“Don’t want to work away/
Do what they all say/
Work hard boy
And you’ll find/
One day, you’ll have a job like mine”
But I might die tonight de Cat Stevens
Dans Deep End de Jerzy Skolimowski
« Non, y aura pas d’endroits merveilleux où aller quand j’aurai fini mes études et tout. Ouvre tes oreilles. Ce sera entièrement différent. Faudra qu’on descende par l’ascenseur avec des valises et tout. Faudra qu’on téléphone à tout le monde et qu’on dise au revoir et qu’on envoie des cartes postales des hôtels où l’on logera et tout. Et je travaillerai dans un bureau, je gagnerai plein de fric, j’irai au boulot en taxi ou en bus dans Madison Avenue, et je lirai les journaux, et je jouerai tout le temps au bridge, et j’irai au ciné voir des courts métrages idiots et « Prochainement sur vos écrans » et les « actualités ». Les Actualités. Putain. Il ya toujours une foutue course de chevaux, et une bonne femme qui casse une bouteille au-dessus d’un bateau, et un chimpanzé affublé d’un pantalon qui fait de la bicyclette. Ce ne sera pas du tout pareil. Tu vois ce que je veux dire. »
Holden Caufield dans L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger
***
Une nouvelle année qui s’achève. Un nouvel échec (ou presque) dans des études qui ne me paraissent décidément pas très appropriées et qui débouchent sur des rattrapages. Le décès d’un proche. Une rupture sentimentale sévère bien que classique et inévitable. De nombreuses pertes d’ordre matériel (portefeuille, balladeur, ordinateur…). Un retour à la solitude. Pas mal de bad. De quoi remettre en cause ma personne et entrevoir la possible fin de mon adolescence.
L’adolescent, c’est celui qui est entre le puer et le juvenis, selon les latins. Pour les adultes, l’adolescence, c’est souvent un âge d’or, l’éveil sentimental que l’on remémore avec nostalgie. En même temps, pour celui qui est concerné, « l’ado », c’est aussi un boutonneux qui fait sa « crise ». Une autre différente majeure : l’adolescent, qu’il soit rebelle ou timide, n’est qu’un spectateur critique de la vie sociale dont les adultes sont les vrais acteurs désabusés.
Comment sort-on de l’adolescence ? Pourquoi ou plutôt vers quoi ? Est que je veux être comme tous ces gens qui m’entourent et qui me dégoutent ? Cette interrogation, je l’ai retrouvée à un même instant et par hasard, dans deux œuvres bien différentes mais qui se répondent parfaitement: L’Attrape Cœur de J.D. Salinger et les films des années 60 de Jerzy Skolimowski.
L’attrape-cœurs (1951) de J.D. Salinger
Etonnament, L’attrape-cœurs fait de nos jours figure de classique de la littérature américaine. Ce roman sulfureux fut pourtant beaucoup décrié à sa sortie. Ecrit à la première personne, il s’apparente par son sujet à un roman d’apprentissage, mais aussi à un récit picaresque à cause de sa structure, une quête éperdue de soi même, rythmée par les rencontres. Le personnage principal, Holden Caufield, constitue un anti-héros sympathique, un rebelle malgré lui. Viré de son collège trois jours avant Noël en raison de ses mauvaises notes, Holden déambule dans New York car il n’ose pas affronter ses parents. Des aventures cocasses et sordides vont alors lui arriver…
Holden Caufield est un véritable « ado », troublé et troublant, car quelque peu schizophrène. D’un côté, la justesse de ses remarques et de son regard critique, son émancipation apparente (Holden est un fumeur, un habitué de la vie nocturne new-yorkaise qui n’hésite pas à 16 ans à se payer une chambre d’hôtel), sa proximité de quelques adultes (certains professeurs) ainsi que son niveau en lettres témoignent au premier abord d’une maturité certaine.
