mardi 4 novembre 2008

Wag the Dog / Des Hommes d'influence – La Comédie du Pouvoir (1997) de Barry Levinson


        La grande méfiance qu’ont les Américains envers l’Etat est profondément ancrée dans leur histoire et atteint son paroxysme à l’époque du Watergate. Le remède aux institutions malades semblait alors pouvoir être trouvé dans la voix des médias comme le montrait si bien le film Les Hommes du Président (1976) d’Alan Pakula.
        Cependant, dans les années 90, la Guerre du Golfe fait émerger quelques soupçons quant à la force du fameux « quatrième pouvoir ». Barry Levinson fait partie de ceux qui n’ont pas caché leur perplexité face à cette guerre jugée factice. Avec Des Hommes d’influence, il a signé un film brûlant et audacieux sur les coulisses du pouvoir, étonnamment prémonitoire sur le deuxième mandat de Clinton.


        Comme pour Good Morning Vietnam (1988) sur la guerre du Vietnam et Rain Man (1988) sur la vie d’un autiste, Barry Levinson décide de rire sur un sujet sérieux. Des Hommes d’influence commence lorsque le président des Etats-Unis se voit accuser d’attouchements sexuels sur une jeune fille quinze jours avant les prochaines élections. Cette affaire de mœurs éclabousse alors celui qui prévoyait se faire réélire.
        Pour couvrir ce scandale compromettant, le chef de l’Etat va recourir aux services de Conrad Brean, un « homme d’influence » du titre français, agent spécial, expert dans l’art de l’intoxication et spécialiste de l’image. Ce dernier, chargé de détourner l’attention de la population, s’allie avec Stanley Motss, fortuné producteur hollywoodien. Tous deux vont alors inventer de toute pièce une guerre en Albanie. Filmées en studios, les images de cette guerre fictive ont pour but de tromper les médias et de captiver l’opinion publique.

        Le contexte politique de l’époque est difficilement négligeable lorsqu’on regarde Des Hommes d’influence. Tout d’abord, le film fait référence par analogie à l’affaire Paula Jones. Ancienne collaboratrice de Clinton, elle a accusé le président d’harcèlements sexuels en 1994. La procédure judiciaire n’a été véritablement ouverte qu’en mai 1997 alors que le film était en plein tournage. Des Hommes d’influence est sorti quelques mois plus tard, en décembre pour les Etats-Unis.

        En revanche, le film n’est que prémonitoire en ce qui concerne l’affaire Lewinsky. Ce scandale sexuel n’a surgi qu’en janvier 1998, donc bien après la conception du film. Cette affaire a cependant occupé la scène médiatique alors même que le film sortait en Europe, ce qui lui a apporté davantage de publicité.

        Des Hommes d’influence est adapté d’un roman de Larry Beinhart. Ecrit en 1993, American Hero faisait référence à la politique de George Bush père et s’appuyait sur la 1ère guerre du Golfe. Cependant, le film de Levinson est aussi prémonitoire sur les opérations militaires engagées entre 1998 et 1999, alors que l’affaire Lewinsky battait son plein dans les médias.
        Certains ont en effet prétendu que, comme dans le film, ces opérations avaient été spécialement préparées dans le but de détourner l’attention du public et des médias loin du scandale de la Maison blanche. Et si l’on regarde les dates de plus près, les faits coïncident étonnamment de façon remarquable.
        En effet, l’opération « Portée Infinie » (lancement de deux missiles sur des cibles terroristes au Soudan et en Afghanistan) a été menée le 20 août 1998, soit trois jours après la déclaration télévisée dans laquelle Clinton avouait avoir eu une relation « inappropriée » avec Monica Lewinsky.
        Ensuite, l’opération « Renard du Désert » (trois jours de bombardements en Irak) a été déclenchée en décembre 1998 alors même que la Chambre des Représentants discutait de la possibilité d’une destitution de Clinton.
        Enfin, l’opération « Allied Forces » (intervention de l’OTAN en ex-Yougoslavie) a été lancée en mars 1999, quelques semaines après Clinton ait évité la destitution. Alors plutôt que d’un film qui s’inspirerait de la réalité, faut-il parler d’hommes politiques qui s’inspireraient de la fiction ?
        Les coïncidences entre le film et la réalité politique lors de sa sortie ont donc beaucoup contribué à sa popularité. Le film a connu un grand succès dans les pays de l’Est : le film a même reçu l’Ours d’argent de Berlin en 1998 et a été diffusé en prime time en 1999 à la télévision serbe lors du bombardement de Belgrade par l’OTAN.

        Des Hommes d’influence traite donc du mensonge politique et de la manipulation. Le titre original soulignait déjà cet aspect. Quand un chien remue la queue parce qu'il est content, on dit en anglais qu'il est « wag ». L’inversion de l'expression (Wag the dog) suppose une action influençant le bonheur du chien.
        La manipulation de la population américaine s’appuie dans le film sur plusieurs idées. Tout d’abord, elle repose sur l’ignorance (personne ne sait placer l’Albanie sur un planisphère) et sur la crédulité des Américains vis-à-vis de leurs médias. Cette manipulation profite ensuite de la constante peur des Américains quant à une possible attaque étrangère.
        Enfin, elle exploite les ficelles du nationalisme (on prône le soldat courageux qui est allé jusqu’à se faire capturer par l’ennemi pour défendre son pays) et du sentimentalisme (perversion des sentiments et des émotions par l’image forte mais simple : le chien qui aboie de désespoir autour du cercueil du soldat mort pour la patrie, la paysanne albanaise désorientée sous les bombes avec son petit chat).

        Cette manipulation est exercée par plusieurs moyens. Tout d’abord, elle s’opère par la télévision avec la diffusion d’images d’une guerre qui n’existe pas. En effet, comme le dit si bien Brean, on ne se souvient que des images et non des faits réels: le V de la victoire de Winston Churchill et le drapeau planté d’Iwo Jima pendant la seconde guerre mondiale, la petite fille brûlée au nalpam pendant la guerre du Vietnam.
        L’information des médias (journaux, radio) est donc employée pour assurer le mensonge. Les médias sont en effet les premiers à rapporter les communiqués du gouvernement. La population est aussi fortement influencée par les spots de campagne, les slogans (« ne jamais changer de cheval en pleine course », mot d’ordre de Lincoln pendant la guerre de sécession) et les gestes politiques (les chaussures délaissées au bord des routes pour compatir avec des soldats sensés être en captivité).
        Le son est aussi convoqué pour faciliter la supercherie. Le conseiller Brean et le producteur décident de se servir également de la musique et créent un nouvel hymne national (« The American Dream »), des chants militaires (« Good Old Shoe », « The Men of the 303 »).
        Enfin, les « hommes d’influence » s’appuient sur la distribution massive commerciale : d’une statue en l’honneur des victimes de l’Albanie, découlent des produits dérivés (horloges, montres...).

        L’Amérique est donc une dangereuse machine de manipulation comme le prouve si bien, à la fin, le plan en contre-plongée de Brean, derrière une vitre sur laquelle se reflète le drapeau américain. Avec ce Brean puissant et inatteignable, Levinson montre que tous les moyens sont bons pour travestir la réalité.
        La critique de l’Amérique dans Des Hommes d’influence est donc assez féroce. Levinson met en place une inversion des valeurs : l’acteur choisi pour jouer le soldat rapatrié n’est autre qu’un ancien prisonnier, violeur abruti. On fait alors d’un criminel un héros national. Il peut même mourir et comme le dit Brean : quel meilleur héros qu’un héros mort ?
        Les combattants ne sont donc plus ce qu’ils étaient (il n’y en a plus, ce sont des acteurs !) et la guerre perd tout son sens. « Produite » par un tycoon hollywoodien, la guerre devient du show-buisness. Plus tard, Brean déclarera qu’une guerre (de plus nucléaire) mue par des intérêts quels qu’ils soient va remplacer la guerre de valeurs et d’idéologies.

