samedi 8 décembre 2012

Don't Look Now / Ne vous retournez pas (1973) de Nicholas Roeg


Après Performance (1970, coréalisé avec Donald Cammell) et Walkabout (1970), Don't Look Now est le troisième film de Nicholas Roeg, ancien directeur de la photographie britannique passé à la mise en scène. Avec Don't Look Now, Roeg poursuit dans le développement d'un cinéma de l'étrange.
 

Venise, ville insolite et lieu de perdition. Adapté d'une nouvelle de Daphné Du Maurier, Don't Look Now raconte les angoisses d'un couple de britanniques (Julie Christie et Donald Sutherland) qui voyage à Venise après la mort accidentelle de leur petite fille noyée. La cité des Doges qui nous montrée n'est pas la ville romantique et touristique des cartes postales: au contraire, Roeg explore l'imagerie inquiétante de Venise, la ville du carnaval et de la peste, une ville morbide où l'eau croupit. Le soleil d'Italie laisse place à un hiver morne et grisailleux. 

Don't Look Now fait penser à Bruges La Morte (1892), où l'action est située dans la "Venise du Nord": dans le roman de Georges Rodenbach, le personnage principal, lui aussi marqué par une mort "ophélique" (sa femme s'est noyée), se retrouve dans une ville d'eaux et de canaux, lieu qui ne pas l'aider à faire son deuil. Au lieu de trouver la rédemption, le protagoniste du roman de Rodenbach comme le couple du film de Roeg vont connaitre la perdition. 

Les vacances en Italie, dans Voyage en Italie (1954) de Roberto Rossellini, Vacances à Venise (1955) de David Lean, ou encore Le marin de Gibraltar (1967) de Tony Richardson, mettent à l'épreuve pour les couples européens en quête de quiétude. De ce point de vue, le film de Roeg apparait presque comme parodique: John et Laura, le couple de Don't Look Now, vont eux vivre un véritable cauchemar.
 

Venise, paysage mental et dédale morbide. Marqués le décès de leur enfant, les protagonistes vont voir dans Venise le reflet de leur pensée malade, obsédée par le deuil. Ainsi, Venise va devenir un véritable paysage mental[1] inquiétant. Le fantastique et l'insolite naissent de petits détails: un mouchoir sorti d'une poche de manteau, une poussière dans l'œil, une fenêtre qui s'ouvre brusquement... Les habitants locaux ont eux même un comportement étrange: un inspecteur de police qui les réprimande, un patron d'hôtel obséquieux dont on sait s'il se réjouit ou non du fait de ne pas avoir de clients et surtout deux vieilles sœurs, des voyantes qui proposent à Laura de rentrer en contact avec le fantôme de sa fille. 

Le paysage mental est d'autant plus perturbé que John est un médium qui s'ignore. Ainsi, les images qu'il aperçoit sont ceux de sa propre mort. Poursuivant sa femme qu'il pense égarée dans Venise, John court en fait à sa propre mort. Venise devient ainsi un dédale morbide, ce qui a conduit Pauline Kael a déclaré que "Roeg parvient à être plus proche de Borges à l'écran que tous ceux qui s'y sont directement essayé[2]". Et la petite silhouette en cirée rouge après il court en pensant qu'il s'agit du fantôme, il ne s'agit que de la mort, incarnée par un nain au visage disgracieux.
 

Un thriller horrifique. Lors de l'accident de sa fille, John a un mauvais pressentiment en apercevant du sang sur une diapositive. Ce plan est assez révélateur de la démarche de Roeg qui veut infuser métaphoriquement et physiquement le cadre d'un sentiment maléfique. Inspiré par le film d'horreur, Don't Look Now regorge d'une imagerie horrifique et gothique: la mort de la fille de John et Laura, dans un étang, a des réminiscences de la noyade d'Ophélie, où les cheveux flottants se mélangent à l'eau; la mort de la jeune fille, a été annoncée par un miroir brisé; son fantôme morbide que poursuit John à travers Venise, affublé d'un ciré rouge[3], apparait comme une déformation ignoble du petit chapon rouge. 