De l’autre, Holden s’exprime pauvrement ; imbattable roi de la digression, il se montre distrait comme un gamin. Sa curiosité le pousse aussi à poser des questions enfantines (où vont les canards du lac de Central Park en hiver quand le lac est gelé ? Que pensent les bonnes sœurs de la littérature romantique ?). Puis la puérilité de Caufield s’aggrave au fil du récit : on découvre tout d’abord un cancre, ensuite un emmerdeur de première, un puceau, un imbécile qui ne tient pas l’alcool, un pleurnichard, un mythomane qui n’assume pas ses responsabilités… Une particularité définit plus particulièrement le paradoxe de notre sujet : Holden se plaît à jouer l’idiot. Il n’est pas un con, ni une flèche : il est entre les deux.
Vers où se dirige donc Holden Caufield ? Quand sa sœur Phoébé lui demande ce qu’il veut faire plus tard, Holden dresse alors cette métaphore humanitaire de l’« attrape-cœurs », utile sauveur d’enfants et de « cœurs » en péril. Il est vrai qu’Holden est assez sincère et direct : en critiquant la médiocrité des gens qui l’entourent, il recherche finalement le « cœur » de la vérité, celle de ses pairs. Ces enfants qui risquent tous de tomber du haut de la falaise ressemblent aussi à des moutons : dans cette optique, Holden serait l’anticonformiste qui essaierait d’éviter de faire sombrer les autres dans la sottise la plus commune.
En même temps, s’il y a bien une personne en danger, c’est bien Holden lui-même, ce garçon déambulant à demi-bourré et complètement ruiné à travers les rues de New York. De plus, dans sa métaphore, Holden surveillerait des enfants alors que lui-même n’est pas encore sorti de l’adolescence. On peut donc interpréter l’image de cet attrape-cœurs tout puissant (désir quelque peu divin) autrement que comme celle d’un simple guide éclaireur : plus simplement, la volonté de surveiller plus petit que soi serait comme une aspiration à devenir enfin plus mature, en passant du surveillé au surveillant.
Il s’agit d’un souhait difficile à concrétiser pour Holden car, pour sauver les gens, il faut d’abord les aimer. Or, Holden (comme Salinger lui-même), du haut de ses 16 ans, est déjà nettement misanthrope. La misanthropie de Caufield est à relier à son caractère révolté. En effet, cet enfant au parcours scolaire désastreux ponctué par les renvois, n’a pas sa langue dans sa poche. Tout d’abord, il déteste l’hypocrisie de ses camarades, des bourgeois péteux dont le destin est déjà tout tracé. Pour eux, tout se joue dans l’apparence et dans la frime.
Holden voue également une haine à Hollywood, mort certaine pour les écrivains talentueux (comme son frère D.B.) qui seront forcés de pondre des histoires stéréotypées. On peut deviner également une certaine misogynie car, dans L’Attrape-cœurs, les filles sont vraiment connes mais Caufield feint toujours de s’intéresser à elles au début à cause de leurs physique. Le summum de la bêtise féminine est sûrement incarnée par des filles idiotes qu’Holden tente désespérément de draguer mais qui recherchent sans arrêt du regard des stars de cinéma. Tout le monde en prend donc plein la gueule, par petites touches (même les catholiques qui demandent toujours à leurs interlocuteurs s’ils ne sont pas eux même catholiques !).
Lorsqu’il sort de son collège et qu’il se retrouve dans une cabine téléphonique, Holden réalise donc qu’il ne veut en fait appeler personne. Pendant tout le récit, il confessera n’apprécier juste que deux bonnes sœurs avec qui il discutera par hasard (ces religieuses sont sincères mais apparaissent surtout comme des ovnis amusants) et James Castle (un collégien qui a été balancé par la fenêtre pour avoir refuser de retirer des méchancetés qu’il avait dites ; certes, il s’agit d’un martyre courageux et d’un homme d’honneur, mais il est quand même mort pour rien). Les rares personnes qu’Holden trouvent intelligentes ne sont autres que son camarade Carl Luce et Mr Antolini, un des anciens professeurs (tous deux sont peut-être des pédés refoulés et on sait qu’Holden n’a pas une haute opinion des homosexuels), sa petite sœur Phoébé (quand même très jeune) et son petit frère Allie (mort prématurément). La liste n’est donc pas très longue.