        La dénonciation touche tout le monde, en commençant par la population. En effet, les Américains ne s’intéressent pas à la politique. S’ils votent (le taux d’abstention est très élevé), ils le font pour l’image du candidat (les Américains sont très moralistes) et non pour ses idées politiques. En fait, ils préfèrent le côté « people » au fond des importantes questions politiques.
        Les médias sont la principale cible de critique du film. Alors qu’ils veulent montrer à la population que rien ne lui est caché, que la transparence est totale et permanente, ils sont les premiers à véhiculer l’invraisemblable. Levinson dénonce le fait que les médias ne vérifient pas leurs sources et croient aveuglement aux déclarations du gouvernement. Les médias ne sont pas fiables car, plus que la vérité, ils recherchent le spectaculaire, l’impressionnant et le captivant.
        Le gouvernement et les hommes politiques sont eux au sommet de la pyramide du mensonge. Ils orchestrent une véritable manipulation pour rester en place et ne semblent pas être préoccupés par les véritables enjeux politiques. La politique interventionniste américaine est à ce titre très critiquée. « Les Américains ne déclarent jamais la guerre : ils entrent en guerre » comme s’amuse à le relever Brean.

        Avec ses répliques grinçantes, Des Hommes d’influence est une comédie satirique qui fait froid dans le dos du spectateur. C’est un film inquiétant où l’on rit jaune car on sait (et la réalité l’a plus ou moins prouvé par la suite) que cette fiction farfelue ne l’est pas tant que cela. Notons tout de même que le film se termine sur une certaine noirceur. Il se clôt en effet par la mort de Stanley Motss, le producteur qui voulait révéler par égocentricité la réalité sur cette fausse guerre.
        Ce producteur est joué par un Dustin Hoffman surexcité qui parle à 300 à l’heure. C’est lui qui aura la meilleure réplique du film : alors que le président semble se rétracter, il crie « mais il ne peut pas arrêter cette guerre, ce n’est pas lui qui l’a produite ! ».
        Avec sa gigantesque villa, son peignoir, ses cocktails et ses anecdotes de cinéma, l’acteur caricature le personnage réel de Robert Evans, important directeur de production de la Paramount lors du Nouvel Hollywood. Stanley Motss se plaint de n’avoir jamais remporté d’oscar et aussi de ne souvent pas être crédité au générique. C’est aussi le cas d’Evans, producteur à l’origine du Parrain (1972) de Francis Ford Coppola.


Le producteur Robert Evans

Le producteur Stanley Motss interprété par Dustin Hoffman



        Face à Hoffman, Robert De Niro, peu soigné et laconique, compose un sobre Conrad Brean avec nœud pap, chapeau et barbe de quatre jours. Incroyables comédiens, De Niro et Hoffman prouvent qu’ils sont les meilleurs acteurs de leur génération, à côté d’Al Pacino et de Gene Hackman.
        Les deux acteurs s’étaient déjà rencontrés dans Sleepers (1996), le précédent film de Levinson. Leur route allait de nouveau se croiser pour le tournage de Mon beau-père, mes parents et moi (2004) de Jay Roach. Tous deux connaissent bien Barry Levinson. Dustin Hoffman avait déjà collaboré avec lui pour Rain Man (1989) et allait le retrouver pour Sphere (1998). Quant à De Niro, il jouera dans What just happened ?, le tout dernier film de Levinson, sur la vie mouvementée d’un producteur de cinéma, qui sortira bientôt directement en dvd en France.


        Attaque féroce de la société américaine (médias, gouvernement, population), Des Hommes d’influence nous montre à quel point il faut garder un regard critique et se méfier de l’image, celle-ci pouvant être facilement truquée. C’est donc un film à la fois drôle et alarmant qui nous mène à réfléchir sur le pouvoir politique en raison de son contexte et de ses similitudes entre la fiction et la réalité.
        Malgré la force du propos de ce film railleur, on peut cependant lui reprocher quelques petits défauts. En effet, à part quelques plans audacieux au début du film (caméras de surveillance pour souligner le danger de l’image trompeuse), la réalisation de Levinson est assez molle et manque cruellement de style. Le film aurait été beaucoup plus inquiétant s’il était visuellement plus réaliste, documentaire.
        Peut-être Levinson a-t-il transformé l’essai avec sa comédie Man of the Year (2006) avec Robin Williams, dans lequel il développe à nouveau l’idée que la politique n’est que du show buisness. Le film raconte le destin d’un animateur de talk show politique qui se lance dans la course à la présidence des Etats-Unis et qui se retrouve élu malgré lui à cette fonction suprême…

04.11.08.


mardi 28 octobre 2008

Loin du Vietnam (1967) de Jean-Luc Godard, Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch, Chris Marker, Alain Resnais, Agnès Varda


        On sait bien que la notion de Nouvelle Vague est difficile à définir. Il s’agit en effet avant tout d’un nom générique regroupant des auteurs d’une même nouvelle génération qui auraient des points communs comme des divergences. Cependant, par rapport à une caractérisation précise, on ne sait s’il faut parler d’école ou de mouvement, ce dernier terme impliquant l’existence d’un manifeste.
        La Nouvelle Vague a beaucoup expérimenté les films à sketchs et les coproductions internationales . Paris vu par (1965) et Loin du Vietnam (1967) sont à ce titre les films collectifs les plus célèbres de la Nouvelle Vague. Peut-on pour autant parler de manifeste ? Pour répondre à cette question, nous étudierions donc avec cette analyse de Loin du Vietnam les limites de cette volonté des réalisateurs de la Nouvelle Vague de parler d’une voix commune.


        Loin du Vietnam est donc un film collectif dans lequel les auteurs tentent de livrer un exposé cohérent où les points de vue convergeraient. Concernant la guerre du Vietnam, les réalisateurs en arrivent tous à une même conclusion protestataire: ils dénoncent la vaine guerre impérialiste menée par les Américains et apportent ainsi leur soutien au peuple vietnamien.
        A l’opposé d’un simple documentaire réaliste et objectif façon La Section Anderson (1967) de Pierre Schoendoerffer, Loin du Vietnam est un essai illustré, argumenté et même engagé. Nous noterons d’ailleurs que ce soutien politique des indépendantistes communistes vietnamiens vient de la part de ce qu’on appelle la « rive gauche » de la Nouvelle Vague : Jean-Luc Godard, Chris Marker, Alain Resnais, Agnès Varda…

        Loin du Vietnam et du front, cette dizaine de réalisateurs et de techniciens européens veulent donc s’intéresser au plus proche au problème alors contemporain du Vietnam. Tous s’engagent alors pour tourner des séquences qui seront finalement montées par Chris Marker. Quelle est alors la contribution de chacun au film ?

        « Si jamais un film français a mérité le nom de film collectif, c'est bien celui-là, au point que même pendant son élaboration il arrivait qu'on se demande qui faisait quoi. » a déclaré depuis Chris Marker. De même, Agnès Varda a déclaré : « Avec une réelle bonne volonté, on a travaillé et on a mis nos idées en commun avant de tourner chacun de son côté. (…) Et je ne crois plus à l’art collectif. » Il est vrai que son épisode parisien a été retiré du montage final et que son mari Jacques Demy a vite abandonné sa participation au projet.
        On constate en voyant Loin du Vietnam que les réalisateurs ont plus ou moins lancé un cri d’alarme commun mais on observe que chacun a tourné dans son coin.

        Avec le titre du film, ses auteurs entendaient se plaindre de la distance qui les séparait du lieu du conflit. Ce reportage était justement l’occasion de se rapprocher, de mieux comprendre et de sortir de l’ignorance. Pourtant, paradoxalement, aucun réalisateur de la Nouvelle Vague ne semble avoir fait le déplacement.
        En effet, seul le documentariste néerlandais Joris Ivens semble être allé au Vietnam. Il nous montre avec compassion le quotidien des Vietnamiens vivant sous les bombardements et a suivi une section de partisans d’Hô Chi Minh qui ont fini par être arrêtés par l’armée américaine. Glorifiant le courage des Viêt-Cong, c’est sur des plans d’une marche déterminée d’une section vietnamienne que se clôt le film avec espoir.
        Joris Ivens, cinéaste dont l’engagement à gauche était perceptible depuis longtemps à l’écran (films sur la guerre d’Espagne, l’URSS), avait déjà consacré un film au Vietnam en 1965. Par la suite, il allait aussi tourner Le Dix-septième parallèle : la Guerre du Peuple (1968) avec sa femme, toujours sur la guerre du Vietnam, et Le Peuple et ses fusils (1968) avec Jean-Pierre Sergent sur la situation politique en Asie. En 1969, il allait même filmer sa rencontre avec le leader Hô Chi Minh.

