samedi 17 mai 2008

Un Dimanche à la Campagne (1984) de Bertrand Tavernier



        Après deux courts-métrages, le très cinéphile Bertrand Tavernier commence en 1973 à mettre sur pied son premier long métrage. Pour l'écriture du scénario de L’Horloger de Saint-Paul, il tient à collaborer avec Jean Aurenche et Pierre Bost, fameux scénaristes de la Qualité française, dont il apprécie l’agressivité et la modernité. Ensuite, il réalise en 1976 Le Juge et l’Assassin, d’après une idée de Pierre Bost, mort entre temps en 1975. En 1984, avec Un Dimanche à la Campagne, Tavernier rend un dernier hommage au célèbre journaliste et écrivain en adaptant Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, un de ses romans, publié en 1945. Si Tavernier reste fidèle au roman, il ne livre pas pour autant une œuvre froide mais signe un film personnel, plein de sensibilité.

        Le « dimanche à la campagne » du titre, c’est le rituel que connait, chaque week-end, un vieux peintre (Louis Ducreux[1]) au crépuscule de sa vie qui accueille ses enfants dans sa maison de campagne. On assiste à des repas et des discussions en famille. Mais, même si l’on sait qu’il se déroule exactement en 1912, ce « dimanche à la Campagne » pourrait se passer à n’importe quelle époque.
        Comme disait justement le critique Jean-Luc Douin : « Ce dimanche-là, c'est curieux, je m'en souviens tout d'un coup. (...) J'ai l'impression trompeuse de ne retenir de ces bouffées d'enfance que ce qui revient au plaisir et au regret. Comme une suprême récompense, tardive, une nostalgique déchirure due aux remords d'avoir gâché des occasions de mordre plus violemment à la vie. (...) Ce dimanche-là, c'est le miracle de ce film, Bertrand Tavernier s'en souvient lui aussi. Dans un autre jardin, une autre famille, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. (...) »
        Baignant dans une atmosphère floue et impressionniste rappelant les toiles de Monet ou de Renoir, le film nostalgique de Tavernier réveille, à la façon d’un Marcel Proust, des sentiments enfouis dans la mémoire de chacun : un été qui laisse place à l’automne, préfigurant la fin des vacances ; une sieste sur un divan derrière des persiennes closes ; un verre d’eau fraîche ; une odeur enivrante de bois et de feuilles ; le poulet du déjeuner du dimanche ; une partie de jeu de la grenouille…


        Un Dimanche à la Campagne aborde la thématique du temps qui passe et de l’incompréhension entre les êtres pourtant proches. Avec la présence des enfants, Tavernier illustre le cycle des générations et de la vie. Le sérieux d’un fils bien aimant (Michel Aumont), bien comme il faut, contraste fortement avec la modernité de sa fille (la pétillante Sabine Azéma), anticonformiste et célibataire, mais pleine de vie et d’amours. Menant une grande vie à Paris, elle accumule les aventures et les folies, fait des tournées en voiture. Heureuse en apparence, elle n’est pas sans faille. Peut-être est-elle victime de sa propre liberté comme l’indique son père qui lui demande : « quand cesseras-tu d’en demander autant à la vie ? ».
        Malgré une certaine complicité avec elle, son père peine à la comprendre. N’ayant jamais modifié son style de peinture, il décidera d’en changer finalement sur les conseils de sa fille. A la triste fin du film, le vieil homme solitaire, sachant quand même sa mort venir, décide de laisser inachevé un tableau (que tout le monde n’appréciait que pour lui faire plaisir) et d’entreprendre une nouvelle toile. Avec cette fin mystérieuse, le spectateur se demande si c’est le contact avec sa fille pleine de vie ou si c’est la mort qui l’inspire.
        Tavernier livre une réflexion sur la temporalité de l’art. Pour le vieux peintre, la peinture permet, contrairement à la photographie (qui "est trop facile"), de rester dans son temps, c’est-à-dire celui d’hier comme celui d’aujourd’hui. De la même façon, avec le cinéma, Tavernier parvient à ressusciter des sensations passées de notre enfance.


        Récompensé par de nombreux Césars (meilleure actrice, meilleure photographie, meilleure adaptation) et un prix à Cannes (meilleur réalisateur), Un Dimanche à la Campagne a été très bien accueilli par les critiques lors de sa sortie. Il est sûr que ce film d’auteur, universel bien qu’intimiste, est tout simplement magnifique. La nostalgie qui régnait dans le film gagne même a posteriori le spectateur qui s’en souvient. Comme un merveilleux livre d’images, Un Dimanche à la Campagne se laisse revoir indéfiniment.

17.05.08.




[1] Louis Ducreux (1911-1992) est avant tout un acteur théâtral. Un Dimanche à la Campagne est son unique grand rôle au cinéma. Il joue aussi dans Daddy Nostalgie (1990) de Bertrand Tavernier.

dimanche 11 mai 2008

The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford / L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (2007) d’Andrew Dominik


         Après Chopper (2000), le portrait d’un criminel australien multirécidiviste, célèbre pour avoir écrit son autobiographie en prison, le Néo-zélandais Andrew Dominik s’est attaqué à un autre bandit, cette fois-ci plus connu, Jesse James, « le brigand bien-aimé ». Inutile de dire que s’emparer aujourd’hui du mythe de Jesse James, adapté déjà de multiples fois à l’écran, revient tout simplement à s’emparer de toute la mythologie westernienne. En effet, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, comme le prouve son titre volontairement long, est incontestablement un film ambitieux. Divers et complexe, le film de Dominik est particulièrement difficile à cerner.