Don't Look Now mélange donc les codes du film d'horreur et du thriller. Le sentiment d'étrangeté nait principalement des jeux de montage particulièrement audacieux. Comme le personnage de John a des visions prémonitoires, Roeg se livre à une déconstruction totale du récit où se confondent flash backs et flash forwards. Une scène de sexe particulièrement crue et controversée (le film sort un an après Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci) fusionne également des plans des ébats avec des plans où le couple s'habille et se prépare au petit matin. Au free jazz de Gato Barbieri dans le film de Betolucci, laisse place à la magnifique bande son de Pino Donaggio (avant sa collaboration avec Brian De Palma), alternant les airs doux de musique classique et une musique stridente.
 

Etrange, audacieux et dérangeant, Don't Look Now est sans conteste un des grandes réussites du film fantastique britannique et du cinéma des années 70.

 

08.11.2012.



[1] Notion née sous la plume d'André Bazin dans Les Cahiers du Cinéma à l'occasion de la critique de... Voyage en Italie de Rossellini.
[2] Roeg comes closer to getting Borges on the screen than those who have tried it directly" (New Yorker, 24 décembre 1973). Performance multipliait aussi les références à Borges: le personnage de Mick Jagger lit Fictions alors que le visage de l'écrivain apparait dans une séquence-clé.
[3] On pense aussi à la représentation de la "Mort Rouge" véhiculée par Edgar Poe dans Le Masque de la Mort Rouge. Nicholas Roeg a été le directeur de la photographie de l'adaptation cinématographique de la nouvelle de Poe par Roger Corman en 1964.


The Fallen Idol / Première désillusion (1948) de Carol Reed



Tourné après Huit Heures de sursis (1947), Première Désillusion est la première des trois collaborations du cinéaste Carol Reed avec le romancier Graham Greene. Comme Le Troisième Homme (1949) et Notre Agent à la Havane (1959), Première Désillusion révèle la réunion concluante du ton décalé de Greene avec le style expressionniste de Reed. 

Comme son titre l'indique, Première Désillusion raconte la perte d'une innocence et s'inscrit parfaitement dans l'œuvre pessimiste de Graham Greene. L'originalité du film tient à son point de vue, le récit étant suivi à la hauteur du regard d'un enfant. En l'absence de ses parents, Philippe, un fils de diplomate, est confié à Baines, le majordome de l'ambassade. Celui-ci lui raconte des aventures extravagantes qui lui sont arrivées en Afrique. Mais la réalité est bien différente: un soir, sa femme meurt accidentellement alors qu'il est en présence de sa maitresse. Déçu par son "idole", Philippe est persuadé que c'est le majordome qui l'a tué. 

Avec ce conte cruel, Graham Greene nous montre comment un enfant est perverti par le monde des adultes qu'il peine à comprendre. Dans un élan de méchanceté, Mrs Baines tue sa vipère alors que M. Baines lui raconte des mensonges. Seul sans ses parents, Philipe est livré à lui-même, abandonné. Influencé par les adultes, il se met lui-même à mentir à la police, pensant que la dissimulation de la vérité est une protection plus efficace. Malgré sa fin en apparence heureuse, Première Désillusion s'avère donc être un faux récit d'apprentissage et donc un récit initiatique destructeur[1]: les relations humaines sont faussées par les perspectives (la situation géographique et donc sociale de chacun). 

Un plan récurent de Première Désillusion, montrant le hall de l'ambassade, résume bien la dialectique du film. A travers la rambarde de l'escalier, Philippe regarde de haut et de loin le monde froid (sol en marbre) des adultes, où règnent fissures secrètes et hypocrisies manifestes. Pour souligner l'alternance (la distance puis rapprochement) avec laquelle Philipe connait tour à tour avec ce monde, Carol Reed multiplie les plans avec une large profondeur de champ et où notre jeune protagoniste se rapproche de la caméra. La scène du cache-cache nocturne dans l'ambassade et celle de la fuite de Philipe dans les rues désertes de Londres après l' "accident" annoncent grandement Le Troisième Homme: Reed y excelle dans une mise en scène "expressionnisante", accumulant les cadrages de biais et la photographie en clair-obscur. Ces séquences signatures concernent donc principalement la partie criminelle du film, volet important du drame. 

21.11.2012.



[1] De même, dans Le Troisième Homme, Holly Martins n'est-il pas, en définitive, un enfant qui désapprouve les failles de son idole ?


