L’association de William Wyler avec le producteur Samuel Goldwyn (1936-1946) [1] marque sûrement le premier point culminant de la carrière de ce metteur en scène à l’esprit indépendant. La période Goldwyn est néanmoins interrompue par trois films : Mrs Miniver (1942), tourné pour la MGM ; Jezebel / L’Insoumise (1938) et La Lettre, deux films avec Bette Davis et produits par la Warner Bros. Par ses conflits et son esthétique, La Lettre, caractéristique de la production Warner, annonce fortement le film noir.
La Lettre est centrée sur un personnage féminin proche de celui de la femme fatale. Malgré ses apparences d’épouse modèle, Bette Davis joue une femme manipulatrice : elle a trompé son mari et veut déguiser son crime (le meurtre de son amant) en acte de légitime défense (suite à une soi-disant tentative de viol). Perverse, elle fera les yeux doux à son avocat pour que ce dernier achète une lettre compromettante, faisant basculer un homme de droit intègre dans l’illégalité la plus totale.
La noirceur des personnages constitue ainsi la grande originalité de La Lettre. Le film, proche du futur La Garce (1949, de King Vidor, avec la même Bette Davis), peut être conçu comme une variation criminelle sur Madame Bovary : la solitude d’une femme seule, délaissée par un mari absent mais caractérisé par une grande gentillesse (ici, il s’agit d’Herbert Marshall) la mène à succomber aux tentations de l’infidélité, tentations qui lui seront fatales.
C’est ainsi avec intelligence que Wyler peint le personnage de Davis, personnage mauvais et conscient de l’être. Deuxième adaptation d’une pièce sulfureuse de Somerset Maughan [2], La Lettre a eu des problèmes avec la censure qui a refusé que soit utilisée la fin originale (impunie, la femme quittait son mari après la révélation du véritable crime). Mais tel quel, La Lettre demeure très violent dans sa vision du couple : dans une scène très forte émotionnellement, Bette Davis peine à cacher la répulsion que lui inspire un baiser donné à son mari, après avoir tenté de lui faire croire à une possible réunion [3].
Le film, situé à Singapour, annonce la veine du film noir exotique [4] et joue sur les clichés racistes : l’acolyte de l’avocat, obséquieux et efféminé, incite son associé à succomber à la corruption ; la veuve asiatique de l’amant effraye par son désir de vengeance et par son visage inquiétant, figé comme un masque (c’est elle qui tiendra lieu de deus ex machina).
Dans La Lettre, la noirceur des personnages va se doubler d’une noirceur visuelle. L’esthétique de La Lettre est un aboutissement du style contrasté de la Warner et illustre la transition vers le film noir à venir (stores vénitiens, ambiance nocturne…). La photographie de Tony Gaudio excelle dans les éclairages clair/obscur alors que la musique de Max Steiner privilégie les envolées lyriques. La mise en scène de Wyler est également admirable : aux mouvements de caméra soulignant l’action et présentant les décors succèdent des plans composés avec science.
Porté par une interprétation irréprochable et une mise en scène soignée, La Lettre prouve une fois de plus que le cinéma classique savait allier les conventions avec la subtilité et la noirceur. Après La Lettre, Wyler allait retrouver Bette Davis pour The little Foxes / La Vipère (1941) avant de se lancer dans le cinéma de propagande (Mrs Miniver, The Memphis Belle) ou dans l’effort de guerre (selon le point de vue).
21.10.11.
[1] Elle débute en 1936 avec These Three / Ils étaient trois (première version de La Rumeur) et se conclut par le succès des Meilleures années de notre Vie (1946).
[2] William Somerset Maughan (1874-1965) est un écrivain et dramaturge britannique. Avec ses romans tels que Of Human Bondage (1915), The Painted Veil (1925) ou The Razor’s Edge (1944), il est l’un des plus célèbres auteurs anglophones du début du siècle. La Lettre, une de ses pièces de théâtre datant de 1927, avait déjà été adapté en 1929 par Jean De Limur (Herbert Marshall, déjà présent, y jouait le rôle de l’amant tué). La Lettre sera également refait de façon non officielle par la Warner avec The Unfaithful/L’infidèle (1947) de Vincent Sherman, avec Ann Sheridan dans le rôle de Bette Davis.
[3] La Lettre annonce ainsi une série de drames conjugaux aux confluents du film noir. Cette série comprend notamment La Proie du Mort (1941) de Woody S. Wan Dyke II, Péché mortel (1945) de John Stahl, Le Médaillon (1946) de John Brahm, Lame de Fond (1946) de Vincente Minnelli ainsi que certains des premiers films américains d’Hitchcock comme Rebecca (1940) et Soupçons (1941).
[4] Cette série comprend notamment Singapour (1947) de John Brahm ; La Dame de Shanghai (1947) d’Orson Welles ; Calcutta (1947) de John Farrow ; Et Tournent les Chevaux de bois (1947) de Robert Montgomery; L’Ile au complot (1949) de Norman Leonard.
[2] William Somerset Maughan (1874-1965) est un écrivain et dramaturge britannique. Avec ses romans tels que Of Human Bondage (1915), The Painted Veil (1925) ou The Razor’s Edge (1944), il est l’un des plus célèbres auteurs anglophones du début du siècle. La Lettre, une de ses pièces de théâtre datant de 1927, avait déjà été adapté en 1929 par Jean De Limur (Herbert Marshall, déjà présent, y jouait le rôle de l’amant tué). La Lettre sera également refait de façon non officielle par la Warner avec The Unfaithful/L’infidèle (1947) de Vincent Sherman, avec Ann Sheridan dans le rôle de Bette Davis.
[3] La Lettre annonce ainsi une série de drames conjugaux aux confluents du film noir. Cette série comprend notamment La Proie du Mort (1941) de Woody S. Wan Dyke II, Péché mortel (1945) de John Stahl, Le Médaillon (1946) de John Brahm, Lame de Fond (1946) de Vincente Minnelli ainsi que certains des premiers films américains d’Hitchcock comme Rebecca (1940) et Soupçons (1941).
[4] Cette série comprend notamment Singapour (1947) de John Brahm ; La Dame de Shanghai (1947) d’Orson Welles ; Calcutta (1947) de John Farrow ; Et Tournent les Chevaux de bois (1947) de Robert Montgomery; L’Ile au complot (1949) de Norman Leonard.