jeudi 12 janvier 2012

The Indian Fighter / La Rivière de nos Amours (1955) d’André De Toth

            La Rivière de nos Amours fit beaucoup fantasmer la cinéphilie française des années 50 . Patrick Bureau déclara ainsi : « Je donnerais tous les Ford et tous les Walsh de la période 1940-1955 pour La Rivière de nos Amours, l'un des plus beaux poèmes panthéistes que le western nous ait donnés, où la nature fondait en un seul élément Indiens, cowboys, arbres et rivières. Et puis, pour la seule présence divine d'Elsa Martinelli, pour cette splendide scène d'amour dans la rivière, pleine d'érotisme sylvestre, que ne donnerait-on pas ? »[1]. Qu’en est-il vraiment ? La ressortie de permet d’évaluer si la réputation de La Rivière de nos Amours est méritée. 
La Rivière de nos Amours est un western pacifiste marchant sur les pas de La Flèche brisée (1950) de Delmer Daves. Kirk Douglas y interprète Johnny Hawks, éclaireur chargé de maintenir de la paix entre les sioux et les colons. Proche de la culture indienne, il s’agit plus d’un « indian lover » que d’un « indian fighter » comme le lui reprochent plusieurs « blancs ». Dans La Rivière de nos Amours, ce sont les pionniers qui déclenchent la guerre entre les deux peuples : cupides, ils convoitent une mine d’or détenue en secret par les sioux et n’hésitent pas à tuer ces derniers lorsqu’ils ne veulent plus se satisfaire de quelques gorgées de whisky en contrepartie.
Les deux grands méchants, interprétés par Walter Matthau et Lon Chaney Jr., incarnent ainsi la méchanceté et la bêtise de la race blanche. A l’inverse, Johnny Hawks, personnage positif et héroïque, vit une romance avec une indienne[2]. C’est d’ailleurs la découverte de la maternité de la jeune femme qui mènera le chef sioux à prendre conscience de l’absurdité de la guerre. On l’aura compris : La Rivière de nos Amours prône l’amour entre les peuples et réhabilite les méchants indiens que l’on tuait sans compter et sans état d’âme dans le western des années 30 et 40.
Le scénario, cosigné par Ben Hecht et Frank Davis, est tiré d’une histoire de Robert L Richards[3]. Victime de la chasse aux sorcières, Richards est crédité sous un pseudonyme : de la même façon que Dalton Trumbo signait le scénario de La Flèche brisée, La Rivière de nos Amours révèle que les westerns pacifistes et progressistes des années 50 émergent souvent de l’esprit de scénaristes de gauche.
Paradoxalement, le film de De Toth trahit néanmoins une vision caricaturale des indiens : les peaux-rouges portés sur l’alcool nous apparaissent comme des vrais imbéciles. De même, le fait qu’une actrice européenne puisse jouer le rôle de l’indienne amoureuse de Johnny Hawks (Elsa Martinelli est d’origine italienne) révèle une certaine confusion dans l’identité des Indiens, perçus comme des « étrangers ». Malgré la description de quelques aspects de la culture (guerrière) indienne, on est donc assez éloigné du point de vue ethnographique de La Flèche brisée.
L’esprit pacifiste de La Rivière de nos Amours est indissociable de la vision positive des indiens vivant en harmonie avec la nature. Un personnage secondaire de soldat (joué par Elisha Cook) veut à tout prix photographier les merveilles de cette nature afin de la rendre visible auprès de ceux qui pourraient plus tard la peupler. La photographie[4] est ainsi conçue comme un élément perturbateur, une véritable intrusion de la société dans la beauté de ces grands espaces.
Les images champêtres de La Rivière de nos Amours sont d’ailleurs très belles, évoquant les toiles de la peinture américaine du XIXème siècle (Thomas Cole et la Hudson River School). Produit par la Bryana Productions, la société de Kirk Douglas, La Rivière de nos Amours n’est pas un western de série B : filmé en cinémascope, le film bénéficie de moyens assez conséquents. A ce titre, les scènes d’action, notamment l’attaque du fort par les indiens (qui jettent des tisons de feu), sont très réussies.
Le véritable problème de La Rivière de nos Amours (et pas le moindre), c’est l’interprétation de Kirk Douglas, agaçant en beau gosse sûr de lui-même. Avec ses sourires grimaçants, Kirk Douglas s’amuse à jouer les satyres et poursuit les indiennes comme un véritable obsédé sexuel. D’où cette scène de baiser érotique dans la rivière qui fit tant rêver le critique Patrick Bureau et qui a dû certainement influencer les distributeurs pour le titre français du film. On préférera dans le mise en scène ce plan spectaculaire où la caméra de De Toth fait un tour complet pour suivre Kirk Douglas danser avec Diana Douglas (son ancienne épouse) lors d’une scène de bal.
 
Porté par des thématiques intéressantes mais plus très nouvelles en 1955, La Rivière de nos Amours est un western avec des images admirables et des scènes d’action assez prenantes. Cela ne doit pas faire oublier la prestation de Kirk Douglas qui plombe beaucoup le film. Force est de reconnaître que le film est donc un peu en dessous de sa réputation. La Chevauchée des Bannis semble être un western plus original et plus abouti dans la carrière de De Toth que la sympathique Rivière de nos Amours.
 