Brighton Rock / Le Gang des Tueurs (1947) de John Boulting



Un British Noir: faux film de gangsters, véritable spiv movie. Avec Il Pleut Toujours le Dimanche (1947) de Robert Hamer, Huit Heures de Sursis (1947) et Le Troisième Homme (1949) de Carol Reed, Brighton Rock est un classique du film noir britannique. Comme les films américains de l'époque, ce qui retient avant tout l'attention dans Brighton Rock, c'est son atmosphère sombre et nocturne où sont privilégiés une expression graphique de la violence et les éclairages de clair-obscur. Comme leurs homologues de l'autre côté de l'Atlantiques, les frères Boulting (John à la réalisation, Roy à la production) privilégient ainsi une noirceur thématique et visuelle. 

Bien que le personnage principal soit un gangster, Brighton Rock est très éloigné de la trame classique du film de gangsters à l'américaine, fondée sur l'ascension et la chute du truand.[1] En effet, le film  s'apparente davantage à un genre endogène au film de gangsters qu'est le spiv movie, lequel évoque la dure réalité sociale de l'Angleterre de l'Après-guerre. Le personnage principal de Brighton Rock, "Pinkie" Brown, est un "spiv": il en a l'apparence (il s'habille avec des costumes rayés) et l'activité (c'est un criminel qui vit du marché noir). A la suite d'un règlement de comptes, il élimine un mouchard. Pour éviter qu'on l'identifie, Pinkie se marie avec l'unique témoin afin de l'empêcher de parler. Il l'accule au suicide mais finit par être lui-même abattu par la police.
 

La touche de Graham Greene: grandes roues du destin et catholicisme. On sent derrière Brighton Rock et son histoire complexe (nombreux personnages et péripéties), une source romanesque, dense et une importance portée à la psychologie. Pour le film des frères Boulting, Graham Greene se prête lui-même à l'adaptation de son propre roman. En explorant la profondeur du mal, Graham Greene développe ses thématiques préférées, insistant sur la prédestination tragique de son héros et sur son catholicisme marqué. Interprété par un tout jeune Richard Attenborough, Pinkie est un tueur inquiétant: froid, calme et impassible, il perturbe également par son maniement maladif d'un jeu d'élastique et par son visage poupon, son caractère juvénile. Le titre même de l'histoire de Graham Greene, en faisant référence aux fameuses sucreries locales, vient sceller l'association entre le crime et une jeunesse perdue, comme condamnée d'avance. Le mal se cache derrière une apparence trompeuse et inflexible[2].  

Le récit de Graham Greene révèle les dessous de la misère sociale: Pinkie est entouré d'un avocat véreux sans le sou et il s'entiche d'une serveuse de café, pauvre et naïve. Le film des Boulting est principalement tourné en décors réels mais Brighton, la station balnéaire, n'est pas une ville de plaisirs et des agences de voyage. Au contraire, elle se révèle être un décor de crime et de violence. L'une des scènes les plus marquantes du film reste l'assassinat du mouchard dans le train fantôme: on verra beaucoup par la suite cette association entre le crime et la fête foraine (univers de gaité qui peut se révéler angoissant), que l'on retrouvera, par exemple dans Too Late for Tears (1949) de Byron Haskin, Woman on the Run (1950) de Norman Foster ou encore Le Troisième Homme (1949) de Carol Reed, également d'après Graham Greene. Plus que son discours religieux embrouillé, on retiendra de Brighton Rock cette scène dans le roller coaster et d'autres (principalement les scènes de violence) qui font du film l'un des points d'orgue du noir anglais.

 
01.11.2012.



[1] Cela n'a pas empêché les Américains de distribuer le film sous le titre de Young Scarface en insistant sur la balafre à la joue de Pinkie dans la deuxième partie du film.
[2] "Regardez moi. Je n'ai jamais changé. C'est comme ces bâtons de rocher: mordez-les tout du long, vous lirez toujours Brighton. C'est la nature humaine" déclare Pinkie.