        Si Joris Ivens est le seul des auteurs de Loin du Vietnam à s’être rendu au Vietnam, il n’est pas pour autant le seul à avoir un peu voyagé. En effet, Chris Marker s’est lui rendu à Cuba pour interviewer Fidel Castro. Ce dernier dénonce une guerre des riches contre une guerre des pauvres et prône la révolution.

        On comprend alors tout de suite que ces images proviennent de Marker puisque le titre de cet épisode se nomme « Vertigo ». Or on connaît depuis La Jetée (1962) l’attachement que porte Marker à Sueurs froides (1958) d’Alfred Hitchcock.


        Autre épisode étranger, filmé par William Klein: les nombreuses manifestations contre la guerre du Vietnam au sein même de l’Amérique, par des anciens militaires ou par la population. Klein nous rappelle un geste fort de contestation : celui de Norman Morrison, jeune quaker de 31 ans qui s’est suicidé en 1965 pour montrer son désaccord avec la politique américaine au Vietnam. Il s’était versé du kérosène sur tout le corps avant de s’immoler par le feu.
        Comme autre fait marquant, on peut aussi rappeler un jeune noir hurlant à Wall Street le mot Napalm de façon crescendo. Les passants s’arrêtent intrigués. L’horreur se fait alors ressentir, non pas par l’image, mais par le son.
        Notons que Loin du Vietnam est le troisième film pour le photographe William Klein après Cassius le Grand (1964), un court métrage documentaire sur le boxeur Mohammed Ali, et Qui êtes-vous Polly Magoo ? (1966), long métrage de fiction sur le monde de la mode et des mannequins.


        Les manifestations en France ont elles été tournées par Claude Lelouch. Alain Resnais les complète par son sketch sur un intellectuel de gauche (joué par Bernard Fresson) qui ne sait comment agir face à la tragédie du Vietnam. Débattant face à une femme silencieuse, assise sur un lit, il fait preuve d’une mauvaise foi politique : ses talents d’orateur ne font pas oublier qu’il est inactif et contradictoire dans ses propos.

        Avec ce sketch, en plus de constater de l’échec de la Gauche, Resnais dénonce donc la passivité face à l’horreur et s’attaque d’une certaine façon au spectateur de l’époque en le plaçant dans une situation de malaise.
        Le nom de cet homme n’est d’ailleurs autre que Claude Ridder, futur nom de Claude Rich dans Je t’aime, je t’aime (1968). La raison en est que la partie de Resnais est écrite par le belge Jacques Sternberg qui sera justement le scénariste du prochain film de Resnais.
        Dans Loin du Vietnam, Resnais n’abandonne d’ailleurs pas ses thèmes favoris. Il dénonce en effet le désintéressement, l’indifférence et l’oubli dans le quotidien d’une guerre lointaine, mais meurtrière. Comme pour Nuit et brouillard (1956), il œuvre pour la commémoration et le soutien des victimes de la guerre.


        « Camera Eye », le sketch de Jean-Luc Godard, va aussi dans le sens de la remise en cause mais touche le réalisateur lui-même. En effet, Godard est presque le seul auteur du film à s’excuser de n’être pas allé au Vietnam et explique les difficultés de l’engagement du cinéaste. Bref, Godard ne répond pas à la question posée, celle du Vietnam, mais se pose ses questions habituelles et fait du Godard.



        Se filmant lui-même avec sa caméra et se mettant lui-même en scène, Godard ne respecte pas le jeu de l’anonymat et l’on reconnaît tout de suite son sketch. Sa séquence affirme encore une fois plus son égocentricité. En fait, pour lui, pour parler des autres, il faut d’abord parler de soi.


        Si aucun nom n’est nommé et lié à un sketch, si le montage mélange les différentes parties, force est de reconnaître que l’on identifie l’empreinte de chacun sur l’image. Il en résulte donc que le film est un peu disparate puisque les séquences sont plutôt inégales. Les auteurs de Loin du Vietnam parlent peut-être d’une voix commune, mais ils n’évoquent que ce qui les intéresse personnellement.
        Caractériser Loin du Vietnam de manifeste de la Nouvelle Vague relève alors d’un jugement trop hâtif. En effet, si ses auteurs ont peut-être une même pensée politique, ils n’expriment pas pour autant un programme ou une intention artistique commune. Loin du Vietnam n’est donc pas un manifeste artistique (qu’en est-il alors de la notion de mouvement pour la Nouvelle Vague ?). C’est peut-être un manifeste politique et encore…

28.10.08.

dimanche 19 octobre 2008

La Guerre est finie (1966) d’Alain Resnais


        Alain Resnais, comme la plupart des réalisateurs de la Nouvelle Vague (à l’exception de Jean-Luc Godard), n’est pas un cinéaste « politique ». Il serait plutôt un cinéaste politisé dans la mesure où il évoque parfois des sujets politiques et où ses affinités sont faciles à deviner même s’il omet tout engagement. Dénonçant les barbaries de la seconde guerre mondiale [Guernica (1950), Nuit et Brouillard (1956), Hiroshima mon amour (1959)] ou de la guerre d’Algérie [Muriel (1963)], il étudie les mécanismes du traumatisme et de la mémoire. Il encourage la commémoration et dénonce l’oubli dans le quotidien [son sketch de Loin du Vietnam (1967)].
        Avec La Guerre est finie, Resnais revient sur les conséquences de la guerre d’Espagne, déjà au cœur de Guernica. Aidé du romancier Jorge Semprún, il s’attaque pour la première fois à la question de l’engagement politique. Comme pour ses œuvres précédentes, il s’intéresse aux méandres de la mémoire désordonnée qui l’entraînent cette fois-ci sur le chemin de l’absurde.


        Difficile de ne pas évoquer les premiers films de Resnais sans parler de ses collaborations pour les scénarii avec de talentueux écrivains. Resnais a surtout choisi Semprún parce qu’il avait profondément été marqué par son premier roman, Le Grand Voyage (1963), évoquant son expérience dans les camps de concentration. Resnais y avait particulièrement apprécié l’habile manipulation des strates du temps.
        En ce qui concerne La Guerre est finie, le film détient quelques résonances autobiographiques pour son second auteur qu’est Jorge Semprún. En effet, Diego, le personnage principal du film incarné par Yves Montand, est un militant communiste vivant dans la clandestinité pour combattre la dictature franquiste tout comme le fut Semprún de 1952 à 1964. De plus, de même que les relations de Diego avec ses supérieurs sont tendues, Semprún sera expulsé du parti communiste en raison de quelques « divergences ».

        On reproche en effet à Diego de ne plus avoir de vue d’ensemble pour adopter des stratégies révolutionnaires. Pourtant, c’est lui qui a le plus de distanciation et de discernement sur son pays et sur sa cause. En effet, Diego remet triplement en cause son engament.
        Tout d’abord, Diego semble plus ou moins s’interroger sur l’efficacité de son engagement. En effet, le portrait que nous dresse Semprún de l’Espagne et du régime franquiste n’est pas si noir. Au contraire, Semprún fait le constat d’une Espagne non plus pauvre et opprimée, mais économiquement développée, favorable au tourisme. Semprún, à travers le personnage de Diego, condamne même la jeune résistance : trop naïve, belliqueuse et inexpérimentée.
        Ensuite, totalement las et désabusé, Diego en a assez de vivre constamment dans le mouvement et dans la peur. Il ne supporte plus de se cacher sans arrêt, de frapper à la porte d’inconnus et d’assister à des réunions qui n’aboutissent à rien. La présentation de la vie d’un militant résistant dans le film est en ce sens sans concession et assez réaliste.
        Enfin et surtout, Diego ressent la pénible impression de participer à une guerre infernale et sans issue. Comme le titre du film l’indique si bien, la guerre est finie et elle l’est belle et bien depuis 30 ans. En effet, la Guerre d’Espagne s’est terminée en 1936 mais Diego fait partie de ceux qui n’ont pas accepté l’issue du combat. Même si le conflit est achevé, Diego continue sa lutte avec acharnement et absurdité.

