancingers et photographié par Alex Philips, deux collaborateurs réguliers de Buñuel, a été tourné en anglais pour toucher le marché américain. Le doute sur les intentions de Buñuel plane tout au long du film.
Le génie de Buñuel, manifestement assisté du blacklisté Hugo Butler pour le scénario[1], transparait toutefois. Il y a d’abord une ironie constante à l’égard de ce personnage de bourgeois qui se plait à établir une civilisation dans la nature, d’un oisif qui découvre soudainement qu’il aime construire, pêcher, etc, toutes sortes d’expériences qui lui étaient jusqu’alors inconnues. De plus, le film se plait à souligner la facilité avec laquelle Robinson fait de Vendredi son valet, qu’il perçoit d’emblée comme inférieur. On sent enfin que le cinéaste s’amuse de cet homme ridicule qui persiste à croire en l’espoir d’être secouru et l’exprime à travers force  bondieuseries. Les touches d’humour abondent: Robinson se balade avec une ombrelle de peaux, parle avec des fourmis ou dialogue avec l’écho de sa voix dans la vallée ; affamé, Robinson casse un œuf puis le « referme », s’apercevant qu’il est occupé par un poussin ; et, dans une scène de délire, Robinson rêve qu’il discute avec son père, caricature réactionnaire.


Le Robinson Crusoé de Buñuel surprend de son auteur par le paradoxe de sa sagesse évidente et de sa discrète subversion.



13.06.12.





[1] Le scénario est signé par Hugo Butler, scénariste blacklisté et exilé au Mexique. Nominé à l’oscar du meilleur scénario en 1940 pour La vie de Thomas Edison (réalisé par Clarence Brown), il est également l’auteur du script de Menaces sur la Nuit (1951) de John Berry, du Rôdeur (1951) et de Eva (1962) de Joseph Losey. Il a aussi signé les scénarii de La Jeune fille (1960) de Buñuel et de Tolero (1956, de Carlos Velo, film mexicain nominé à l’oscar du meilleur documentaire). Son nom n’apparaissait pas au générique de la copie américaine du film, présentée au Champo.

The Private Affairs of Bel Ami / Bel Ami (1947) d’Albert Lewin

La réputation d’Albert Lewin, ancien bras droit de Samuel Goldwyn et d’Irving Thalberg, est celle d’un esthète à Hollywood[1]. Son goût pour l’Art (la peinture et la musique, surtout) est connu et Lewin y trouvait directement l’inspiration pour ses films : après la vie de Gauguin (The Moon and the sixpence, 1942) et une adaptation d’Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray, 1945), Bel Ami est la transposition du célèbre roman de Guy de Maupassant. Le film séduit et étonne par son raffinement.

Une oeuvre précieuse. La reconstitution du Paris de 1880 semble être la première préoccupation de Lewin, qui avait fait ses classes à la MGM, studio prestigieux connu pour ses productions sophistiquées. Production indépendante[2], le film ne lésine pas à la dépense sur les costumes et les décors. Si les premiers (chapeaux haut de forme, pantalons rayés, robes d’époque…) sont plutôt convaincants, les seconds surprennent par leur artifice évident : les intérieurs, surchargés de tentures, de papier peint à pois, et de sol marbré… paraissent largement anachroniques. L’abondance d’objets, de mobilier, la profusion de détails déconcentrent l’œil. Le spectateur a parfois l’impression d’être chez un antiquaire ou dans un cabinet de curiosités : il se perd souvent dans la contemplation d’un cadre qui s’avère trop « encombré ». 
Perfectionniste, Lewin s’est documenté sur les danses populaires de l’époque et se permet même une recréation à l’écran d’une toile de Manet (Un bar aux folies Bergère). On sent que Lewin, par ses références à l’Art, veut élever son film au rang de ‘high art’. En témoignent son choix du compositeur Darius Milhaud pour la musique ainsi que son utilisation d’une peinture (anachronique) de Max  Ernst : La tentation de Saint Antoine[3]. De façon très surprenante, le tableau apparaît en couleurs : le même procédé était utilisé pour le portrait de Dorian Gray. Situé à la même époque que le roman de Wilde, le Bel Ami de Lewin convainc dans ses ambitions mais agace par son raffinement et les prétentions qui le sous-tendent. La recréation du mouvement de « l’esthétisme » semblait plus juste ou plus appropriée dans Le Portrait de Dorian Gray. 
La sophistication étonne car, devenue fioriture, elle ne contribue pas forcément à donner du sens au récit, à le dynamiser efficacement. Lewin a cependant recours à des idées pertinentes : des sols en échiquier filent la métaphore du jeu (social, amoureux…) auquel se livre le personnage de Bel Ami tandis que les rayures, omniprésentes sur les murs, renvoient à l’idée d’un enfermement ; une petite statue de gargouille pensive illustre le dégoût de la société que transpire le protagoniste; et une poupée de soldat et une figurine de Guignol rappellent respectivement le passé du héros et ses motivations revanchardes.