Underworld, U.S.A. / Les Bas-Fonds New-Yorkais (1961) de Samuel Fuller

 
Film de transition, Underworld, U.S.A. s'inscrit dans une transformation du cinéma criminel américain. A une étude générique du film peut se doubler une lecture auteuriste, Underworld, U.S.A.  ressassant de nombreux éléments du cinéma de Samuel Fuller
 
 
L'évolution du film de gangster. Underworld, U.S.A. s'ouvre sur une introduction typique des films de gangsters, ancrée dans la réalité des bas fonds newyorkais: le jeune Tolly, 14 ans, vit dans les ruelles sombres des quartiers pauvres de New-York. Petit délinquant, il vole et se bagarre avec un autre gamin. Cet incipit pittoresque et misérabiliste n'est pas éloigné du début des Anges aux figures sales (1938) de Michael Curtiz ou des films de la Warner avec les Dead End Kids. Un soir de nouvel an[1], Tolly voit son père se faire tabasser à mort par quatre hommes. Le garçon passe de la rue à l'orphelinat, de l'orphelinat à la maison de correction, de la maison de correction à la prison...[2] Pour Tolly, la fin sera dans le caniveau, à côté des poubelles.
 
Devenu adulte, Tolly, s'infiltre dans le crime organisé pour mieux se venger des assassins de son père. Mais le vengeur ne tue pas lui-même, laissant les gangsters s'entretuer sur des malentendus qu'il a engendrés ou utilisant l'aide des forces gouvernementales pour lesquelles il accepte de travailler. Cette syntaxe de l'infiltration dans le monde de la pègre nous fait penser aux films comme Guerre au Crime (1936) et La Dernière Rafale (1948) William Keighley, ou encore L'Enfer est à lui (1949) de Raoul Walsh.
 
Héritier de l'âge d'or des films de gangsters, Underworld, U.S.A. préfigure en même temps la trame de films comme Le Point de non-retour (1967) de John Boorman, La cité de la violence (1970) de Sergio Sollima, Echec à l’Organisation (1973), de John Flynn ou encore Tuez Charley Varrick (1973) de Don Siegel: un criminel de bas étage se retrouve face au tout-puissant syndicat du crime qui lui réclame des comptes. Le titre d'Underworld, U.S.A. est assez explicite: dans son film, Fuller nous présente une Amérique comparable à une vaste entreprise de crime organisé. La mafia est agencée selon une structure hiérarchique et cache ses félonies derrière des entreprises respectables (l'une s'appelle même "national projects"). Les grands mafieux se réunissent pour des réunions comme des patrons d'entreprises. L'association entre la mafia et le big business[3] trouvera son condensé dans le règlement de comptes final, situé dans une piscine sous verre, un décor résolument moderniste.
 
 
Un film fullerien: la critique de l'Amérique et l'amour des marginaux. En assimilant les Etats-Unis à un syndicat du crime géant, Fuller fait preuve d'un esprit critique qui confine au mauvais esprit: dans une séquence, Tolly récupère de la drogue dissimulée dans des paquets de cigarettes; une publicité du magasin énonce ironiquement "clean sports make for a clean America". Lorsque Tolly agonisera, il trébuchera également sur une poubelle où est inscrit "keep your city clean".  Fuller fait donc preuve d'une ironie constante face à une Amérique pourrie.
 
Dans cette Amérique corrompue, seuls les marginaux bénéficient de l'attention de Fuller. Ainsi, le réalisateur nous livre un portrait tendre de Cuddles, la prostituée qui s'occupe de Tolly et qui a le courage de témoigner contre la mafia. Ce personnage de pute au grand cœur et qui rêve d'être une mère de famille, on le retrouve dans de nombreux films de Fuller comme Le Port de la Drogue (1953) China Gate (1957) ou encore The Naked Kiss (1964) qui prend comme sujet principal cet archétype.
 
Fuller s'avère moins complaisant envers Tolly, le personnage principal, qui se révèle assez désagréable: mu par la vengeance, il néglige l'amour de celles qui l'aiment (sa maîtresse et sa mère d'adoption). Ce héros violent et antipathique est un cousin du Mike Hammer d'En quatrième vitesse (1955) de Robert Aldrich. Leurs acteurs respectifs, Cliff Robertson et Ralph Meeker sont assez comparables: avec leurs têtes carrées, leurs regards durs, ils n'ont pas un physique de jeune premier. Il en est de même pour le tueur acolyte de Tolly dont l'homosexualité latente rappelle le personnage joué par Jack Elam dans le film d'Aldrich. Noir, Underworld, U.S.A. montre un monde violent et malsain: même le doux personnage de Cuddles suce avec grossièreté les glaçons de son verre de whisky.
 