        Car si Resnais est normalement plus attiré vers le surréalisme, La Guerre est finie est assurément son film le plus porté sur l’absurde. Il est en effet ici question du mythe de Sisyphe, l’histoire d’un être conscient et forcé d’accomplir la même tâche sans fin. En plus du caractère absurde du film, nous relèverons encore une fois de plus l’influence de Resnais par le Nouveau Roman.
        En effet, on retrouve dans La Guerre est finie, la voix off si chère à Resnais. Elle n’est autre que celle de Semprún lui-même et a surtout la particularité d’être à la seconde personne comme dans La Modification (1957) de Michel Butor. Cette influence prouve donc encore le lien entre Nouveau Roman et Resnais, qui a collaboré avec Marguerite Duras [pour Hiroshima mon amour (1959)] et Alain Robbe-Grillet [pour L’Année dernière à Marienbad (1961)].

        La Guerre est finie serait donc l’histoire d’un homme voué à un éternel recommencement. Pour Diego, rien ne semble donc distinguer le passé du présent. On l’aura compris, ce film permet une fois de plus à Resnais d’explorer le labyrinthe de la mémoire. Comme d’habitude, il opère une confusion des temps comme des espaces et des personnes.
        A propos du temps, La Guerre est finie est l’un des premiers films de Resnais dont la narration, si l’on excepte un ou deux flash-forwards, est plutôt linéaire et chronologique. On remarquera aussi que, contrairement aux autres premiers films de Resnais, dans La Guerre est finie, les personnages, et plus précisément les protagonistes, ont physiquement vieilli.
        En effet, La Guerre est finie traite du temps perdu, de la durée : Diego veut fuir un passé qui le rattrape toujours. Dans une véritable confusion des temps, le passé et le présent ne finissent par ne plus faire qu’un, condamnant tout espoir de futur. Comme L’Année dernière à Marienbad, La Guerre est finie explore lui aussi le caractère récurrent du temps, perceptible ici dans la répétition des codes et des phrases de reconnaissance que Diego énonce à ses contacts.

        En plus des mélanges des temps, Resnais entreprend une confusion des espaces. Diego se perd lui dans les lieux où il se rend en mission : Paris, Rome, Barcelone, Madrid…Il en vient à même confondre les immeubles où se déroulent les réunions et là où il doit contacter des gens. Pour lui, tout se ressemble et se trouble dans sa mémoire défectueuse.
        Cet égarement dans l’espace trouve dans le film son apogée dans une scène particulière : Marianne (jouée par Ingrid Thulin, l’actrice des films de Bergman), la femme de Diego, élabore un livre dans lequel s’enchevêtrent les grandes villes du monde. Elle y incorpore des photos de flèches de signalisation sur les routes. Diego s’arrête un moment sur ces intrigantes images : une flèche indique une direction toujours contraire à celle de la flèche suivante et aucun repère n’est possible pour le spectateur. Il s’agit donc d’un labyrinthe physique tant énigmatique que déroutant.

        Enfin, Resnais procède à une brillante confusion des personnes. Tout d’abord, les deux amours dans la vie de Diego sont interchangeables: sa femme Marianne et son maîtresse et indic Nadine. Ensuite, la perte d’identité touche directement Diego dont les faux noms à force de se multiplier mènent à l’oubli de sa véritable personne.

        Avec La Guerre est finie, Resnais retrouve donc tous ses thèmes favoris. Il ne renonce d’ailleurs pas à ses expérimentations préférées dont celles des images mentales. Elles apparaissent dans le film à deux moments : la remémoration des photos de Nadine par Diego pour la reconnaître, puis la scène d’amour entre eux, scène très abstraite et picturale qui nous évoque d’ailleurs encore L’Année dernière à Marienbad.



        La Guerre est finie est donc un film qui trouve particulièrement sa place dans la filmographie de Resnais. Ce dernier prouve encore une fois de plus sa richesse thématique et sa capacité à réfléchir avec une variation sur un même sujet. C’est en effet encore bel et bien un film sur la mémoire et non pas un film politique engagé. Il est d’ailleurs à ce titre étonnant que le ministère de l’Intérieur espagnol ait exigé que le film soit retiré de la compétition du festival de Cannes en 1966.
        La Guerre est finie marque le début de l’amitié entre Jorge Semprún et Yves Montand. Ils se retrouveront aussi pour Z (1969) et L’Aveu (1970) de Costa Gavras et Les Routes du Sud (1978) de Joseph Losey, sur un sujet proche du film de Resnais puisque toujours sur un militant communiste sous le franquisme. Semprún a même consacré un livre entier sur Montand en 1983.
        Par la suite, Resnais allait renouer avec Semprún pour le scénario de Stavisky… (1974). Mais bien avant tout cela et juste après La Guerre est finie, Resnais allait se lancer avec Jacques Sternberg dans l’aventure de Je t’aime, je t’aime en 1968.

19.10.08.

Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais


        Alors que son film précédent La Guerre est finie (1966) était le film de Resnais le plus porté sur l’absurde, Je t’aime, je t’aime est assurément celui le plus ancré surréaliste de toute sa carrière. En effet, ce goût pour le surréalisme, déjà perceptible dans L’Année dernière à Marienbad (1961), a toujours existé dans l’esprit du réalisateur. Grand admirateur de Breton, il a d’ailleurs eu l’occasion de travailler avec Paul Eluard pour le scénario de Guernica (1950) et avec Raymond Queneau pour celui du Chant du Styrène (1958).
        Avec Je t’aime, je t’aime, Resnais, aidé du romancier Jacques Sternberg, aborde avec une approche surréaliste le thème amoureux qui se trouve véritablement au cœur du film comme l’indique si bien son titre. Il lie cependant son sujet avec sa réflexion habituelle sur la mémoire. Il pose alors la question suivante : peut-on oublier l’Amour ?


        « J’espère avoir raconté un conte de fée de science-fiction sur le thème vieux de trois mille ans : l’existence est une étrange aventure. » disait Alain Resnais à propos du film. Je t’aime, je t’aime s’apparente donc à un conte, une fable sur les enjeux du destin de l’homme et de ses désirs.
        Resnais collabore cette fois-ci avec le belge Jacques Sternberg, célèbre pour de fameuses nouvelles très kafkaïennes. Je t’aime, je t’aime se déroule donc en Belgique et baigne dans une atmosphère de confluence entre fantastique, surréalisme et humour noir, genres profondément liés à l’histoire de la littérature du plat pays.
        Je t’aime, je t’aime raconte le sort de Claude Ridder, employé médiocre dans une maison d’édition qui a vainement tenté de se suicider. Des scientifiques lui demandent alors de participer à une expérience hors du commun, consistant à revivre une minute de son passé un an auparavant. Il serait simple spectateur puisqu’il ne la revivrait que mentalement et non physiquement (il n’aura aucune capacité d’action).
        Resnais, qui adore la culture populaire, explore donc le genre de la science-fiction. Je t’aime, je t’aime peut d’ailleurs être perçue comme une extension du fameux court-métrage La Jetée (1962) de son ami Chris Marker. En effet, de même que Marker se désintéressait vite de la science-fiction pour tourner un film sur le pouvoir du cinéma, Resnais se moque copieusement du genre. Il opère même une certaine parodie lorsqu’il installe Ridder dans une ridicule machine à remonter le temps en forme de cerveau, lieu sacré de la pensée et de la mémoire.
        Cependant, l’expérience échoue et les chercheurs perdent le contrôle de leur machine. Ridder ne peut plus en sortir et se retrouve forcé de revivre sans fin les mêmes actes tel un Sysiphe moderne. D’une petite saynète, Resnais enchaîne donc ensuite avec de nombreuses autres séquences, bien plus longues, grâce à un subtil montage comme il sait si bien le faire.