11.01.12.


[1] Patrick Bureau dans Le western, Edition Gallimard
[2] Jean Loup Bourget, dans son ouvrage Hollywood, la norme et la marge (Armand Colin, p.46), souligne la permanence dans le western du mythe de Pocahontas et du mariage entre le blanc et la princesse indienne: Au-delà Missouri (1951) de William Wellman, La Captive aux Yeux Clairs (1952) d'Howard  Hawks et La Rivière de Nos Amours de De Toth.
[3] Robert L. Richards avait signé le scénario d’un autre western : Winchester 73 (1950) d’Anthony Mann.
[4] C’est un accessoire technologique, symbole de la modernité, proche de ceux que l’on verra dans le western crépusculaire à côté de la montre, du fusil à lunette, de la voiture…

mercredi 11 janvier 2012

The Picture of Dorian Gray / Le Portrait de Dorian Gray (1945) d’Albert Lewin




          Parmi les dizaines d’adaptation cinématographique du roman d’Oscar Wilde[1], celle d’Albert Lewin est sûrement celle la plus célèbre, peut-être parce qu’elle est la plus réussie. Selon Lewin, le projet remonterait au souhait de Greta Garbo de sortir de sa retraite de comédienne pour interpréter elle-même le personnage de Dorian Gray. La censure se serait opposée à ce choix, considérant qu’une femme ne pouvait interpréter un rôle masculin. Optant finalement pour le comédien Hurd Hartfield[2], la MGM mit en route la production.
          Très fidèle au roman, le film de Lewin n’est pas pour autant une adaptation classique et sage qu’ont pu dénoncer certains auteurs[3] : servie par une mise en scène audacieuse et des comédiens parfaits, il s’agit d’une œuvre remarquable par son sens du détail et de la perfection, qualités déjà intrinsèques du roman d’origine.


          Fort de son passé de scénariste[4], Albert Lewin a su tout d’abord respecter le texte d’Oscar Wilde : il suit pratiquement à la lettre les dialogues et a juste quelque peu modifié les intrigues secondaires[5]. De nombreux ajouts densifient le récit comme cette statuette égyptienne de chat qui renforce le caractère diabolique et fantastique de l’aventure de Dorian Gray. De même, le personnage de Lord Henry Wotton, qui n’existe pratiquement que par son discours dans le roman de Wilde, est développé par le jeu de son interprète : Georges Sanders, au dandysme naturel, élucubre cyniquement tout en respirant la saveur d’une soupe ou en capturant un papillon (symbole de l’innocence de Dorian Gray mise sous son emprise et son influence).

          Ensuite, c’est visuellement que le film de Lewin brille. Non seulement chaque plan est merveilleusement composé, mais surtout une grande attention est portée aux décors et aux costumes. Ainsi, dans cette production MGM de qualité, les détails fourmillent, enrichissant le cadre : une estampe japonaise par-ci, une statuette de bouddha par-là, une toile « esthetic » au mur, une servante qui coud au fond… Lewin dynamise également chaque scène avec une idée ingénieuse. Ainsi, la violence de l’assassinat du peintre Basil Hallward par Dorian Gray est accentuée par des éclairages alternant l’ombre à lumière suite au balancement d’une lampe. Aucun élément n’est laissé au hasard : Lewin s’amuse à cacher des messages dans des cubes de la chambre d’enfant de Dorian Gray (où est caché son portrait difforme) dont les lettres ainsi disposées forment les initiales des protagonistes victimes du mal causé par Dorian Gray.
          L’apport le plus ingénieux de Lewin réside sans nul doute dans l’utilisation de la couleur. En effet, dans son roman, Oscar Wilde affirme la puissance de l’art, plus fort que tout et plus juste que la réalité même (puisque le portrait de Dorian Gray retranscrit physiquement la réalité de l’âme de son modèle). Pour aller dans le même sens, le film de Lewin, tourné dans un noir et blanc élégant[6], est envahi à trois reprises par la couleur[7] lors la vision émerveillée puis horrifique du portrait par son sujet même : cette couleur d’un technicolor flamboyant permet de conforter la vie réelle et parallèle du tableau[8].
          Tous ces éléments justifient la réputation d’Albert Lewin, considéré comme l’un des réalisateurs les plus cultivés et distingués d’Hollywood. De la même façon qu’Oscar Wilde au chapitre 11 de son roman parodiait Huysmans en faisant l’étalage de ses connaissances, Lewin établit des références lettrées absentes du roman : Lord Henry Wotton lit les Fleurs du Mal alors que Dorian est fasciné par le poète Omar Khayam et joue la prélude n°24 de Chopin pour mieux séduire celles qu’il veut détruire. On notera d’ailleurs que, dans le film, Dorian Gray lit un « jeune poète irlandais du nom d’Oscar Wilde », permettant à Lewin de rendre hommage à l’auteur qu’il adapte. On ne s’étonnera donc guère de savoir que le film précédent de Lewin (et son premier) était une adaptation d’un roman de Somerset Maugham sur la vie de Gauguin[9] et, qu’après son Dorian Gray, le réalisateur allait adapter Bel Ami de Maupassant[10] (en 1947) et moderniser le mythe du Hollandais volant dans le fameux Pandora (1951).