Sombre, le cinéma de Fuller, comme à son habitude, n'en est pas moins lyrique, dramatique. Avec son personnage de vengeur des assassins de son père, Underworld, U.S.A. se veut une tragédie grecque avec un héros tourmenté dont le destin semble déjà tout tracé. En faisant interagir Tolly avec des poupées, Fuller explore la trauma d'un homme dont l'enfance et l'innocence ont été broyées: les hommes sont les pantins des dieux. Le goût de Fuller pour le mélo se trouve renforcé par l'utilisation d'une musique lyrique, un peu trop symphonique. Le réalisateur privilégie également l'esthétisation, les longs mouvements de caméra et joue sur les ombres et l'irréalisme de ses décors de studio. Quant à la fin, la course effrénée de Tolly dans une rue déserte sous une pluie battante, elle serait inspirée par la mort grotesque, sur-jouée, de Michel Poiccard dans A bout de Souffle (1960) de Jean-Luc Godard. Par ce clin d'œil, Fuller insiste sur sa volonté d'être un auteur, un grand metteur en scène. On lui accordera volontiers ce statut à la vision d' Underworld, U.S.A., film bien plus convaincant que ceux que réalisera Fuller par la suite comme The Naked Kiss.
 
18.10.12.


[1] La fête est une scène récurrente du film de gangsters, que l'on retrouve dans Les Nuits de Chicago (1927) de Joseph Von Sternberg, Le petit Caesar (1931) de Mervyn Leroy, L'ennemi public (1931) de William Wellman, Scarface (1932) d'Howard Hawks, The Beast of the City (1932) de Charles Brabin, ou encore Les fantastiques années 20 (1938) de Raoul Walsh. L'association tient à la prohibition mais également à l'idée que la ville va punie pour sa décadence et son indifférence à la réalité sociale.
[2] Cette succession se retrouvera telle qu'elle dans l'introduction de L'Ennemi public (1961) de William Wellman, Les Anges aux figures sales (1938) de Michael Curtiz, Lepke (1975) de Menahem Golan.
[3] Cette association se trouvait déjà dans Le témoin à abattre (1951) de Bretaigne Windust, Murder by Contract (1958) d'Irving Lerner, Murder Inc. (1960) de Burt Balaban et Stuart Rosenberg.

The Eye of The Needle / L'Arme à l'Œil (1981) de Richard Marquand



De nos jours, Richard Marquand, réalisateur britannique mort prématurément en 1987 (à l'âge de 49 ans), n'est resté dans les annales que pour avoir signé la mise en scène du Retour du Jedi (1983), dernier épisode de la sage des Star Wars. Issu d'une famille d'hommes politiques (son père et son frère étaient députés travaillistes au Parlement), Richard Marquand commence sa carrière à la fin des années 60 en tournant des documentaires pour la BBC. Après un film d'horreur (The Legacy, 1979), Marquand tourne L'Arme à L'Œil, adaptation d'un des premiers best sellers de Ken Follett. C'est ce film, un thriller d'espionnage, qui retiendra l'attention de Georges Lucas pour l'embaucher afin de clore la série de La Guerre des Etoiles. 

Comme Le code Rebecca (1980), autre roman de Ken Follett[1], L'Arme à l'Œil prend comme personnage principal un espion nazi. Fidèle soldat de l'amiral Canaris, Henry Faber, alias "l'aiguille", est infiltré en Angleterre pour se renseigner sur le déroulement du prochain débarquement des alliés en France. Il découvre la supercherie de l'opération Fortitude, destinée à faire croire aux Allemands que l'invasion se fera dans le Pas-de-Calais. Détenant l'information capitale que le débarquement aura lieu en Normandie, l'aiguille, recherché par le contre-espionnage anglais, tente de rejoindre sur la côte un sous-marin qui le ramènera en Allemagne. Trahi par la météo, il échoue sur une petite ile écossaise où vit une femme avec son mari handicapé. 