        On revient alors sur la naissance de l’amour entre Claude et son amie Catrine. Il s’agit tout d’abord d’une histoire d’amour simple en apparence : un couple se rencontre, s’aime, se lasse, se dispute, puis se quitte. Mais ensuite, la femme meurt et l’homme tente de se suicider.
        Resnais démontre donc la complexité des rapports amoureux, la difficulté de vivre ensemble, l’impossibilité d’oublier l’être aimé. En mélangeant dans une disposition non chronologique les scènes et en nous livrant en désordre le passé, il construit son film comme un véritable puzzle que le spectateur doit recomposer.
        Pour le spectateur que nous sommes, la tâche s’avère pénible, voire impossible. L’Amour est donc un labyrinthe gigantesque où l’homme ne peut que se perdre. On retourne sur ses pas, on retrouve des instants identiques et l’enchainement retrouvailles-séparations est éternel.
        Le caractère répétitif de Je t’aime, je t’aime était déjà annoncé dans le bégaiement du titre. Il trouve son apogée lorsque Resnais nous remontre des séquences que l’on a déjà vues : d’un plan, l’on passe à deux ; de quelques plans et éléments, il finit par nous montrer la scène dans sa totalité pour que l’on comprenne tout.

        La scène où Claude sort de l’eau après avoir fait de la plongée sous-marine et se dirige vers la plage à la rencontre de Catrine nous est alors montrée plus d’une quinzaine de fois. Resnais joue sur les nerfs du spectateur et la scène devient particulièrement ironique lorsque l’on entend pour la énième fois Claude déclarer qu’il a vu des requins et quelques méduses géantes. On voit aussi plus d’une quinzaine de fois le court moment, tout à fait inutile à la narration, où Ridder prend le bus.
        La confusion des temps est donc, comme toujours chez Resnais, au cœur du film. Je t’aime, je t’aime est d’ailleurs l’histoire d’un homme qui refuse un futur sans espoir en se suicidant et retourne dans le passé. Il va voyager dans le temps mais va finir par devenir prisonnier de son passé. Contraint de toujours revivre les mêmes moments, le passé devient à tout jamais pour Ridder le présent.
        Ridder est d’ailleurs lui-même fasciné par le temps. Dans une scène, il aligne plusieurs montres sur son bureau les unes à côté des autres et devient captivé par la « course des temps ». Plus tard, philosophant à ses heures perdues, il constate qu’il est tout à fait inutile au temps qui pourrait très bien se passer de lui pour continuer. Il en vient alors à engueuler l’horloge parlante…

        En plus d’un milk-shake des temps et à défaut d’une confusion des personnes, Resnais se permet aussi une petite confusion des espaces. En effet, Ridder participe à l’expérience accompagné d’une souris. Or, lors d’un moment de son passé, il retrouve sur une plage l’animal cobaye qui aurait comme réussi à changer d’espace, à atteindre celui de l’espace temps passé. Cet amusant clin d’œil du réalisateur prouve encore une fois de plus son goût pour le non-sens et l’irrationnel.
        Je t’aime, je t’aime est en effet, comme nous l’avons déjà dit, le film le plus surréaliste de Resnais. Tout d’abord, il évoque l’amour fou, lié et menant à la mort (seize ans plus tard il allait tourner L’Amour à mort). Il s’agit ici de l’amour passionné dans le sens premier du terme, celui de la souffrance et de la déraison.

        Ensuite, Resnais développe le caractère surréaliste par le côté pictural de son film. Il se permet des folies visuelles (une fille prend un bain dans le bureau de Ridder) et des références directes (Ridder a chez lui un tableau du peintre Magritte). Mais ce sont surtout les couleurs vives (Je t’aime, je t’aime est le premier long métrage de Resnais en couleurs) qui soulignent cet aspect comme le prouve si bien le rouge du sang et du lit sur lequel Ridder tente de se tuer en se tirant une balle dans le cœur.

        Film le plus surréaliste de Resnais, Je t’aime, je t’aime est aussi l’un des plus plaisants parmi les œuvres de la première partie de sa filmographie. Cela est surtout dû à l’humour de Claude (Ridder) Rich qui permet de rendre drôle ce film qui traite tout de même d’un sujet assez dramatique. C’est donc un film plus agréable et enjoué mais moins sérieux et ambitieux que les autres premiers films de Resnais. Comme La Guerre est finie, Je t’aime, je t’aime est un excellent film, mais on leur préférera les plus brillants Hiroshima mon Amour et L’Année dernière à Marienbad.
        Malgré ses nombreuses qualités, Je t’aime, je t’aime n’a pas connu beaucoup de succès et est presque sorti dans l’indifférence. Il n’a pas été présenté au festival de Cannes à cause des évènements de mai 1968 et est l’un des films de Resnais à avoir remporté le moins de récompenses. Cependant, Charlie Kaufman n’oubliera pas ce film pour le scénario d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) de Michael Gondry.

19.10.08.

samedi 20 septembre 2008

Knight without Armour / Le Chevalier sans Armure (1937) de Jacques Feyder


        Jacques Feyder (d’origine belge) est l’un des rares réalisateurs à avoir quitté la France avant les années 40 pour les pays anglophones. Si l’on peut citer le comique Max Linder[1], Robert Florey[2], Julien Duvivier[3], Maurice Tourneur[4] et son fils Jacques[5], rares sont ceux qui sont partis pour aller travailler aux Etats-Unis. Il faut en effet attendre l’éclatement de la guerre en 1939 pour que des cinéastes comme René Clair[6] ou Jean Renoir[7] s’envolent en exil pour Hollywood.
        Grand réalisateur du muet, célèbre pour son Atlantide (1921), Feyder est attiré par l’Amérique dès 1929 où il va tourner pour la MGM Le Baiser, le dernier film muet de Greta Garbo. La même année, il signe la version allemande et suédoise d’Anna Christie de Clarence Brown (avec une Garbo désormais passée au parlant) ainsi que la version française du film de prison The Big House (avec Charles Boyer cette fois-ci). Ensuite, après deux films en France, il tourne en 1931 deux films avec Ramon Novarro en vedette : Le Fils du Radja et Aube.
        En 1932, déçu par les Etats-Unis, Feyder rentre définitivement en France pour une succession de grands succès : Le Grand Jeu (1934), Pension Mimosas (1935) et La Kermesse Héroïque (1935) avec lequel il ouvre la voie au réalisme poétique. Enfin, en 1937, il accepte la proposition d’Alexandre Korda[8] et traverse la Manche pour tourner en Angleterre un film avec Marlene Dietrich qui a alors spécialement quitté Hollywood. Pour Le Chevalier sans Armure, Feyder décide de ne pas renoncer à son réalisme poétique et nous offre une œuvre particulièrement singulière, à la fois légère et maîtrisée.



        Le Chevalier sans Armure est un film de star, entièrement conçu pour Marlene Dietrich. Ainsi, Feyder, qui a déjà filmé Garbo, sait parfaitement mettre en valeur sa rivale en lui offrant un rôle en or et de nombreux gros plans. Il parvient à immortaliser Dietrich qu’elle soit vêtue de somptueuses robes ou nue dans une baignoire.
        Comme pour les films du duo Sternberg-Dietrich, Feyder aborde lui aussi un charmant et délicieux exotisme de pacotille. Il choisit ainsi le cadre spatial de la Russie, déjà employé pour L’Impératrice Rouge (1935), mais il préfère la révolution bolchévique et la guerre civile à la période tsariste.

