vendredi 16 septembre 2011

I Deserto rosso / Le Désert rouge (1964) de Michelangelo Antonioni


         Après la trilogie L’Aventura, La Nuit et L’éclipse, Antonioni retrouve son interprète fétiche Monica Vitti. Comme les œuvres précédentes de son auteur, Le Désert rouge est un film déroutant, d’une beauté plastique telle qu’on veut le rapprocher d’un film d’art. Cette force visuelle annihile même l’ennui que pourrait rencontrer le spectateur incapable de comprendre le fil d’une intrigue volontairement inexistante et envoutante.
         Délaissant pour la première fois le noir et blanc, Antonioni, avec son Désert rouge, nous fait penser à Jean-Luc Godard et son Mépris, sorti l’année d’avant, pour l’intelligence de l’utilisation des couleurs. En effet, ce portrait de femme traumatisée par un accident de voiture se traduit par la peinture d’un paysage mental tel que le définit André Bazin dans l’article « Défense de Rossellini », lettre écrite en 1955 et adressée à Aristarco, rédacteur en chef de « Cinema Nuovo ».


         Giuliana, le personnage interprété par Monica Vitti, nous apparaît dès le début comme une femme névrosée. Recroquevillée sur elle-même, frôlant les murs quand elle marche dans la rue, elle n’arrive pas à cacher ses crises d’angoisse qui transparaissent physiquement (ses gestes, son regard, son comportement fuyant) et verbalement (elle ne répond pas aux questions, se focalise sur les mêmes sujets de conversation ou sur des sujets futiles). C’est donc sans surprise que l’on apprend qu’elle a effectué un séjour en clinique suite à une tentative de suicide camouflée en accident de voiture.
         Giuliana vit dans un monde terne et blafard. L’usine de son mari, perturbée par une grève, forme un paysage apocalyptique : déchets, vase, fumée, goudron… Mais l’environnement propre à Giuliana n’est pas mieux : les rues de l’Italie sont desséchées, le ciel toujours blanc et lourd, et même les pommes dans les étalages sont grises ! Le décor constitue donc un véritable contrepoint de l’état d’esprit malade de l’héroïne. On comprend alors pourquoi elle envisage de colorer sa chambre avec des couleurs aussi vives que le jaune ou le bleu.
         On peut penser que Corrado (joué par Richard Harris), un ami de la famille qui tombe amoureux de Giuliana, va faire évoluer le personnage féminin : il n’en sera rien. Certes, il va faire preuve d’attention et de compréhension, partage un même sentiment d’inadaptation (il n’arrive jamais à s’installer et rêve de partir au Sud) et d’aspiration à une autre vie. Mais après avoir couché avec Giuliana, Corrado partira vite, comme s’il avouait sa défaite. Ainsi, rien n’aura changé, le récit suivant une structure en boucle : la fin du film ressemble au début (Giuliana et son fils se promènent près de la raffinerie de pétrole) et il n’y aura pas eu d’évolution entre la situation initiale et la situation finale, tant pour les personnages que pour la nature qui les entoure. Antonioni affirme donc avec Le Désert rouge une réelle rupture avec les conventions de la narration au cinéma.
         La couleur joue un rôle tellement primordial dans Le désert rouge que son titre original était Bleu, vert. Le titre final fait référence à une parabole racontée par Giuliana à son fils : une jeune fille, vivant de façon autarcique sur un plage au sable rose, serait intriguée par la venue au loin d’un voilier, suivie par un chant étrange féminin. Dans ce monde coloré, le mystère de la présence humaine (de la vie donc) demeure pour toujours. A son enfant que l’on veut coucher, on va raconter une histoire pleine de vie, d’énigme et donc de couleurs. Un autre moment plein de vie (une orgie avortée dans une petite cabane) se déroulera également dans un intérieur au rouge criard.
         Interviewé par Jean-Luc Godard dans les Cahiers du Cinéma de novembre 1964, (n°160), Antonioni a pourtant déclaré : « Il est trop simpliste, comme beaucoup l'ont fait, de dire que j'accuse ce monde industrialisé, inhumain où l'individu est écrasé et conduit à la névrose. Mon intention au contraire, encore que l'on sache souvent très bien d'où l'on part mais nullement où l'on aboutira, était de traduire la beauté de ce monde où même les usines peuvent être très belles. La ligne, les courbes des usines et de leurs cheminées sont peut-être plus belles qu'une ligne d'arbres que l'œil a déjà trop vus. » Cette citation conforte le lien avec le propos de Bazin sur le paysage mental : ce que montre Le Désert rouge est peut-être une réalité filtrée par l’esprit dérangé de Giuliana mais cela reste une vérité.
         En effet, le spectateur, face à cette expérience visuelle unique, devient fasciné, hypnotisé par la beauté de ces images pourtant tristes au premier regard. Car Le Désert rouge véhicule un sentiment d’absurde dont le sommet reste sûrement l’apparition d’un bateau hors de la brume : on ne voit pas le flux du courant car seul le navire, mis au même niveau qu’une route automobiliste, traverse l’écran d’une façon flottante. Une fois de plus la folie mentale se traduit par une image aussi absurde que forte émotionnellement.


         Film moderne et audacieux, Le Désert Rouge confirme encore le talent d’Antonioni. Le réalisateur brille par son utilisation intelligente de l’image tout en poursuivant son étude de la déconstruction du récit. Il continuera dans cette voie avec Blow Up (1966), Zabriskie Point (1970) et Profession Reporter (1975), trois films tournés hors d’Italie et produits par Carlo Ponti.

16.09.11.