Je n’avais jamais vu de film d’Almodovar car j’avais toujours appréhendé le style (réputé loufoque) et les sujets de prédilection (souvent la liberté ou l’identité sexuelle) du réalisateur espagnol. J’ai comblé partiellement cette lacune en voyant son dernier film, La Piel que habito. Avec ce thriller fantastique, l’auteur semble s’écarter des mélodrames flamboyants et des satires sociales qui avaient fait sa gloire lors de la « movida » dans les années 80. La Piel que habito, variante des Yeux sans Visage (1960) de George Franju, se présente comme une évolution du mythe de Frankenstein. Almodovar va en plus assaisonner son film d’une réflexion sur l’identité sexuelle.
La Piel que habito met en scène le docteur Robert Ledgard, éminent chirurgien esthétique, qui se consacre à la création d’une nouvelle peau. Comme dans Les Yeux sans Visage (1960) de George Franju, des expériences de chirurgiens sont motivées par la volonté de contrevenir à la douleur qui semble toucher leur famille. En effet, sa femme est morte de ses brûlures suite à un accident de voiture. Quant à sa fille, elle n’a pas pu survivre à la douleur traumatique engendrée par un viol. Tant pour se venger que pour mener à bien ses recherches scientifiques, Ledgard décide de séquestrer le violeur de sa fille. Il va alors changer le sexe de son cobaye Vicente, devenu Vera.
Dans le film de Franju, le chirurgien interprété par Pierre Brasseur faisait des greffes sur le visage de sa fille, défigurée par un accident de voiture dont il était responsable. La comparaison doit être poussée plus loin : il est question dans les deux films de greffe de visage sur une personne que l’on croyait disparue. C’est pour cette raison que dans les deux films la patiente, vouée à la réclusion secrète, est protégée par un impressionnant masque blanc qui gomme les traits du visage.
Almodovar modernise le mythe de Frankenstein. La trame est similaire : un savant fou défie la nature en affirmant un pouvoir divin de créateur bien qu’il se manifeste différemment selon l’histoire. En effet, le docteur Frankenstein crée l’homme en le ressuscitant (il remodèle un corps tout en réinsufflant un esprit) alors que le docteur Legdard le façonne matériellement (par la greffe) et l’oriente sexuellement (par un changement d’organe sexuel). Dans La Piel que habito, fini l’imaginaire du XIXème siècle : plus de nuit d’orage, ni d’acolyte bossu ou de grosses machines. Le film d’Almodovar frappe par son authenticité dans la description des opérations chirurgicales. Le docteur Ledgard, lui, fait des conférences avec power-point et dispose d’un laboratoire secret très hi-tech.
Enfin, l’enjeu moral de Frankenstein a été actualisé : la question est moins celle de la sanction du péché d’ubris que celle de la bioéthique. En effet, le docteur Ledgard travaille à une manipulation génétique qu’il prend soin de ne pas révéler au corps scientifique qui l’entoure : il a transféré une souche de cochon à une souche humaine afin de créer un être dont la peau serait un revêtement aux possibilités nouvelles.
Revisitant le mythe du Prométhée moderne, La Piel que habito, marqué par un sentiment de confusion d’identité sexuelle, nous fait penser à une autre histoire, celle de Frankenstein créa la Femme (1967) de Terrence Fisher : le baron y transposait la cervelle d’un homme dans le corps d’une femme qui répondait aux appels de vengeance émis par l’esprit masculin. Dans le trouble le plus total, oubliant son désir de vengeance sur Vicente, le docteur Ledgar finit ici par tomber amoureux de Vera (sa « chose »), tel Pygmalion s’attachant à Galatée.
Grâce au charme féminin qu’il a acquis malgré lui, Vicente, la victime, finira par se retourner contre son créateur qui lui a imposé une identité sexuelle qu’il n’a pas voulue. L’actualité rappelle que le genre et l’orientation sexuelle sont des sujets qui ne font pas consensus [1]. La théorie du genre critique en effet l'idée que le genre et l'orientation sexuelle seraient déterminés génétiquement en arguant que le genre social (masculin ou féminin) d'un individu, ainsi que sa sexualité, ne sont pas déterminés exclusivement par son sexe biologique (mâle ou femelle) mais également par un environnement socioculturel et par un choix de vie.
La Piel que habito nous paraît cependant assez ambigu sur ce sujet selon que l’on conçoive un Vicente mal dans son corps de femme (distinction entre la réalité et le choix de l’individu) ou qu’on le voie comme un homme qui n’a jamais voulu changer de sexe (absence de cette distinction par une coïncidence).
La Piel que habito s’avère ainsi une variante malicieuse sur Les Yeux sans Visage de Franju. Almodovar, en développant la thématique sexuelle, s’approprie plus personnellement un genre fantastique qui évacue trop souvent cette question. L’auteur affirme un univers bien à lui avec ses acteurs (il retrouve Antonio Banderas et Elena Anaya) et une esthétique à la fois réaliste et soignée mais également très pop et « nouveau riche ». Son film mélange le vraisemblable et le grotesque (la venue surprise du frère déguisé en léopard), la féérie (la découverte du corps violé de la fille du docteur dans une nature de studio à la Alice aux pays des merveilles) et le feuilleton (le film s’avère riche en rebondissements et en révélations). Il résulte de cet assortiment un spectacle aussi divertissant que déroutant pour le spectateur.
[1] 80 députés de la majorité ont demandé une refonte de certains manuels scolaires qui adhérent à la théorie du genre.