        Le fond historique de l’histoire est très simplifié.En gros, les russes blancs sont inconscients des inégalités sociales mais savent mourir avec dignité alors que les rouges ne sont que des brutes enragées. Et, si le contexte politique est complètement abrégé, le scénario n’en est pas moins aussi traité avec une légèreté insolente.

        Que cela soit conscient ou non de la part de l’auteur n’a que peu d’importance car l’invraisemblance totale dans laquelle baigne le film lui apporte un charme fou. Résumons rapidement donc l’histoire : un journaliste anglais engagé est déporté en 1917 en Sibérie. Libéré en Octobre, il aide les bolchéviques à escorter à travers un pays pris dans le tumulte de la guerre une belle comtesse tsariste dont il va tomber amoureux.
        L’action est traitée de façon confuse : on change de camp comme de paires de chaussure, on stoppe les trains, on joue à cache-cache dans la forêt, on s’arrête pour prendre un bain au passage… Avouons que ce côté factice est tout à fait plaisant. Alors que Miklos Rozsa s’en donne à cœur joie pour signer une musique très emportée, Feyder nous offre de formidables scènes de foules, joue sur le pittoresque et l’on voit pas mal de sanguinaires bolchéviques barbus portant des toques en fourrure. Il n’oublie pas non plus le folklore des russes ivrognes et fêtards, les balalaïkas, les danses endiablées, la vodka…

        Dans un contexte véridique (la guerre civile), Feyder se plaît donc à développer l’artifice en exploitant décors en studios et gros clichés. Notons que ce réalisme poétique est aussi perceptible dans la photographie aussi brillante que féérique. En effet, cette folle déambulation nocturne baigne dans une atmosphère évanescente tout à fait onirique.

        Soutenue par de nombreux gracieux mouvements de caméra, la mise en scène de Feyder est donc très élégante et inspirée. L’un des meilleurs moments du film reste sûrement la scène où Dietrich découvre en se réveillant que ses domestiques ont déserté son immense villa désormais vide. Lorsqu’elle en sortira, elle se retrouvera seule face à une foule bruyante et crasseuse…


        Feyder n’a pas la fougue et la flamboyance du style de Sternberg. Cependant, l’esthétique du Chevalier sans armure n’est en aucun cas dénuée de tout intérêt comme nous venons de le démontrer. En plus d’être séduisant puisque simplet, c’est un film original et fantasque que certains trouveront peut-être trop léger. Il est sûr que, sur le même sujet, par comparaison, le Docteur Jivago (1965) de David Lean paraît beaucoup plus ambitieux et intelligent. N’empêche que Le Chevalier sans Armure n’en reste pas moins un petit film aussi irrésistible que sympathique.


20.09.08.


[1] Max Linder (1883-1925) a réalisé trois films aux Etats-Unis entre 1921 et 1923.
[2] Robert Florey (1900-1979), réalisateur de Noix de Coco (1929) et de Double Assassinat dans la Rue Morgue (1932), commence à tourner aux Etats-Unis dès même ses débuts en 1927. Sa carrière restera d’ailleurs presque exclusivement américaine puisque qu’il n’aura jamais tourné que trois films français en 1930.
[3] Julien Duvivier (1896-1967), suite au succès de Pépé le Moko (1937), tourne Toute la Ville danse pour la MGM en 1938. Après quatre films en France entre 1939 et 1941, il part s’exiler en 1942 aux Etats-Unis pour y tourner trois films.
[4] Maurice Tourneur (1876-1961) réalisa une cinquantaine de films aux Etats-Unis entre 1914 et 1926.
[5] Jacques Tourneur (1904-1977) commença sa carrière en France et y tourna quatre films entre 1931 et 1934. Il ne réalisera par la suite que des films américains.
[6] René Clair (1898-1981) se refugie à Hollywood lors de la guerre pour y diriger cinq films entre 1940 et 1945.
[7] Jean Renoir (1894-1979) a tourné sept films en Amérique entre 1940 et 1950.
[8] Korda avait également fait venir René Clair en 1935 pour Fantômes à vendre. Le Chevalier sans Armure en reprenait la vedette principale : Robert Donat, le fugitif des 39 Marches (1935) d’Alfred Hitchcock. René Clair avait aussi tourné un autre film en Angleterre. Il s’agissait de Fausses Nouvelles (1937).

dimanche 14 septembre 2008

Atonement / Reviens-moi (2008) de Joe Wright

        Après l’inégal et plutôt fade Orgueils et Préjugés, tiré de Jane Austen, le metteur en scène britannique Joe Wright nous livre un second film, plus ambitieux, offrant de nouveau un grand rôle à Keira Knightley. Il s’agit une fois encore d’un film en costumes, d’une adaptation très soignée (du roman Expiation d’Ian McEwan, publié en 2001) dans lequel Wright démontre son sens visuel certain mais se révèle un réalisateur incapable de se décider sur la ligne directrice de son récit.





Saoirse Ronan (Briony enfant) dans Reviens-moi
Dominic Guard (Léo enfant) dans Le Messager


        Reviens-moi s’ouvre par une première partie dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elle louche singulièrement vers Le Messager (1970) de Joseph Losey : l’action semble avoir été transposée de 1900 à 1935, le jeune Léo est devenu la petite Briony mais l’ensemble reste globalement troublant de ressemblances.
        Les deux films s’inscrivent dans une construction en flashback et évoquent des pages douloureuses de l’enfance. Dans le film de Losey, à l’occasion de vacances dans la propriété d’un de ses amis, Léo faisait le coursier entre Marian, la fille ainée de sa famille d’accueil dont il était secrètement épris, et son amant, Ted, le métayer. Ici, durant l’été, dans une autre propriété de campagne, Briony est attirée par l’amant de sa sœur Cecilia, Robbie, le jardinier, et sert d’intermédiaire dans les échanges épistolaires des deux jeunes gens. Un jour, Léo et Briony lisent une lettre qu’ils n’auraient jamais du lire et se trouvent déçus par ces êtres qu’ils admiraient.


Briony lisant la lettre de Robbie dans Reviens-moi

Léo lisant la lettre de Marian dans Le Messager



        Léo sera contraint d’exposer la relation de Marian et Ted tandis que Briony, par une erreur de jugement, enverra en prison Robbie. Une faute qui marquera l’enfant, dans les deux films, et déterminera leur être futur. Les sentiments sont les mêmes, les situations sont également similaires : différences de classes qui entravent des amours passionnés, socialement condamnés, tabous sexuels dévoilés aux yeux d’un enfant encore innocent, romans d’apprentissage qui mènent contre toute attente à la destruction de leur héros. Et même image récurrente de la course à travers champs de l’enfant messager.
        Coïncidences ? On ne peut vraiment y croire, d’autant plus que Ian McEwan doit bien connaître Le Messager, ne serait-ce que par ce que son scénariste, le dramaturge et Prix Nobel Harold Pinter, a adapté un de ses romans en 1990. Cela donna Etrange Séduction, mis en scène par Paul Schrader et qui mêlait donc en même générique les noms de McEwan et Pinter.
        Et, avec la mise en abîme qui vaut rebondissement final dans la dernière partie, McEwan mêle art et réalité comme Pinter dans La Maîtresse du Lieutenant français, le vertigineux script qu’il écrivit pour Karel Reisz en 1981.
        Plus troublant encore : Reviens-moi et le roman dont il est tiré ne sont pas sans lien avec Le Messager de Losey. En effet, Léo adulte était joué par Michael Redgrave. Dans Reviens-moi, Briony adulte est jouée par la propre fille de Michael, Vanessa Regrave, qui avait par ailleurs été dirigée par Losey dans son dernier film Steamin’, en 84. C’est dire combien la première partie de Reviens-moi ne peut se détacher dans l’esprit du spectateur du Messager, ce qui nuit grandement à la première heure du film qui pourra apparaître réussie à qui ne connaît pas le chef d’œuvre de Losey.
        Ce en quoi la première partie de Reviens-moi diffère du Messager, c’est qu’il insère dans cet été violent une trame policière : alors que des invités sont dans la propriété pour le week-end, une cousine est violée. Le témoignage de Briony, persuadée par un concours de circonstances que Robbie est un pervers sexuel, fait du jardinier le coupable idéal et ce premier acte s’achève par l’arrestation du jeune homme.
        On l’aura compris, ce qui vient se surajouter à ce drame intime, c’est un « whodunit » à la Agatha Christie. Ce qui est bien superflu, le crime n’ayant en lui-même qu’une valeur de ressort dramatique puisque l’on n’a en fait pas grand-chose à faire de la vraie identité du coupable (car Robbie est innocent, bien sûr !), que l’on découvrira au détour du film, sans que le spectateur s’émeuve ni que le réalisateur s’y attarde.