Mr Antolini, rappelle un moment les mots du psychanalyste Wilhelm Stekel : « l’homme qui manque de maturité veut mourir noblement pour une cause. L’homme qui a atteint la maturité veut vivre humblement pour une cause. » Pour quelle cause Holden adulte devrait vivre ? Pour être un attrape-cœurs ? Cette aspiration paraît peu réalisable puisqu’Holden ne cesse de s’enfoncer dans sa fuite et son dégout.
A la fin du récit, Holden peine à se retenir pour ne pas vomir. Certes, Holden est à jeun et a du mal à se remettre de ses cuites de la veille mais métaphoriquement, c’est bien le monde entier, ce monde horrible, qu’il dégueule. C’est d’ailleurs pour cette raison même que le misanthrope Holden envisage de partir au loin, vers l’Ouest pour vivre seul et simplement : il se ferait passer pour un sourd muet et vivrait d’un petit boulot. Mais ce projet hâtivement décidé nous paraît bien ridicule dès lors que sa jeune sœur Phoébé envisage de l’accompagner dans sa fugue. On comprend alors avec ce parallèle que cette intention de fuir, issue d’une révolte sans cause, est tout à fait puérile et irresponsable.
En y renonçant (avec des motivations pourtant inexistantes voire fortuites), on peut penser qu’Holden va enfin s’engager vers l’âge adulte. En mettant un terme à son périple déprimant, enclenché par sa misanthropie, on peut deviner que Holden choisit d’être l’attrape-cœurs rêvé. On l’imagine ainsi adulte, réveillant le cœur et l’esprit des gens pour les sauver d’un conformisme idiot et aliénant. Ou alors perpétuant sa puérilité en continuant sans fin à se faire virer de collèges privés pour mauvaises notes.
Cette interprétation de L’Attrape-cœurs est sûrement très personnelle, je l’admets. Cela ne doit rien changer à l’audace intrinsèque de cette œuvre audacieuse et émouvante. On retiendra ainsi le style efficace (pas de description) et provocateur [« où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d’enfance, et ce faisaient mes parents avant de m’avoir, toutes ces conneries à la David Copperfield, (…) j’ai pas envie de raconter ça et tout»], marqué par un vocabulaire familier. L’Attrape-cœurs baigne une ambiance très particulière : tour à tour drôle, sordide (la rencontre avec la pute) et inquiétante (les étranges pratiques des gens à l’hôtel où réside Holden ; les « je t’encule » écrits un peu partout ; la déambulation finale de Caufield, alors complètement bourré). La singularité de cette œuvre est d’autant plus forte qu’il s’agit du seul roman de Salinger.
Barriera / La Barrière (1966)
Le Départ (1967)
Deep End (1970)
de Jerzy Skolimowski
Les films polonais des années 60 de Jerzy Skolimowski sont influencés de façon évidente dans leur ton léger par la Nouvelle Vague et préfigurent en même temps la série des films de Truffaut avec Doisnel : Signes particuliers : néant (1964), Walkover (1965), La Barrière et Haut les Mains (1967) reprennent l’idée d’une saga de films avec le même personnage principal, un éternel « adulescent », double attachant du réalisateur (joué par Skolimowski lui-même dans trois films sur quatre). Il est probable que cette idée ait influencé Truffaut pour faire évoluer le personnage des Quatre Cent Coups (1959) avec le sketch d’Antoine et Colette (1964) puis Baisers volés en 1968. D’ailleurs, la vedette du Départ n’est autre que Jean-Pierre Léaud lui-même.
Le lien avec notre sujet, c’est que le début de l’œuvre de Skolimowski est très cohérent. En effet, il nous dresse avec précision des portraits d’adolescents en voie de devenir des adultes. Ce difficile passage vers la maturité , ralenti par l’enferment dans une passion (une rébellion, un béguin pour les voitures, un sentiment amoureux), n’est pas systématique et ne réussit pas toujours.
Dans La Barrière, le héros quitte ses études et on ne sait trop pourquoi. Il va voir son père avant qu’il ne meure et rencontre une jeune fille conductrice de tramway. Dans la séquence d’ouverture, il s’est plaint avec ses amis des adultes qui jouissent de tout ce dont il rêve matériellement : une voiture, une grande propriété… Pourquoi doit-il attendre d’être « vieux » pour en profiter ? Au regard de ces vieux grotesques dans la maison de retraite de son père, pour lui, il pense qu’il sera déjà trop tard.
