jeudi 15 septembre 2011

Yoidore tenshi / L’Ange Ivre (1948) d’Akira Kurosawa


         L’Ange Ivre est une œuvre fondatrice à plus d’un titre pour Akira Kurosawa: tout d’abord, il s’agit du premier film dont le réalisateur revendique la paternité ; ensuite, il s’agit de son premier film noir, influencé par le cinéma américain mais présentant en même temps des personnages de yakuzas ; enfin, il s’agit de la première collaboration du réalisateur avec Toshiro Mifune, acteur fétiche avec lequel il tournera encore quinze films. Osmose entre noirceur et humanisme, L’Ange Ivre constitue une œuvre d’une grande force émotionnelle servie par une mise en scène superbe.

         Comme bien des films japonais d’après-guerre, L’Ange Ivre met en jeu la question de la démoralisation et la difficile reconstruction du Japon. Kurosawa situe son action dans les taudis de la banlieue de Tokyo sur laquelle règne une mafia puissante. La misère y est symbolisée par un marécage, porteur de maladies, dont on n’imagine pas qu’il puisse un jour disparaître.
         Parmi les pauvres habitants de ce monde pitoyable, un docteur alcoolique (Takashi Shimura) se résout à soigner un malfrat tuberculeux (Toshiro Mifune). Kurosawa dénonce cette tentation du crime comme porte de sortie du malheur: en effet, le gangster n’a pas physiquement quitté le lieu de la déchéance malgré son apparente ascension sociale. Il semble d’autant plus ridicule qu’il prétend avoir la dignité de respecter son code d’honneur mais il n’a pas le courage d’affronter et d’accepter la maladie qui l’accable.
         Kurosawa renforce son accusation en associant le crime à l’occupation du Japon par les troupes de l’oncle Sam, dont l’influence serait maléfique. Ainsi, c’est du jazz à l’américaine que l’on entend dans les boites de nuit, sinistres repaires des mafieux. Quant à Matsunaga, le yakuza, il s’habille à l’occidentale avec des vestes à rayure. Notons aussi que Kurosawa lui-même subit cette influence américaine, d’un point cinématographique, en réemployant la sémantique du film de gangsters.

         Pour compenser la noirceur excessive de L’Ange ivre, Kurosawa développe en contrepoint une vision humaniste du monde. En effet, malgré leurs différends (et leurs différences), le docteur et le gangster vont apprendre à s’apprécier et se lient d’amitié. Et si Matsunaga finira par mourir (sans même avoir commencé son traitement), une jeune fille également atteinte de la tuberculose montrera, dans la dernière scène du film, ses radios positives au docteur, convaincu de sa guérison définitive. Une fois l’emprise du crime écartée, la reconstruction d’un Japon sain et purifié paraît alors possible. Kurosawa, comme il le fera souvent plus tard (dans Rashomon, Chien enragé…), succombe au happy end, à un optimisme forcé pour contrevenir au désespoir de son histoire. On le devine hypocrite, se mentant à lui-même pour ne pas s’enfoncer dans la spirale d’un pessimisme sans appel.


         On décèle ainsi dans L’Ange Ivre beaucoup d’éléments qui feront la puissance de l’œuvre de Kurosawa : un rapport ambigu avec l’Amérique (dont il dénonce l’occupation mais traduit les influences dans son cinéma), un mélange du néoréalisme (une recherche du réalisme, biaisée par la tendresse portée sur les personnages) et d’un certain romantisme (L’Ange Ivre étonne par une scène onirique étrange au ralenti) et enfin, une grande tendance à l’humanisme béat, seul espoir dans un monde cruel.