          A la fois fidèle et original, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin constitue une œuvre parfaitement aboutie : la version audacieuse du roman d’Oscar Wilde par Lewin constitue l’un des meilleurs exemples de l’adaptation cinématographique utile et intelligente d’un grand classique de la littérature.

11.01.12.




[1] Parmi les dizaines d’adaptations cinématographiques du Portrait de Dorian Gray, évoquons une version allemande de 1917 réalisée par Richard Oswald, une version hongroise de 1918 réalisée par Alfréd Deésy (avec Bela Lugosi dans le rôle de Lord Henry Wotton), une version Italienne de 1970 réalisée par Massimo Dallamano (avec Helmut Berger dans le rôle titre et Herbert Lom dans le rôle de Lord Henry Wotton) et enfin une version récente et anglaise réalisé par Oliver Parker, sorti en 2009 (Parker a également adapté deux pièces d’Oscar Wilde : le Mari idéal et L’importance d’être Constant)
[2] Il s’agit de son premier rôle à l’écran. Salué pour son interprétation par la critique, il fut néanmoins par la suite discriminé à Hollywood selon ses propres dires : "The film didn't make me popular in Hollywood (…) "It was too odd, too avant- garde, too ahead of its time. The decadence, the hints of bisexuality and so on, made me a leper! Nobody knew I had a sense of humour, and people wouldn't even have lunch with me."
[3] Coursodon et Tavernier, dans 50 ans de cinéma américain, parlent d’une version « respectueuse et aseptisée » du roman de Wilde.
[4] C’est lui qui signe seul le scénario de son Dorian Gray.
[5] Sibyl Vane n’est plus une actrice de théâtre mais une chanteuse de cabaret ; Dorian Gray pousse à bout la jeune femme suite à un évènement différent : il n’est pas déçu par son jeu d’actrice (puisqu’elle n’est que chanteuse) et donc, dans le film, Gray incite la jeune fille à dormir (coucher ?) chez lui; une histoire de mariage avec la sœur de Lord Henry Wotton densifie la dernière romance de Dorian Gray ; enfin, Lord Wotton et sa sœur assistent à la mort du personnage principal.
[6] La photographie est signée par Harry Stradling Jr. qui, pour le film de Lewin, a remporté son premier oscar avant celui gagné pour son travail sur My Fair Lady en 1964.
[7] Cet insert furtif de la couleur dans un film en noir et blanc est un jeu récurrent dans la filmographie de Lewin puisqu’on le retrouve dans The Moon and the Sixpense et Bel Ami.
[8] Le portrait de Dorian Gray où le modèle est encore d’une beauté angélique est peinte par le portugais Henbrique Medina. Celui où Gray est terrifiant par sa laideur liée à sa méchanceté est signé par Ivan Albright, peintre américain dont l’œuvre est marquée par cauchemar (on peut rattacher son œuvre au courant du réalisme magique). A l’origine, Albert Lewin avait confié la réalisation du portrait non corrompu à Malvin Marr Albright, le frère jumeau d’Ivan, mais Lewin n’avait pas été satisfait du résultat. Cette démarche (portraits opposés peints par des vrais jumeaux) est à lier à la thématique de la dualité présente dans Le Portrait de Dorian Gray. Dans un documentaire de 1944 intitulé Grandpa called it art de la série « Passing Parade » de John Nesbitt, on voit les frères Albright en train de peindre le tableau.
[9] Il s’agit The Moon and the Sixpence (1942), déjà avec Georges Sanders (mais dans le rôle principal).
[10] On retrouve également Georges Sanders mais aussi Angela Lansbury (qui joue le personnage de Sibyl Vane dans Dorian Gray). Le Portrait de Dorian Gray est le troisième film d’Angela Lansbury (d’origine anglaise) après Hantise (1944) de George Cukor et Le Grand National (1944) de Clarence Brown.

dimanche 8 janvier 2012

The Picture of Dorian Gray / Le Portrait de Dorian Gray (1890) d’Oscar Wilde

Ecrit en 1890, Le Portrait de Dorian Gray est l’unique roman d’Oscar Wilde. Derrière l’aspect fictionnel, l’auteur y développe ses conceptions sur l’art (l’esthetic mouvement) et sur sa philosophie de vie (le dandysme, le décadentisme).

I. Le Portrait de Dorian Gray : Quel roman ? Une autobiographie ? Un essai ?

• Réalisme et fantastique
« De la senteur des lilas au bourdonnement des abeilles, des rideaux de tussor aux cigarettes de Lord Henry, Wilde y décrit jusque dans ses accessoires les décors où vivent aristocrates de cette fin de XIXème siècle. Statut des comédiennes ou tentation d’épouser une américaine, thés mondains… ou bas fonds de Whitechapel, les préjugés et les rites de la société anglaise sont restitués avec la même scrupuleuse exactitude. Selon la règle du fantastique, un seul fait s’écarte des lois naturelles : les traces de la vie vieillissement et corruption s’impriment sur le portrait de Dorian et non sur son visage. » [1]