On l’aura compris, la barrière du titre, c’est bien celle qui existe entre les générations. Le personnage principal, lui, préfère ne rien faire et sa révolte restera passive et silencieuse. Sa petite amie, perturbée par un même incident (la mort de son père également), décide elle avec réalisme de retourner à son travail. Skolimowski, qui cette fois n’a pas interprété le personnage principal, le dépeint avec moins d’attention et de tendresse que dans ses autres films, semblant ainsi dénoncer l’immaturité de son héros comparé à la responsabilité de sa petite amie.
Le regard sur la jeunesse paraît donc assez sévère. Très drôle, La Barrière pose cependant clairement des questions graves et importantes. Skolimowski alterne lyrisme et loufoquerie, tout en mélangeant le réalisme (la peinture de la Pologne des années 60) avec la métaphore (la course de la vie joliment représentée par une marche effrénée de plusieurs individus qui s’arrête pour qu’on évacue les défunts) ou l’onirisme.
Le Départ, tourné en Belgique, est le film du réalisateur polonais qui ressemble le plus à un film de Nouvelle Vague à cause de la présence de Jean-Pierre Léaud. Ce dernier incarne un jeune coiffeur passionné de courses de voiture. Ce hobby constitue un refuge pour ne pas passer à l’âge adulte. Or, la veille de la course automobile tant attendue, il couche avec la fille dont il est amoureux et manque le départ de la course. En renonçant involontairement et incidemment à sa passion pour les voitures, Léaud a pris un autre départ, celui vers l’âge adulte. Fin du film et de son sujet : la pellicule se met donc à brûler, préfigurant la fin du Macadam à deux Voies de Monte Hellman (1971).
Dans Deep End, tourné en Angleterre par un Skolimowski en l’exil, le héros refuse aussi de grandir. Peter travaille dans des thermes qui ressemblent en fait plus à un bordel qu’autre chose. Les couleurs rouges criardes des bains sont les mêmes que celles des boîtes de nuit du swinging London. Par cette comparaison, Skolimowski semble vouloir nous montrer un négatif sordide du Blow Up d’Antonioni : dans le Londres des années 60, tout n’était pas cool et les jeunes n’étaient pas tous des photographes ou des mannequins sexys. Skolimowski nous montre des jeunes vivant des maigres salaires gagnés grâce à des boulots minables pour lesquels ils ont arrêté leurs études.
Notre Peter Pan est peu benêt. Il trouve son refuge dans l’amour d’une collègue de travail un peu salope. Il l’aime tellement qu’il fait tout pour qu’elle ne couche pas avec ses amants : il crève des pneus de voiture, il fait sonner des alarmes incendie, il devient omniprésent… Pourtant, Peter ne fait pas le poids car il reste un gamin : au moment où la rousse concède de s’offrir à lui, Peter n’arrive pas à bander !
Malgré l’attention porté aux personnages, la noirceur sociale est telle (on touche le fond, le Deep end) que les choses ne peuvent qu’empirer et la romance va virer au meurtre (même accidentel !). Avec Deep End, Skolimowski réalise ainsi une de ses œuvres les plus abouties tant plastiquement que thématiquement.
Tous ces portraits d’adolescents sont d’autant plus forts qu’ils me parlent personnellement. Je me reconnais beaucoup dans cet Holden Caufield, issu d’une école privée bourgeoise, véritable échec scolaire qui rêve d’être un attrape cœurs mais dont les exigences sociales le mènent à l’asocialité. C’est également moi le personnage de la Barrière qui se demande pourquoi il faut attendre d’avoir fini ses études et d’avoir bien vécu pour pouvoir profiter des mêmes choses que ceux qui sont plus âgés. Comment ne pas voir un reflet de ma personnalité à travers le personnage passionné du Départ ou celui, naïf, de Deep End vouant un culte secret à la rousseur ? On devine que tous ces personnages vont passer à l’âge adulte. La fin de ces œuvres est d’ailleurs presque toujours ouverte. Mais elle s’avère souvent assez sombre (en particulier Deep End). La maturité viendra donc mais à quel prix ?