Vanessa Redgrave (Briony âgée) dans Reviens-moi


Michael Redgrave (Léo âgé), son père, dans Le Messager


        Rideau. Début du deuxième acte placé sous l’ombre imposante, gigantesque, étouffante de nul autre que David Lean. Car Wright a tout simplement la prétention de nous faire un film dans le style inégalé (à l’exception de La Canonnière du Yang-Tsé de Robert Wise) du Maître. En effet, alors que la seconde guerre mondiale vient d’éclater, on retrouve les deux amants d’hier séparés. Et pour cause, Robbie s’est tapée cinq ans de taule et s’est engagé dans l’armée de Sa gracieuse Majesté pour écourter son séjour au mitard tandis que Cecilia, en rupture avec sa famille, est devenue infirmière et cherche son aimé.
        On retrouve-là le schéma narratif classique du mélodrame à la David Lean : une belle histoire d’amour bien larmoyante où l’intime se mêle à la grande fresque historique, toile de fond omniprésente. Comme Julie Christie dans Docteur Jivago (qui jouait Marian dans Le Messager…), Keira Knightley joue les nurses, tandis que la séparation entre Robbie et Cecilia dans le Londres du blitz fait songer à Brève Rencontre dont Wright clame haut et fort qu’il est son film préféré ! Et à la fin, les deux amants sont réunis devant une falaise digne de celles qui servaient de toile de fond à La Fille de Ryan.


        Bien. Sauf que le film devient une hydre à deux têtes. Car Wright, qui partage la paternité de ce monstre et la responsabilité du naufrage avec son scénariste Christopher Hampton[1], se trouve bien embêté car l’amour de Robbie et Cecilia n’est pas le vrai sujet du roman, raconté par et centré sur Briony. Plutôt que de répondre à la question « Cecilia et Robbie se retrouveront-ils à la fin ? », le bouquin de Ian McEwan avait pour sujet une autre interrogation : « Briony pourra-t-elle vivre même s’il a ruiné la vie de sa sœur ? ». Il y a donc deux films. L’un, avec Robbie et Cecilia en vedettes, est un mélodrame leanien, certes, qui mérite bien de s’appeler Reviens-moi ; l’autre, avec Briony comme personnage principal, parle de péché, de repentance, de pardon. C’est celui-là qui s’appellerait Expiation (Atonement, en v.o., titre anglais du film).
        Ne pouvant renoncer au film à la David Lean, Wright consacre à Robbie et Cecilia la majeure part de ce second acte. Mais il doit également se soucier de Briony et déséquilibre ainsi l’agencement bien régulier de sa romance. C’est d’ailleurs Briony qui conclut le récit : âgée, elle est devenue romancière et commente son dernier roman qui raconte l’amour de Cecilia et Robbie à qui, par l’artifice de la fiction, elle a pu accorder des retrouvailles. En vérité, ils sont tous les deux morts durant la guerre : il n’a jamais pu embarquer pour l’Angleterre, elle a péri dans un bombardement nazi.

Images de la débâcle :


une séquence de Week-end à Zuydcoote


une séquence de Reviens-moi



        Le film de Joe Wright s’achève donc de façon bancale. La mise en abime sied mal au mélodrame Reviens-moi et les réflexions sur le pouvoir de la fiction de Expiation sont très déplacées, étant donné que rien ne les annonçait comme autant la morale du film. Si l’on analyse maintenant les deux faces de ce second acte, on constate que Wright n’est pas un indigne héritier de Lean. Il prend d’ailleurs à ce poste la succession de l’auteur du Patient anglais (1996) et de Retour à Cold Mountain (2003), Anthony Minghella, décédé récemment (à 54 ans) et caméo dans Reviens-moi (il est un journaliste qui interviewe Briony).
        En ce qui concerne le récit de Briony, il semble bien qu’il n’ait rien de nouveau. Déjà il nous semblait que la première partie frôlait le plagiat, la seconde s’en est avéré être une puisque Ian McEwan s’est fait épinglé par la justice anglaise. En 2006, la romancière Lucilla Andrews, auteure de No Time For Romance en 1977, qui racontait son expérience d’infirmière durant la première guerre mondiale, a trainé Ian McEwan devant les tribunaux. De là à s’interroger sur ce que Ian McEwan a réellement apporté à ce roman, il n’y a qu’un pas que nous franchissons ici.

        Mais alors, nous dira-t-on, quel est l’intérêt de ce film ? Il y en a un et pas des moindres : c’est que Joe Wright, s’il n’est pas capable de discerner un récit bien construit d’un script foireux, sait quand même réaliser. Le premier acte est une petite splendeur visuelle dans le genre rétro-sépia, avec des couleurs magnifiques et des costumes somptueux. Wright compose des cadres soignés et sert admirablement sa vedette, la belle Keira Knightley, éblouissante dans sa robe de soirée verte ou dans son maillot de bain qui lui donne des airs de Gene Tierney dans Péché mortel.

        Joe Wright montre alors un talent véritable, parvenant à rendre certaines séquences inoubliables. On se souvient en particulier de la scène d’amour dans la bibliothèque, moment d’une sensualité infinie, probablement une des séquences d’ébats les plus marquantes auxquelles il nous ait été donné d’assister. Et de la scène du vase brisé, instant magnifique, comme suspendu hors du temps par le biais d’un découpage habile et de la multiplication des points de vue.
        La deuxième partie voit Wright s’adonner à la guéguerre. Force est de reconnaître que c’est un jeu qu’il maîtrise. Parachuté en 1940 à Dunkerque, Robbie erre dans des champs de coquelicots en fleur, étendues d’un rouge éclatant dans le soleil couchant. Les séquences à Dunkerque sont elles-mêmes impressionnantes. Le sujet avait déjà donné lieu à un film magnifique, le sous-estimé Week-end à Zuydcoote (1964) d’Henri Verneuil, avec Jean-Paul Belmondo en héros existentialiste.

Bathing Beauties :


Keira Knightley dans Reviens-moi


Gene Tierney dans Péché mortel



        L’armée en déroute est filmée avec un luxe de moyens et une caméra qui sait mettre en valeur cette débauche. On pourrait même dire qu’il n’y a qu’une seule séquence à Dunkerque, étant donné que nous découvrons la plage encombrée de matériel et peuplée de soldats désœuvrés à travers un plan-séquence bluffant de pas moins de cinq minutes. Un travelling lyrique et étourdissant à la Kalatozov qui, par sa majesté, vaut à lui seul de voir le film.


        Le film est beau, Keira Knightley est belle, James McAvoy est beau, alors cela se laisse voir. Sans déplaisir. Il n’empêche que ce gros machin destiné à faire pleurer les foules, qui a été nommé 7 fois à l’oscar[2], baigne dans une impression de déjà-vu et souffre d’une ligne narrative floue. Le film inspire peut-être plus de sympathie qu’Orgueils et Préjugés car il a au moins, du fait de son sujet historique, des raisons d’être ampoulé. Joe Wright, qui a retrouvé son égérie Keira Knightley pour un spot publicitaire de Chanel, prouve qu’il est plus qu’un bon faiseur mais il faudra d’abord voir à lui donner une bonne matière à filmer. Ce qui n’est pas le cas ici. En attendant, rien de nouveau sous le soleil grisailleux d’Angleterre.