• Un roman autobiographique ? Les trois visages d’Oscar Wilde
« La fiction ressemble fort à une autobiographie où l’auteur se serait peint en trois personnages. Dorian Gray, c’est l’idéal grec, esthétique, que poursuit Oscar Wilde : c’est l’amant qui attire désirs et vénération. Basil Hallward, c’est Wilde en artiste : le créateur, romantique et passionné, avec ses dons et ses difficultés. Enfin, Lord Henry rappelle Wilde dans les raffinements du dandy et le brio de causeur : il vit sans remord et au quotidien l’épicurisme et le cynisme. » [2]
Si Oscar Wilde se reconnait donc dans les trois grands personnages du roman, quel est celui dont il serait le plus proche ? Parmi ses trois individus, amis proches mais très différents, lequel a-t-il réellement raison ?
Lord Henry nous envoute et nous charme mais sa superficialité et les paradoxes de son discours peuvent agacer. Quant au peintre Basil Hallward, il fait preuve d’une certain candeur, d’un idéalisme parfois caricatural. En fait, Dorian Gray incarne pleinement les excès de ses deux amis : passionné par l’art, il veut que sa vie se mélange avec celui-ci (en ça, il est une version exacerbée de Basil) mais s’adonne complètement au dandysme (là, il se rapproche de Lord Henry). Si on sent que Wilde cautionne pleinement la vie décadente de Dorian Gray (relatée au chapitre 11 du roman), ce dernier, par son péché d’hubrys, court à sa perte. Le destin tragique du personnage principal semble être une condamnation de l’absence de demi mesure. Dénonçant le caractère excessif de son personnage et la farniente d’une aristocratie décadente, Wilde, dans une certaine mesure, semble faire son autocritique. Deux bémols toutefois : la fascination l’emporte et son roman lui permet de développer ses théories.


• Un essai sur l’art
L’idée principal du Portrait de Dorian Gray est que l’Art est plus fort que la réalité elle-même : la réalité de l’art (le portrait de Dorian Gray) est plus juste que la réalité puisque le portrait retranscrit la réalité de l’âme du modèle dans le physique du personnage.
Le Portrait de Dorian Gray s’apparente d’ailleurs parfois à un recueil de citations sur les conceptions esthétiques d’Oscar Wilde. Wilde croit en la puissance et la beauté de l’Art. Grand adepte de l’art pour l’art, il prêche dans la préface du roman que l’artiste doit rester conscient de la vanité de toute œuvre d’art. Paradoxalement, il affirme dans son récit la puissance de l’art et les déviances dangereuses qu’il peut entraîner. Pour Wilde, l’unique but de l’Art réside dans la recherche du Beau. Cette conception, éloignée de celle d’un art social et engagé, est d’ailleurs tout à fait critiquable idéologiquement. D’ailleurs, Wilde y contrevient lui-même en glissant un propos à travers une œuvre !


II. Le Portrait de Dorian Gray et les œuvres voisines

• Une variation sur d’autres mythes : les influences du Le Portrait de Dorian Gray
Wilde avait déjà développé le motif du portrait dans une de ses nouvelles : Le Portrait de Mr. W.H., publié un an auparavant. Le Portrait ovale (1842) d’Edgar Poe est souvent également cité comme une source d’influence pour Wilde. Dans Le Portrait de Dorian Gray, Wilde mélange surtout deux mythes anciens : Narcisse (l’homme soucieux de son physique, fasciné par son reflet) mais aussi Faust (celui qui a vendu son âme au diable en l’échange d’une seconde vie). Lorsque Wilde évoque la romance de Dorian Gray avec la jeune actrice de théâtre, les références à Shakespeare fusent de façon abondante. Quant au chapitre 11 du roman (le récit de la vie décadente de Gray entre 20 et 38 ans), il s’agit d’un pastiche d’A Rebours (1884) de Karl Huysmans.

• Le Portrait de Dorian Gray / L’étrange cas du Docteur Jekyll et Mr. Hyde
Oscar Wilde n’a jamais caché son admiration pour le roman de Robert Louis Stevenson, sorti quatre ans auparavant. Les deux œuvres entretiennent des liens étroits. D’un point de vue des thématiques, il s’agit de deux récits centrés sur la dualité : l’un prend comme cadre la Science, l’autre, l’Art. Il existe un même jeu sur les apparences [3] . Dans les deux romans, on expose l’idée que le physique devrait retranscrire la réalité de l’âme.

Du point de vue des personnages, Hyde est ainsi le double hideux et méchant de Jekyll alors que le portrait de Dorian Gray catalyse la vilenie de son modèle. Dorian Gray et le docteur Jekyll sont ainsi très proches : ces aristocrates d’une beauté certaine dissimulent leur bassesse par l’intermédiaire d’un double. Comme Hyde, Dorian Gray assouvit ses plaisirs malsains dans les quartiers de Whitechapel : le soir, une vie de crime et de débauche l’attend. Notons que Gray comme Hyde son attirés par des actrices de théâtre populaire. Enfin, seuls les deux personnages principaux sont au courant de leur dualité malsaine qu’ils cachent à leur entourage.

Le cadre victorien est assez similaire. Jekyll et Gray sont des aristocrates, amoureux dans le cœur mais célibataires dans les faits : légèrement lascifs, ils vivent seuls avec leur indispensable majordome dans leurs grandes demeures et passent la plupart de leur temps dans le salon/bibliothèque près de la cheminée. Ils ont tous les deux une partie de leur maison réservée pour cachée leur dualité : Jekyll s’enferme dans son laboratoire pour se transformer en Hyde alors Gray cache le portrait dans les combles.