Une oeuvre sulfureuse. L’adaptation du roman de Maupassant par Lewin, consécutive à celle d’Oscar Wilde, mène à la comparaison : les deux œuvres mettent en scène des dandys malsains et cyniques qui adoptent un comportement vampirique envers les femmes. Bien entendu, Georges Sanders (déjà de l’aventure de The Moon and the Sixpence et de Dorian Gray[4]) trouve dans Bel Ami un rôle de prédilection. Le personnage se confond pleinement avec l’acteur qui a su imposer, film après film, cette image d’un homme distancié et brillant. Dans Bel Ami, si les femmes sont les victimes consentantes des manipulations du héros arriviste[5] et elles font preuve d’un réel désir sadomasochiste de soumission, explicitement souligné par les dialogues.[6] 
Pour éviter des problèmes avec la censure, le scénario de Bel Ami, signé par Lewin lui-même, édulcore quelques aspects de l’univers de Maupassant. Le dénouement est à ce titre différent : là où le roman se concluait par le triomphe social de Georges Duroy (à l’occasion d’un spectaculaire chapitre dépeignant le mariage en grandes pompes de Bel Ami), le film se solde par la mort de Duroy, abattu lors d’un duel. La punition de Bel Ami, châtié du mal dont il s’est rendu coupable, rend sauve la morale, du moins en apparence : en effet, sous les oripeaux d’une adaptation littéraire soignée, le Bel Ami de Lewin reste assez choquant en raison de son héros cruel, de ses répliques cinglantes[7] et de ses nombreuses références sexuelles[8].

On sent Lewin compatir avec ses protagonistes : comme les dandys Dorian Gray et Georges Duroy/Bel Ami, le réalisateur se complaît dans un maniérisme. Il en épouse alors les conséquences : l’échec (le film ne fonctionne pas autrement que comme un délire d’esthète) et l’isolement (le public comme Hollywood n’étant pas friands de ses films précieux) mais un incontestablement anticonformisme (le film ne ressemble à aucune autre production hollywoodienne).

18.06.12.





[1] Pour reprendre le titre du livre de Patrick Brion sur Lewin (Durante, 2002). Patrick Brion est un l’un des grands défenseurs en France de l’œuvre de Lewin. Aux Etats-Unis, Martin Scorsese a tenu des propos élogieux sur le réalisateur. C’est la Martin Scorsese Foundation qui a restauré Bel Ami. Le film est édité en dvd par Wild Side Vidéos.
[2] La production a été assurée par sa propre compagnie du nom de David L. Loew-Albert Lewin. Fils de Marcus Loew, fondateur de la MGM, David Loew produisit des films tels L’Homme du Sud (1945) de Jean Renoir, Une Nuit à Casablanca (1946) d’Archie Mayo ou The Moon and the Sixpence (1942), le premier film de Lewin. David Loew fonda en 1946 la Entreprise studios avec l’acteur John Garfield après l’expiration de son contrat à la Warner. La compagnie produisit neuf films entre 1946 et 1949 : Sang et Or (1946) de Robert Rossen, L’enfer de la Corruption (1948) d’Abraham Polonsky, tous deux avec Garfield, Femme de Feu (1947) et L’orchidée blanche (1947) d’André de Toth, So This New York (1948) de Richard Fleisher, Four Faces West (1948) d’Alfred Green, No minor vices (1948) et Arc de Triomphe (1948) de Lewis Milestone et finalement Caught (1949) de Max Ophuls.
[3] Désireux d’intégrer dans le film une œuvre contemporaine, Lewin proposa à onze peintres américains et européens de réaliser une toile ayant pour thème la tentation de Saint Antoine. Le jury, comptant entre autres membres Marcel Duchamp, eut à départager des artistes tels que Salvador Dali, Paul Delvaux, Dorothea Tanning, Leonora Carrington… Max Ernst remporta la compétition.
[4] Angela Lansbury jouait également dans le Dorian Gray de Lewin
[5] De nombreux exégètes ont relevé la comparaison entre le personnage de Bel-Ami et son auteur Maupassant.
[6] « Je t’aime tant que ta cruauté m’est plus chère que l’amour d’un autre. » dit ainsi Clotilde de Marelle à son bourreau.
[7] Relevons parmi les meilleures répliques:  ou encore « Mon cœur me dit que vous avez raison. Mais je n'écoute plus mon cœur depuis bien longtemps. »
[8]Lewin semble avoir rajouté des références sexuelles. Le site dvdclassik en évoque quelque unes : entre autres, la séquence d’ouverture du film, située dans la "Brasserie du Désir" et où Bel Ami retrouve un de ses anciens camarades de l’armée et glose autour du « bâton » - en anglais « stick » - de Guignol