Bien que son personnage principal soit un espion, L'Arme à l'Œil n'exploite pas vraiment la sémantique classique du film d'espionnage à savoir le monde froid, le jeu de dupes où chacun n'est qu'une pièce dérisoire d'un échiquier géant. Pas de gadget non plus: on n'est pas plus chez John Le Carré que chez Ian Fleming. Au contraire, Marquand privilégie constamment l'action et le suspense: l'aiguille va être reconnue ? Va-t-elle être capturée ? Va-t-elle parvenir à rejoindre ses contacts allemands ? Va-t-elle tuer les différents membres de la famille qui l'accueille ? 

Marquand joue sur les codes du thriller. Interprété par un Donald Sutherland en grande forme, l'aiguille est un personnage mystérieux et solitaire qui doit son surnom à son habitude de tuer ses ennemis à l'arme blanche. Le film n'hésite pas à rentrer dans la violence et l'érotisme: l'aiguille vit une relation avec l'épouse frustrée par son mari cul-de-jatte et ronchon. L'ile apparait comme le lieu ultime du thriller: il s'agit d'un lieu clos et coupé du monde. Tout finira dans une course-poursuite vers un phare où l'aiguille s'opposera à sa maitresse dans une lutte acharnée, de nuit, sous l'orage, dans un climax non éloigné du film d'horreur. Le spectateur se surprend à vouloir que Faber le nazi réussisse sa mission mais anticipe son échec en raison de la connaissance de l'Histoire.  

Un peu gâché par la musique ronflante de Miklos Rosza, L'Arme à l'Œil séduit par son approche assez singulière du genre. De plus, la mise en scène de Marquand et les moyens conséquents dont il dispose font de L'Arme à l'Œil un spectacle d'une qualité certaine. 

16.11.12.


[1] Le Code Rebecca a également fait l'objet d'une adaptation cinématographie en 1985 par David Hemmings.

Ich will doch nur, daß ihr mich liebt / Je veux seulement que vous m'aimiez (1976)



Inédit en France, Je veux seulement que vous m'aimiez, est ressorti sur nos écrans en 2011. Ce film tourné en 1976 pour la télévision allemande révèle que l'œuvre de Fassbinder est aussi vaste que riche et que les œuvres pour le petit écran ont autant de valeur que celles conçues pour le grand.

Comme de nombreux films de Fassbinder, Je veux seulement que vous m'aimiez apparait comme une radioscopie de l'Allemagne à un moment donné, à travers un portrait psychologique. Ici, Fassbinder parle de son temps et filme la misère de Peter, un jeune ouvrier, qui emménage à Munich après son mariage. Peter est la manifestation des névroses de son époque: victime d'un capitalisme fou, il se tue au travail et collectionne les heures supplémentaires sur les chantiers pour acheter des biens de consommation courante. Les crédits contractés et leurs échéances mensuelles s'accumulent. L'asservissement de Peter par le consumérisme le conduit dans une spirale dramatique: au malaise dans le couple, s'ensuit un endettement conséquent, une plongée dans la folie jusqu'à l'homicide. 

Fassbinder ne contente pas de critiquer les maux du capitalisme mais tente de revenir sur ses origines. Les réponses qu'il apporte relèvent principalement de la psychanalyse. Peter, qui a toujours été très attentionné envers ses parents, n'a jamais reçu de preuves d'amour de leur part. Le titre du film révèle ce complexe de solitude et d'incompréhension qui sous-tend la consommation frénétique et le désir de normalité. Alors que Peter est un simple maçon, ses parents, eux, sont des petits bourgeois qui ont fait fortune dans le commerce. Le miracle économique s'est fait au détriment des sentiments et cette froideur est responsable d'un malaise social. La nouvelle génération est victime de l'ancienne: les parents de Peter n'habiteront même pas la maison que leur fils lui a construit et celle-ci restera à l'abandon. 

Il est intéressant de comparer le protagoniste Je veux seulement que vous m'aimiez avec celui de Despair (1977), le film suivant de Fassbinder. Terrassé par la fatigue, Peter cache à son épouse qu'il ne va plus au travail et qu'il erre dans les rues. Le capitalisme a eu raison de Peter et lui a enlevé son âme. Sombrant dans la folie, Peter en vient à confondre son père avec un patron de café dont le meurtre le mènera droit en prison. Victime d'une société qui le rejette, "castré" par ses parents, le maladif Peter n'est pas éloigné du schizophrène Hermann Hermann dans Despair, autre incarnation d'une Allemagne gangrénée, celle de Weimar. Eux deux se trompent sur leur situation, sur leur identité et sur celle des autres. 