Ecrits à la même époque, les deux romans entretiennent des représentations très proches de la société victorienne, toujours peinte avec soin. A l’inverse, la vie nocturne et malsaine de Gray et Jekyll se rapporte à l’imaginaire du Londres populaire de Jack l’Eventreur : on imagine les quartiers périphériques peuplés par les prostituées et envahis par le brouillard. On peut concevoir ce décor une rencontre entre le romantisme anglais et le gothique allemand avec la réalité (fantasmée ?!) de l’Angleterre de l’époque.

La résolution est identique : comme le docteur Frankenstein, les deux personnages seront punis pour leurs excès et leur péché d’hubrys. A la fin, la métamorphose physique des deux personnages s’opère : Hyde redevient Jekyll alors que Dorian Gray s’enlaidit. Stevenson et Wilde sont ainsi respectivement troublés par la puissance de la Science et de l’Art mais semblent avant tout être effrayés par leur déviance et leur caractère dangereux. Néanmoins, Dorian Gray et Henry Jekyll demeurent des véritables héros, au regard de leurs auteurs : certes, leur destin est tragique mais leur rébellion anticonformiste face à la société victorienne demeure une aventure passionnante.


[1] Catherine Bouttier-Couqueberg dans sa rubrique « Au fil du texte » dans l’édition Pocket de 2001, page VI.

[2] Idem.

[3] Ce jeu sur les différences entre le physique et la réalité de l’âme mènera Rouben Mamoulian a développer l’idée d’un darwinisme inversé dans son adaptation cinématographique du roman de Stevenson en 1931. Il faut dire que le darwinisme était une théorie très à la mode dans les années 1880-1890. Dorian Gray s’intéresse lui-même à ces théories dans le roman d’Oscar Wilde !

dimanche 25 décembre 2011

Pool of London / Les Trafiquants du Dunbar (1951) de Basil Dearden


         Comme la Hammer, trop souvent réduite à son corpus de films fantastiques, la Ealing Studios est réputée pour ses comédies telles que Noblesse oblige, Passeport pour Pimlico ou Tueurs de Dames. Pourtant la société produisit également de nombreux films de guerre. En 1945, le studio sortit un film d’épouvante à sketches, Au cœur de la nuit dont l'influence allait être majeure. De même, Il pleut toujours le dimanche (1947) de Robert Hamer est souvent considéré comme un classique du film noir britannique. Peu après The Blue Lamp / Police sans arme (1950), Basil Dearden signe Les Trafiquants du Dunbar, un autre film criminel aux résonnances sociales.


         L’intrigue est centrée sur l’amitié entre deux marins d’un navire, le Dunbar, qui fait escale dans le port de Londres. Leur destin va virer au drame lors de leur permission : Johnny, d’origine jamaïcaine, tombe amoureux d’une jeune londonienne ; quant à Dan, il se retrouve mêlé malgré lui à une histoire de trafic de diamants [1]. Poursuivi par la police et par les gangsters, il va parcourir la ville pour retrouver son camarade et l’innocenter.
         Comme The Brighton Rock / Le Gang des Tueurs (1947) de Roy Boulting, Les Trafiquants du Dunbar évoque la réalité du rationnement qui dura jusque tard dans l’après guerre. Ici, les marins déjouent la douane en rapportant des cigarettes ou des bas afin d’arrondir leurs fins de mois. Ces pauvres individus sont victimes de criminels bien plus dangereux : les « spivs », des gangsters qui vivent du marché noir.
         Très typés (chapeaux, vestes à rayure), les « spivs » se cachent néanmoins derrière des apparences respectables: le chef du gang est un acrobate de music hall qui sait se servir de son savoir pour l’organisation d’un casse ingénieux [2]. Le hold-up minutieux et la course-poursuite nocturne entre Dan et les tueurs culminant en haut d’un escalier de sortie de secours d’un tunnel (scène marquée par une mise en scène d’ombres et de lumière) font partie des moments forts du versant criminel du film.
         Motivé par un souci documentaire, le film de Dearden mélange l’expressionisme avec un certain néoréalisme, alliance qui faisait la force d’un film comme Le Troisième Homme de Carol Reed. On voit ainsi dans Les Trafiquants du Dunbar des plans réels des rues de Londres et de ses quais (pool of london) ainsi que des quartiers périphériques encore en ruine.
         Car derrière ses apparences de film de genre, Les Trafiquants du Dunbar s’avère une réelle peinture sociale. Londres nous est montré à travers les yeux d’un jeune Noir, qui découvre une ville interdite, hostile. L’amour interracial s’avère impossible, malgré la force qui unit pourtant les deux amants. Comme le personnage interprété par Sidney Poitier dans Paris Blues (1961) de Martin Ritt, Johnny, lassé par son rejet par la société, refuse de se battre et ne conçoit l’avenir que dans un « ailleurs » (il veut retourner chez lui en Jamaïque).
         Déjà au cœur du film, la question raciale sera de nouveau abordé par Basil Dearden dans Sapphire / Opération Scotland Yard (1959) avec Earl Cameron, le même acteur [3]. Plus tard, il sera l’un des premiers réalisateurs anglais à parler de l’homosexualité avec Victim / La Victime (1961) avec Dirk Bogarde.


