samedi 8 décembre 2012

Don't Look Now / Ne vous retournez pas (1973) de Nicholas Roeg


Après Performance (1970, coréalisé avec Donald Cammell) et Walkabout (1970), Don't Look Now est le troisième film de Nicholas Roeg, ancien directeur de la photographie britannique passé à la mise en scène. Avec Don't Look Now, Roeg poursuit dans le développement d'un cinéma de l'étrange.
 

Venise, ville insolite et lieu de perdition. Adapté d'une nouvelle de Daphné Du Maurier, Don't Look Now raconte les angoisses d'un couple de britanniques (Julie Christie et Donald Sutherland) qui voyage à Venise après la mort accidentelle de leur petite fille noyée. La cité des Doges qui nous montrée n'est pas la ville romantique et touristique des cartes postales: au contraire, Roeg explore l'imagerie inquiétante de Venise, la ville du carnaval et de la peste, une ville morbide où l'eau croupit. Le soleil d'Italie laisse place à un hiver morne et grisailleux. 

Don't Look Now fait penser à Bruges La Morte (1892), où l'action est située dans la "Venise du Nord": dans le roman de Georges Rodenbach, le personnage principal, lui aussi marqué par une mort "ophélique" (sa femme s'est noyée), se retrouve dans une ville d'eaux et de canaux, lieu qui ne pas l'aider à faire son deuil. Au lieu de trouver la rédemption, le protagoniste du roman de Rodenbach comme le couple du film de Roeg vont connaitre la perdition. 

Les vacances en Italie, dans Voyage en Italie (1954) de Roberto Rossellini, Vacances à Venise (1955) de David Lean, ou encore Le marin de Gibraltar (1967) de Tony Richardson, mettent à l'épreuve pour les couples européens en quête de quiétude. De ce point de vue, le film de Roeg apparait presque comme parodique: John et Laura, le couple de Don't Look Now, vont eux vivre un véritable cauchemar.
 

Venise, paysage mental et dédale morbide. Marqués le décès de leur enfant, les protagonistes vont voir dans Venise le reflet de leur pensée malade, obsédée par le deuil. Ainsi, Venise va devenir un véritable paysage mental[1] inquiétant. Le fantastique et l'insolite naissent de petits détails: un mouchoir sorti d'une poche de manteau, une poussière dans l'œil, une fenêtre qui s'ouvre brusquement... Les habitants locaux ont eux même un comportement étrange: un inspecteur de police qui les réprimande, un patron d'hôtel obséquieux dont on sait s'il se réjouit ou non du fait de ne pas avoir de clients et surtout deux vieilles sœurs, des voyantes qui proposent à Laura de rentrer en contact avec le fantôme de sa fille. 

Le paysage mental est d'autant plus perturbé que John est un médium qui s'ignore. Ainsi, les images qu'il aperçoit sont ceux de sa propre mort. Poursuivant sa femme qu'il pense égarée dans Venise, John court en fait à sa propre mort. Venise devient ainsi un dédale morbide, ce qui a conduit Pauline Kael a déclaré que "Roeg parvient à être plus proche de Borges à l'écran que tous ceux qui s'y sont directement essayé[2]". Et la petite silhouette en cirée rouge après il court en pensant qu'il s'agit du fantôme, il ne s'agit que de la mort, incarnée par un nain au visage disgracieux.
 

Un thriller horrifique. Lors de l'accident de sa fille, John a un mauvais pressentiment en apercevant du sang sur une diapositive. Ce plan est assez révélateur de la démarche de Roeg qui veut infuser métaphoriquement et physiquement le cadre d'un sentiment maléfique. Inspiré par le film d'horreur, Don't Look Now regorge d'une imagerie horrifique et gothique: la mort de la fille de John et Laura, dans un étang, a des réminiscences de la noyade d'Ophélie, où les cheveux flottants se mélangent à l'eau; la mort de la jeune fille, a été annoncée par un miroir brisé; son fantôme morbide que poursuit John à travers Venise, affublé d'un ciré rouge[3], apparait comme une déformation ignoble du petit chapon rouge. 

Don't Look Now mélange donc les codes du film d'horreur et du thriller. Le sentiment d'étrangeté nait principalement des jeux de montage particulièrement audacieux. Comme le personnage de John a des visions prémonitoires, Roeg se livre à une déconstruction totale du récit où se confondent flash backs et flash forwards. Une scène de sexe particulièrement crue et controversée (le film sort un an après Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci) fusionne également des plans des ébats avec des plans où le couple s'habille et se prépare au petit matin. Au free jazz de Gato Barbieri dans le film de Betolucci, laisse place à la magnifique bande son de Pino Donaggio (avant sa collaboration avec Brian De Palma), alternant les airs doux de musique classique et une musique stridente.
 

Etrange, audacieux et dérangeant, Don't Look Now est sans conteste un des grandes réussites du film fantastique britannique et du cinéma des années 70.

 

08.11.2012.



[1] Notion née sous la plume d'André Bazin dans Les Cahiers du Cinéma à l'occasion de la critique de... Voyage en Italie de Rossellini.
[2] Roeg comes closer to getting Borges on the screen than those who have tried it directly" (New Yorker, 24 décembre 1973). Performance multipliait aussi les références à Borges: le personnage de Mick Jagger lit Fictions alors que le visage de l'écrivain apparait dans une séquence-clé.
[3] On pense aussi à la représentation de la "Mort Rouge" véhiculée par Edgar Poe dans Le Masque de la Mort Rouge. Nicholas Roeg a été le directeur de la photographie de l'adaptation cinématographique de la nouvelle de Poe par Roger Corman en 1964.