samedi 8 décembre 2012

Underworld, U.S.A. / Les Bas-Fonds New-Yorkais (1961) de Samuel Fuller

 
Film de transition, Underworld, U.S.A. s'inscrit dans une transformation du cinéma criminel américain. A une étude générique du film peut se doubler une lecture auteuriste, Underworld, U.S.A.  ressassant de nombreux éléments du cinéma de Samuel Fuller
 
 
L'évolution du film de gangster. Underworld, U.S.A. s'ouvre sur une introduction typique des films de gangsters, ancrée dans la réalité des bas fonds newyorkais: le jeune Tolly, 14 ans, vit dans les ruelles sombres des quartiers pauvres de New-York. Petit délinquant, il vole et se bagarre avec un autre gamin. Cet incipit pittoresque et misérabiliste n'est pas éloigné du début des Anges aux figures sales (1938) de Michael Curtiz ou des films de la Warner avec les Dead End Kids. Un soir de nouvel an[1], Tolly voit son père se faire tabasser à mort par quatre hommes. Le garçon passe de la rue à l'orphelinat, de l'orphelinat à la maison de correction, de la maison de correction à la prison...[2] Pour Tolly, la fin sera dans le caniveau, à côté des poubelles.
 
Devenu adulte, Tolly, s'infiltre dans le crime organisé pour mieux se venger des assassins de son père. Mais le vengeur ne tue pas lui-même, laissant les gangsters s'entretuer sur des malentendus qu'il a engendrés ou utilisant l'aide des forces gouvernementales pour lesquelles il accepte de travailler. Cette syntaxe de l'infiltration dans le monde de la pègre nous fait penser aux films comme Guerre au Crime (1936) et La Dernière Rafale (1948) William Keighley, ou encore L'Enfer est à lui (1949) de Raoul Walsh.
 
Héritier de l'âge d'or des films de gangsters, Underworld, U.S.A. préfigure en même temps la trame de films comme Le Point de non-retour (1967) de John Boorman, La cité de la violence (1970) de Sergio Sollima, Echec à l’Organisation (1973), de John Flynn ou encore Tuez Charley Varrick (1973) de Don Siegel: un criminel de bas étage se retrouve face au tout-puissant syndicat du crime qui lui réclame des comptes. Le titre d'Underworld, U.S.A. est assez explicite: dans son film, Fuller nous présente une Amérique comparable à une vaste entreprise de crime organisé. La mafia est agencée selon une structure hiérarchique et cache ses félonies derrière des entreprises respectables (l'une s'appelle même "national projects"). Les grands mafieux se réunissent pour des réunions comme des patrons d'entreprises. L'association entre la mafia et le big business[3] trouvera son condensé dans le règlement de comptes final, situé dans une piscine sous verre, un décor résolument moderniste.
 
 
Un film fullerien: la critique de l'Amérique et l'amour des marginaux. En assimilant les Etats-Unis à un syndicat du crime géant, Fuller fait preuve d'un esprit critique qui confine au mauvais esprit: dans une séquence, Tolly récupère de la drogue dissimulée dans des paquets de cigarettes; une publicité du magasin énonce ironiquement "clean sports make for a clean America". Lorsque Tolly agonisera, il trébuchera également sur une poubelle où est inscrit "keep your city clean".  Fuller fait donc preuve d'une ironie constante face à une Amérique pourrie.
 
Dans cette Amérique corrompue, seuls les marginaux bénéficient de l'attention de Fuller. Ainsi, le réalisateur nous livre un portrait tendre de Cuddles, la prostituée qui s'occupe de Tolly et qui a le courage de témoigner contre la mafia. Ce personnage de pute au grand cœur et qui rêve d'être une mère de famille, on le retrouve dans de nombreux films de Fuller comme Le Port de la Drogue (1953) China Gate (1957) ou encore The Naked Kiss (1964) qui prend comme sujet principal cet archétype.
 
Fuller s'avère moins complaisant envers Tolly, le personnage principal, qui se révèle assez désagréable: mu par la vengeance, il néglige l'amour de celles qui l'aiment (sa maîtresse et sa mère d'adoption). Ce héros violent et antipathique est un cousin du Mike Hammer d'En quatrième vitesse (1955) de Robert Aldrich. Leurs acteurs respectifs, Cliff Robertson et Ralph Meeker sont assez comparables: avec leurs têtes carrées, leurs regards durs, ils n'ont pas un physique de jeune premier. Il en est de même pour le tueur acolyte de Tolly dont l'homosexualité latente rappelle le personnage joué par Jack Elam dans le film d'Aldrich. Noir, Underworld, U.S.A. montre un monde violent et malsain: même le doux personnage de Cuddles suce avec grossièreté les glaçons de son verre de whisky.
 
Sombre, le cinéma de Fuller, comme à son habitude, n'en est pas moins lyrique, dramatique. Avec son personnage de vengeur des assassins de son père, Underworld, U.S.A. se veut une tragédie grecque avec un héros tourmenté dont le destin semble déjà tout tracé. En faisant interagir Tolly avec des poupées, Fuller explore la trauma d'un homme dont l'enfance et l'innocence ont été broyées: les hommes sont les pantins des dieux. Le goût de Fuller pour le mélo se trouve renforcé par l'utilisation d'une musique lyrique, un peu trop symphonique. Le réalisateur privilégie également l'esthétisation, les longs mouvements de caméra et joue sur les ombres et l'irréalisme de ses décors de studio. Quant à la fin, la course effrénée de Tolly dans une rue déserte sous une pluie battante, elle serait inspirée par la mort grotesque, sur-jouée, de Michel Poiccard dans A bout de Souffle (1960) de Jean-Luc Godard. Par ce clin d'œil, Fuller insiste sur sa volonté d'être un auteur, un grand metteur en scène. On lui accordera volontiers ce statut à la vision d' Underworld, U.S.A., film bien plus convaincant que ceux que réalisera Fuller par la suite comme The Naked Kiss.
 
18.10.12.


[1] La fête est une scène récurrente du film de gangsters, que l'on retrouve dans Les Nuits de Chicago (1927) de Joseph Von Sternberg, Le petit Caesar (1931) de Mervyn Leroy, L'ennemi public (1931) de William Wellman, Scarface (1932) d'Howard Hawks, The Beast of the City (1932) de Charles Brabin, ou encore Les fantastiques années 20 (1938) de Raoul Walsh. L'association tient à la prohibition mais également à l'idée que la ville va punie pour sa décadence et son indifférence à la réalité sociale.
[2] Cette succession se retrouvera telle qu'elle dans l'introduction de L'Ennemi public (1961) de William Wellman, Les Anges aux figures sales (1938) de Michael Curtiz, Lepke (1975) de Menahem Golan.
[3] Cette association se trouvait déjà dans Le témoin à abattre (1951) de Bretaigne Windust, Murder by Contract (1958) d'Irving Lerner, Murder Inc. (1960) de Burt Balaban et Stuart Rosenberg.