         Série B efficace et porté par des acteurs peu connus [4], Les Trafiquants du Dunbar est un film noir anglais très intéressant : il prouve tant la diversité de la production de la Ealing que l’audace de son metteur en scène Basil Dearden.

25.11.11.



[1] Le personnage de Dan, interprété par Bonar Colleano, est américain (l’acteur l’est aussi). Le personnage est très positif mais son comportement dangereux (c’est lui qui implique son ami Johnny dans une histoire de vol) est à rapporter à sa nationalité : comme dans Le Troisième Homme (1949) de Carol Reed, les troubles viennent des américains dont la présence rappelle les blessures de la guerre et de l’après guerre.
[2] Cette association entre le crime et le monde du spectacle n’est pas sans nous rappeler l’œuvre d’Hitchcock (Les 39 Marches, Agent Secret) ou de Lang (Les Espions).
[3] Avec Cy Grant, Earl Cameron, d’origine bermude, est considéré comme l’un des premiers acteurs noirs à avoir percé dans le cinéma britannique. Dans The Hearth Within (1957) de David Eady, il joue un docker d’origine jamaïcaine injustement accusé d’un meurtre, trame non éloignée de celle des Trafiquants du Dunbar. Flame in the Streets (1961) de Roy Ward Baker, un autre film d’Earl Cameron, évoque également la question raciale. On a vu récemment Earl Cameron dans L’Interprète (2005) de Sidney Pollack, dans lequel il jouait le président africain victime d’un complot.
[4] Susan Shaw, l’un des premiers rôles féminins du film, joue également dans Il pleut toujours le dimanche (1947) de Robert Hamer. Elle était mariée à Bonar Colleano qui joue le personnage de Dan. Il semble en fait que les producteurs des Trafiquants de Dunbar aient voulu lancer (en vain) la carrière des deux acteurs principaux (Bonar Colleano et Earl Cameron). A noter que Les Trafiquants du Dunbar compte quelques seconds rôles connus du cinéma britannique : Leslie Phillips, James Robertson Justice ou encore Max Adrian.

mercredi 21 décembre 2011

Punishment Park (1971) de Peter Watkins


         Suite à l’interdiction à la télévision de The War Game / La Bombe (1966) et aux critiques de son film suivant Privilège, Peter Watkins décida de ne plus travailler pour le cinéma britannique. Dans son exil, il tourne d’abord The Gladiators en 1969 en Suède puis Punishment Park aux Etats-Unis. Comme La Bombe et The Gladiators, Punishment Park est un faux documentaire mettant en scène une uchronie, un « temps qui n’existe pas », c’est-à-dire une histoire alternative : face à l’enlisement de la guerre du Vietnam, le président Nixon déclare l’état d’urgence. La politique, répressive, consiste en une extermination déguisée de toute contestation.


         Le « parc de la punition » se situe dans un vaste camp du gouvernement américain en plein désert californien. Considérés comme dangereux, des activistes ont été interpellés et sont sommairement jugés. Ils ont le choix entre une longue peine de prison ou une mise à l'épreuve morbide : ils sont libérés s'ils atteignent, en moins de trois jours, sans eau ni nourriture, et sans être attrapés par les policiers qui les poursuivent, un drapeau américain situé en plein désert. Une équipe de télévision anglaise filme la punition de ces militants et constatera qu’aucun n’en sortira vivant.
         Punishment Park frappe tout d’abord par le sentiment que ressent le spectateur de regarder un documentaire : caméra à l’épaule, pellicule granuleuse et interviews sur le vif figurent parmi les procédés utilisés par Watkins. L’aspect documentaire perturbe ainsi le public qui a de fait l’impression d’être face à la réalité. Pourtant, filmé non loin de Los Angeles, Punishment Park est interprété par des acteurs amateurs habitant les environs et les rôles des membres du tribunal civil sont ainsi tenus par des citoyens qui expriment dans le film leur opinion. Les militants sont également réellement des activistes. Une fois de plus, Watkins trouble les frontières entre fiction et documentaire.
         Dans le film de Watkins, l’Amérique est devenu un état totalitaire dont l’extermination systématique de la contestation par un jeu sordide ressemble à celle des juifs par les nazis : la Constitution est constamment bafouée et la Justice consiste en des parodies de procès suivies d’une chasse à l’homme sans espoir. Cette uchronie est d’autant plus terrifiante qu’elle n’était pas si éloignée de l’ambiance de l’époque. En effet, le tournage du film en août 1970 intervient trois mois après les tueries de l’université de Kent State où plusieurs étudiants furent victimes de tirs par la police. Le sentiment paranoïaque qui affecte Punishment Park trouve également ses racines dans le procès des sept de Chicago en 1968, emprisonnés pour leur simple pensée politique : certaines personnes incriminées y furent bâillonnées afin qu’elles ne puissent pas se défendre.
         Les idéologies des victimes du Punishment Park sont mélangées : communisme, mouvement hippie, anti consumérisme, pacifisme, féminisme, black power, engagement social contre la pauvreté… Les modes d’engagement sont tout aussi divers : militantisme politique, révoltes étudiantes, expression artistique, action associative, lutte armée… Cette confusion montre bien la complexité d’une contestation hétérogène que le gouvernement républicain et la bourgeoisie bien pensante peinent à cerner er réduisent à une unique voix dissidente.
         Engagé mais parfois un peu « illuminé », ce corpus de déviants peut faire peur. Le spectateur est néanmoins affolé par le comportement disproportionné qu’adoptent les autorités. Chronos moderne, l’Etat américain dévore ses enfants (le conflit générationnel est flagrant) en ne leur laissant aucun choix. Les grands espaces de l’Amérique, symboles de liberté, deviennent alors le lieu d’une prison à ciel ouvert, propice au meurtre. L’horreur ne peut déboucher que sur la contestation (ou la renforcer) : à la fin Punishment Park, même le caméraman, révolté par la violence des autorités, décide d’intervenir. Par son simple film, Watkins, lui, l’a déjà fait.