15.11.12.


Ostře sledované vlaky / Des trains étroitement surveillés (1966) de Jiri Menzel


La folie créative de la Nouvelle Vague tchèque. Avec Milos Forman, Ivan Passer, et Věra Chytilová, Jiri Menzel est l'un des principaux représentants de la Nouvelle Vague tchèque, mouvement marqué par une grande liberté de ton qui prendra fin après la répression du Printemps de Prague en 1968. Des trains étroitement surveillés est l'une de ses manifestations les plus célèbres, sûrement en raison de sa présentation à la cérémonie des oscars en 1967 où il remporta le prix du meilleur film en langue étrangère. Il est vrai que ce film tragi-comique est une réussite certaine. 

A en croire les quelques aperçus que l'on a pu avoir, la culture tchèque apparaît pour le moins excentrique: en littérature, l'univers inquiétant de Kafka nous a terrifié; au cinéma, des films comme Au feu les Pompiers (1968) de Milos Forman ou Limonade Joe (1964) d’Orldrecht Lipsky nous ont particulièrement intrigué par leur sens du bizarre et du surréalisme. Des trains étroitement surveillés s'inscrit lui aussi dans un cadre spatio-temporel étonnant. Le film de Menzel est en effet centré sur les mésaventures amoureuses de Milos, jeune "sous-chef" de gare dans une petite ville de province, pendant la seconde guerre mondiale (peut-être dans la tradition du cinéma soviétique). Alors que la guerre fait rage, la morne vie de Milos consister à regarder les trains passer. Ici, par le récit d'un destin individuel, la petite histoire se mélange à la grande et l'une finira par anéantir l'autre.
 

Les problématiques de la Nouvelle Vague: la jeunesse partagée entre conformisme et rébellion. Doux-amer, Des trains étroitement surveillés ressemble aux autres films des Nouvelles Vagues de l'époque, français italiens ou encore anglais, car il partage avec eux une préoccupation commune, à savoir la difficulté de la jeunesse à grandir et à se démarquer des conventions de la société. En effet, cette problématique demeure le cœur de biens des premières réalisations et d'ailleurs on peut voir dans le personnage de Milos, qui n'arrive pas à séduire la jolie contrôleuse un lointain cousin des timides Antoine Doinel ou Andrzej Leszczyc (le personnage joué par Jerzy Skolimovski dans ses premiers films polonais). Comme lui dit le médecin, Milos souffre d'un problème d' "ejaculatio praecox" et de plus, il ne parvient pas à copuler avec sa copine car l'oncle de cette dernière est omniprésent. Le sentiment d'échec de Milos le conduira à tenter de se suicider: malgré l'apparente gravité de ce geste, l'attention amusée domine. 

Milos est d'autant plus une victime qu'il est soumis à ses supérieurs hiérarchiques qui lui imposent de respecter des codes absurdes: saluer au passage des trains, uniforme strict. Une règle prohibe même de parler avec les contrôleuses. Discipliné, le chef de gare copine avec les forces d'occupation mais ce personnage grotesque ne parvient pas à maintenir l'ordre dans son petit monde. Malgré le décalage temporel, la critique de la bureaucratie peut donc se lire comme une satire du régime communiste de l'époque. 

Face à ce conformisme et ce formalisme risibles, la tentation est celle de la rébellion. Et la révolution va se faire tant contre l'oppresseur extérieur (les nazis) que contre l'oppresseur interne (les autorités). Dans un moment d'excitation, le collègue de Milos tamponne les fesses d'une fille, geste symbolique d'une révolte qui "tâche" et qui dérange. Après sa "première fois", Milos s'engage lui soudainement dans la résistance et meurt en sabotant un train. Sa mort, aussi brusque qu'absurde, rend ainsi son engagement politique ridicule. Mais peu importe si notre révolté est mort, l'explosion qu'il a provoquée engendre un vent de folie, qui comme le film, libère les carcans.
 

04.11.2012.