14.09.08





[1] Christopher Hampton (né en 1946), anglais d’origine portugaise, a tout de même de sacrées références. Doué pour les adaptations littéraires, il est entre autres le scénariste du Consul Honoraire (1983) de John MacKenzie et d’Un Américain bien tranquille (2002) de Philippe Noyce, deux films d’après Graham Greene avec Michael Caine, ainsi que celui des Liaisons dangereuses (1988) de Stephen Frears, d’après sa propre adaptation théâtrale du roman épistolaire de Choderlos de Laclos. Il a aussi signé les scénarii de Rimbaud Verlaine (1995) de Agnieszka Holland et de Mary Reilly (1996), encore de Stephen Frears. Il a également réalisé trois films, toujours d’après ses scenarii : Carrington (1996) sur les relations entre la peintre Dora Carrington et l’écrivain Lytton Strachey, L’Agent secret (1996), d’après Joseph Conrad, et Disparitions (2003).
[2] Seule la musique de Dario Marianelli a été récompensée d’une statuette.

mercredi 10 septembre 2008

The Emerald Forest / La Forêt d'Emeraude (1985) de John Boorman


        John Boorman est avec Terrence Malick l’un des rares réalisateurs à avoir placé l’étude de la Nature au cœur même de son œuvre. Comme son homologue américain, l’Anglais John Boorman a su imposer son statut de « réalisateur de la Nature » seulement avec une poignée de films tels que Duel dans le Pacifique (1968), Délivrance (1973), Excalibur (1981) et La Forêt d’Emeraude (1985).
        Le cinéma américain des années 80 étant plutôt rassurant, le violent propos de Délivrance est adouci dans la très rousseauiste Forêt d’Emeraude qui marque même une sorte de réconciliation du réalisateur avec la Nature.


        Tout d’abord, La Forêt d’Emeraude ressemble beaucoup à La Prisonnière du Désert (1956), ne serait-ce que par son histoire. En effet, le film narre la recherche d’un fils par son père de même que le film de Ford racontait la recherche d’une jeune fille par son oncle (dont on se demandait d’ailleurs s’il n’en était pas le père).
        Tommy, fils d’un ingénieur américain travaillant au Brésil sur la construction d’un barrage, se fait donc enlever par des indiens (d’Amérique du Sud cette fois-ci) dont le caractère profondément fantomatique au début n’est pas sans nous rappeler ceux du film de Ford. Tout comme Ethan Edwards avec sa nièce (?), Bill, le père de Tommy, va toujours rechercher son fils avec acharnement, sans jamais vouloir renoncer un seul instant.
        Sa quête dans la forêt amazonienne durera donc plus de dix ans et c’est sur une rivière argentée lors d’un combat avec des brutaux autochtones que se feront les retrouvailles entre père et fils. Cette scène, pleine de suspense, est tout aussi belle que le final de La Prisonnière du Désert. Enfin, comme Edwards, Bill constate ce qu’il a toujours craint : son fils, élevé par des autres, n’est plus le sien et détient une autre culture. Il va pourtant l’aider puisque sa tribu est menacée par des sauvages pervertis par les hommes. Il finira même par détruire le barrage, l’œuvre de toute sa vie, pour permettre à la tribu de son fils de continuer à vivre en paix.

        Nature et Culture, tel est donc le pivot central du film. A la question de l’antagonisme et de l’incompatibilité entre les deux, Boorman semble répondre par l’affirmative en nous montrant les conséquences néfastes de la construction du barrage : les indiens, en contact avec les hommes, vont découvrir les armes, la guerre, la prostitution. De plus, le film se clôt sur une petite pancarte portant un message écologique clair, dénonçant la destruction de la forêt amazonienne (et plus généralement de la nature) par l’homme.
        Donnant la part belle à la Nature et en la défendant, Boorman revient alors sur ce qu’il avait déjà étudié lors de ses films précédents. En effet, alors que dans Duel dans le Pacifique et Délivrance, le retour à la Nature était synonyme de retour à l’état sauvage et à la barbarie (les hommes finissent toujours par s’entretuer), ce n’est pas le cas dans La Forêt d’Emeraude. Dans ce dernier film, la Nature est tout aussi menaçante, mais elle est aussi (et surtout) un refuge pour les délaissés.

        En fait, comme le fera plus tard Malick pour Le Nouveau Monde (2004), Boorman préfère adopter un point de vue philosophique rousseauiste. Non seulement il approuve la théorie selon laquelle la société pervertit homme [1], mais encore il affirme que, dans la nature, l’homme se retrouve à l’état de nature, c'est-à-dire qu’il a le choix entre le bien et le mal. Ainsi, dans La Forêt d’Emeraude, deux tribus indiennes représentent de façon très manichéenne ces différentes possibilités : alors que la tribu des Invisibles (celle de Tommy) symbolise la vie en harmonie avec la nature, la sagesse et la poésie, celle des Féroces évoque la violence et la cruauté.

        Boorman, qui avait déjà abordé la science-fiction avec Zardoz (1973), le surnaturel avec L’Exorciste II, l’Hérétique (1977) et la magie avec Excalibur (1981), nous propose ici une vision mystique de la Nature. Mais, à l’inverse de Malick qui, dans Les Moissons du Ciel (1979), suggérait le caractère mystique de la Nature en filmant la terre qui craquèle ou encore un vent étrange qui secoue les épis de blés, Boorman préfère plonger son film de façon définitive dans le fantastique.
        Ainsi, Boorman ne nous épargne pas, par exemple, les nombreuses visions des indiens lors de leurs cérémonies mystérieuses. Alors qu’un aigle en plein vol filmé au ralenti semble symboliser la Nature elle-même, Tommy est lui perçu par les siens comme l’ « élu » qui va les sauver. A un autre moment encore, des grenouilles, en croassant, semblent invoquer un violent orage pour détruire le barrage…

        Basé sur des faits réels, La Forêt d’Emeraude baigne dans une atmosphère assez réaliste. Les scènes de chantier au début ainsi que celles à la fin dans les favelas sont d’ailleurs d’un sordide naturalisme. Le film se termine même dans un bordel avec une scène de règlement de comptes d’une violence tout à fait boormanienne, c’est-à-dire assez poussée… Bref, le contraste entre le réalisme et le fantastique est un peu trop frappant pour un spectateur qui n’en demandait pas tant.

        Certains choix de mises en scène et certains effets (la musique années 80 est assez imbuvable) ne sont donc pas très réussis et nuisent pas mal au film. Celui-ci sombre parfois dans le ridicule et l’on pique un bon fou rire lorsque Tommy escalade le gratte-ciel de ses parents dans une scène digne d’Un Indien dans la Ville. C’est dommage puisque l’on sait que Boorman s’est largement investi dans ce projet (le Tommy adolescent est interprété par Charley Boorman, son propre fils). En effet, Boorman s’est beaucoup renseigné sur la vie et les rites (notamment initiatiques) des indiens, a tenu à les rencontrer et à vivre avec eux. Cette approche très ethnographique est d’ailleurs très palpable dans La Forêt d’Emeraude.

        Avec La Forêt d’Emeraude, John Boorman revient donc sur les messages de ses précédents films. A défaut de faire un film sombre et pessimiste, Boorman propose tout de même un film alarmiste dans son message écologique. Cependant, La Forêt d’Emeraude est un film positif dans lequel l’homme, prêt à changer complètement, trouve le meilleur de lui-même dans la Nature.
        La Forêt d’Emeraude est donc, malgré ses petits défauts, un film assez intéressant mais beaucoup moins complexe, déroutant et abouti que les autres films de son auteur. Deux ans après, Boorman allait justement se lancer dans une entreprise bien plus réussie en signant La Guerre à Sept Ans dans lequel il se replongeait dans son enfance de jeune écolier pendant la bataille d’Angleterre.

10.09.08.

[1] Pour éviter de « pervertir » les vrais indiens, Boorman a tenu à faire jouer des acteurs d’origine indienne déjà intégrés dans la société pour que ceux-ci retournent à leurs racines.