         Jugeant le film trop à gauche, les studios hollywoodiens refusèrent de distribuer Punishment Park. Conspué par la critique, il ne tint pas plus de quatre jours à l’affiche à New York. Présenté à Cannes, le film connut en revanche un succès certain. Quarante ans après, à l’heure du camp de détention de Guantanamo, il est sûr que Punishment Park continue encore à choquer et à perturber. Kinji Fukasaku saura s’en souvenir pour son Battle Royale (2000).

21.12.11.

lundi 19 décembre 2011

The Lodger / Jack l’éventreur (1944) de John Brahm


         Jack l’éventreur de John Brahm est la troisième adaptation de The Lodger (1913), roman de Marie Belloc Lowndes[1] après la version muette d’Alfred Hitchcock en 1927 (Les Cheveux d'or) et celle parlante de Maurice Elvey en 1932 (Meurtres) mais avant celle d’Hugo Fregonese en 1953 (Man in the Attic/ L'Étrange Mr. Slade) [2]. Réputé être l’un des meilleurs films de son réalisateur, The Lodger convainc dans sa vision d’un Londres embrumé mais frappe surtout pour quelques éclairs de génie dans la mise en scène.


         Laird Cregar remplace Ivor Novello dans le rôle de Mr Slade, l’inquiétant locataire dont de nombreux indices mènent à penser qu’il est le coupable des crimes qui sévissent alors dans le quartier de Whitechapel. Le criminel se définit par une certaine ambigüité sexuelle, suggérée par un caractère obséquieux et une misogynie apparente. Avec sa forte carrure et sa mine patibulaire, Laird Cregar densifie le personnage en lui offrant une certaine candeur.
         Si le film de Brahm ressemble beaucoup au film d’Hitchcock, la différence majeure réside dans la conclusion, déroutante pour le spectateur qui a déjà vu la première version du film : alors que le film d’Hitchcock semblait faire l’éloge de la présomption d’innocence en disculpant le personnage du locataire que les circonstances accablaient (le public n’était d’ailleurs pas convaincu), le remake des années 40 conforte la culpabilité du personnage. Il en résulte ainsi une absence totale de suspense, assez surprenante.
         En effet, les scènes de crime de Jack l’éventreur intéressent peu le spectateur qui sait à l’avance quand l’assassin va sévir. De même, malgré la qualité de cette production de la Fox (les décors et costumes sont de qualité), la peinture du Londres populaire de la fin du XIXème siècle, envahi par le brouillard, donne un impression de « déjà vu » : les films sur Jack l’éventreur, en plus des scènes de meurtre, contribuent toujours à la vision d’une société échelonnée entre les lords et les milieux les plus populaires, les maîtres et les bonnes. Une autre convention du genre se caractérise par la conclusion incertaine qui permet d’expliquer la préservation du mystère concernant l’identité du serial killer.
         Ce qui nous impressionne davantage, ce sont donc les scènes finales de course-poursuite avec le tueur, magnifiées par les cadrages rapprochés (des plans en plongée ou en contreplongée) et les éclairages contrastés du chef opérateur Lucien Ballard (qui par exemple laisse filtrer la lumière à travers les stries d’une grillagée). Le visage angoissant de Laird Cregar envahissant l’écran dans les gros plans renforce le sentiment de peur qui finit enfin par envahir le spectateur dans le climax de The Lodger. Ce film américain, tourné par un allemand (John Brahm) et sensé se passer en Angleterre, est un pur produit de l’hybridation hollywoodienne, mâtiné des leçons de l’expressionisme.


         Hangover Place (1945), le film suivant de Brahm, est souvent considéré comme le petit frère de The Lodger. On y retrouverait exactement la même formule que celle du Lodger : une série B de la Fox avec des acteurs de second plan en vedette (Laird Cregar et George Sanders), un même scénariste (Barré Lyndon synonyme d’Alfred Edgar), un même cadre (le Londres victorien de la fin du siècle et sa brume épaisse) ainsi, dit-on, que les mêmes qualités techniques (à savoir une esthétique expressionniste soulignée par le cadrage et la photographie).

19.12.11.



[1] Marie Belloc Lowndes est une prolifique romancière britannique du début du XXème siècle. The Lodger est son œuvre la plus célèbre.
[2] Ivor Novello joue dans les deux premières versions. Ces deux films sont anglais alors que le film de Brahm et d’Hugo Fregonese sont américains.

samedi 3 décembre 2011

Baby Doll / Poupée de Chair (1956) d’Elia Kazan


         Après Un tramway nommé Désir (1951), Baby Doll constitue la seconde collaboration du réalisateur Elia Kazan avec le dramaturge Tennessee Williams. Bien qu’inspiré d’une pièce d’un seul acte (27 Wagons Full of Cotton, datant de 1946), Baby Doll demeure l’unique scénario original de Tennessee Williams. Baignant dans l’atmosphère suintante et vicieuse du Sud, Baby Doll marque la fusion entre l’œuvre dramatique de Tennessee Williams et la mise en scène ardente d’Elia Kazan.


         Baby Doll, comme Lolita de Nabokov (œuvre tout à fait contemporaine puisque le roman a été publié en 1955) contribue à la création d’un nouveau personnage de fiction : du haut de ses dix-neuf ans, « Baby Doll » Meighan (Caroll Baker) est une véritable femme-enfant. Elle suce son pouce dans son lit/berceau et se caractérise par une grande ingénuité : son vocabulaire est pauvre, elle a peur de la grande demeure dans laquelle elle vit et se révèle très crédule. Imbécile, elle sait néanmoins jouer de son seul atout : son corps de femme, objet de toutes les convoitises. Enfant gâtée et capricieuse, elle parvient à soumettre Archie Lee, son mari, un exploitant de coton bien plus âgé qu’elle.
         Archie Lee avait promis à son beau-père de ne pas consommer leur union avant qu'elle n'atteigne ses 20 ans (le film est très explicite sur ce sujet). Rustre et alcoolique, Archie Lee est avant tout grotesque: affublé d’un gros nez (celui de l’acteur Karl Malden), il épie sa femme à travers des trous dans les cloisons et ne parvient pas à prendre le dessus sur sa gamine d’épouse. Au bord de la faillite, il décide de mettre secrètement le feu à l'égreneuse de coton de son rival pour relancer ses affaires. Ce dernier, Silva Vacarro (Eli Wallach), d’origine italienne, est un adversaire de taille, bien plus intelligent que le couple d’idiots à qui il a affaire.

         Baby Doll concentre beaucoup d’éléments récurrents de l’œuvre de Tennessee Williams, véhiculant la vision d’un Sud en décrépitude, perturbé par la venue d’un étranger. Ses habitants débiles semblent être atteints d’une perversité certaine . Le sexe n’est pas relégué au sous-texte mais s’avère bel et bien le sujet principal du film. Ainsi, Baby Doll se refuse à son mari mais ne peut résister au jeu de séduction appuyé de Vacarro. Dans une scène fortement érotique, ce dernier, assis devant Baby Doll, imite ouvertement le geste sexuel avec le basculement d’une balançoire.
         Dans Baby Doll, les situations humaines, ponctuées de cris et de pleurs, sont exacerbées. Chargé de l’écriture du scénario, Tennessee Williams a signé encore une fois un texte très théâtral : on retrouve l’unité de lieu (la vaste demeure vide de Baby Doll), de temps (l’action se déroule sur deux jours) et de personnages (il n’y pas plus de quatre vrais personnages).

         L’apport de Kazan est lui plus perceptible au niveau de la direction des acteurs. Après Géant de George Stevens, Caroll Baker trouve ici son premier grand rôle. Quant à Eli Wallack (qui avait déjà interprété Tennessee Williams à Broadway), il s’agit de sa première apparition cinématographique. Karl Malden, lui, était déjà de l’aventure du Tramway nommé Désir. Avec Baby Doll, Kazan a donc révélé trois grands acteurs, tous issus de l’Actors Studio où il enseignait lui-même.
         Kazan privilégie les plans rapprochés, la proximité physique entre les personnages et les soupirs concupiscents. Multipliant les plans séquences propres à mettre en valeur le jeu des acteurs, Elia Kazan excelle également dans sa gestion du décor, véritable terrain de cache-cache. Baby Doll apparaît comme très abouti esthétiquement [1]: la musique jazzy (signée Kenyon Hopkins) et le noir et blanc cru (photographie de Boris Kaufman) contribuent grandement au caractère lascif, sensuel voire sexuel du film.


         Jugé indécent en raison du traitement de la question sexuelle, Baby Doll, fut condamné dès sa sortie en décembre 1956 par la Ligue pour la vertu pour outrage aux bonnes mœurs. Les boycotts des salles de cinéma, menés par les catholiques, contribuèrent à retirer le film des écrans au tournant de l'année 1957.
         Il y avait de quoi : Baby Doll, comme les autres œuvres de Tennessee Williams, marque le spectateur par la violence de ses conflits et les caractères y sont violents à défaut d’être complexes. Et contrairement au Lolita de Kubrick, assez comparable sur certains points (dont l’apparition mythique du personnage de femme enfant) mais parfois embarrassé d’une approche romantique, Baby Doll, lui, choque toujours autant, cinquante ans après, réveillant les penchants pédophiles du spectateur.


03.12.11.






[1] Notons que le film fut nominé quatre fois aux oscars (meilleure actrice pour Carroll Baker; meilleure adaptation pour Tennessee Williams ; meilleure photographie pour Boris Kaufman ; meilleure actrice de second plan pour Mildred Dunnock) mais n’en remporta aucun.