         Contrairement à ce que disent certains critiques, déconcertés par le manque de scènes d’actions ainsi que par le ton et la lenteur si particuliers au film, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford est bel et bien un western. Il ne l’est pas uniquement par son cadre mais aussi et surtout par son propos rétrospectif, propre au western crépusculaire : comment le mythe se crée dans l’Ouest qui disparait au profit de la modernité.
         Le film de Dominik est un western démystificateur puisqu’il dresse un portrait d’un Jesse James maniaco-dépressif, lunatique, paranoïaque (il élimine ses anciens complices) et malade (une phalange en moins, une inflammation de la paupière, des problèmes respiratoires). En rappelant la véritable identité de James, assassin de l’armée sudiste lors de la guerre de sécession, Dominik veut rejoindre la réalité historique. Dans cette optique, il ponctue son film d’indications temporelles et soulève quelques faits méconnus de l’histoire.



         Cependant, préoccupé par la nature du mythe qui subsiste de nos jours, Dominik tente de l’expliquer en montrant un personnage tout de même charismatique, impressionnant et fantomatique. Comme l’indique le titre du film, son intérêt ne réside pas dans le suspens de la mort de James, mais au contraire dans son attente. Dominik livre une nouvelle version du meurtre : James, las de tant de violences et sachant venir sa fin ainsi que celle de l’Ouest, décide à l’heure du journalisme et de la photographie de se préparer une disparition médiatisée afin de lui permettre d’entrer à tout jamais dans l’Histoire. Pour son suicide, James choisit Robert Ford, une nouvelle recrue de sa bande. Le jeune homme candide de vingt ans admire depuis longtemps James. Il découvre ses exploits exagérés, voire inventés dans d’enfantins petits serials illustrés. Manipulé par James, Ford assassine finalement de dos ce dernier, alors qu’il époussète un tableau accroché au mur dans sa maison de Saint-Joseph, dans le Missouri.

         Le film de Dominik est en fait un western psychologique, centré sur les rapports entre Jesse James et Robert Ford. Les motivations de Robert Ford ne manquent pas et sont toutes abordées : déception par son idole, envie d’être lié pour toujours à l’histoire de son maître, recherche de récompense et de célébrité, peur de James comme de la police. Mais la réponse se trouve sûrement dans la relation attraction-répulsion entre les deux hommes, l’un et l’autre plein de paradoxes. Comme James, à la fois calme et brutal, on se demande si Robert Ford est un demeuré ou un « illuminé ». En fait, ce double, gauche, tantôt pathétique, tantôt agaçant, ne peut supporter la supériorité morale de son icône.

         Dans le long épilogue qui suit la mort de James, Robert Ford ne cesse de justifier son acte en déclarant qu’il était inévitable et nécessaire. Cependant, rejouant son propre rôle au théâtre, à l’heure de l’avènement de la société de spectacle, Ford peine à assumer son geste passé. En montrant un homme pris de remord d’avoir bâti toute sa vie sur un meurtre, Dominik fait référence à L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford. Mais Robert Ford, lui, a vraiment tué et c’est un vrai lâche, le vrai « coward » que tout le monde dénonce. Robert Ford est tellement minable que, note d’ironie de la part du réalisateur, il n’aura même pas le droit à la représentation de sa mort (le film se termine sur l’image du tueur de Robert Ford pointant son fusil sur la caméra). A l’inverse, les tueurs procédaient à un véritable rite sacrificiel pour le meurtre de James et le temps était volontairement dilaté.

         La fuite du temps demeure en effet l’une des grandes thématiques du film. Avec son récit entrecoupé de scènes tournées en ralentis, en sépia et accompagnées d’une voie narrative, le film baigne dans un certain parfum de passé. Si la scène où l’on suit, par un élégant traveling, la femme de James sortir, jupe au vent, de la pénombre de sa maison pour accueillir son mari sur son perron, peut faire penser à La Prisonnière du Désert (1956) de John Ford, le film de Dominik, poétique, long (il dure 2h40) et lent, se rapporte plus à l’œuvre contemplative de Terrence Malick. On y retrouve par exemple la même image splendide de l’homme perdu dans un champ de blés aux épis caressés par le vent.
         Malick, selon le magazine Première, aurait d’ailleurs assisté à des projections de montages non définitifs du film. De plus, dans la distribution, on remarque la présence de Sam Shepard, le fermier des Moissons du Ciel (1978), dans le rôle de Franck James, le frère aîné de Jesse. De même, les remerciements destinés à Malick dans les génériques de Will Hunting (1997) de Gus Van Sant et de Gone Baby Gone (2007) de Ben Affleck témoignent du fait que le réalisateur doit bien connaître Casey Affleck, l’acteur qui joue Robert Ford. Quant à Brad Pitt qui incarne Jesse James, il va jouer dans Tree of Life, le prochain film de Malick.

         Brad Pitt, dans le rôle de la star agacée par son statut mais sachant aussi en tirer profit, joue évidemment son propre rôle. Excellent en Jesse James humain, terrifiant comme sympathique lorsqu’il joue avec ses enfants, Brad Pitt a bien mérité le prix d’interprétation masculine de la 64ème Mostra de Venise. Avec sa très bonne performance, Casey Affleck parvient aussi à partager la vedette et se forge enfin un prénom.
         Andrew Dominik a donc visé haut en faisant appel à des stars bien cotées. S’appuyant pour la production sur les frères Scott, David Valdes[1] et Brad Pitt lui-même, Dominik, qui a signé seul le scénario en adaptant le roman de Ron Hansen, est tellement pris par son sujet, qu’il s’est battu pendant deux ans sur la table de montage avec les distributeurs de la Warner. Notons enfin que la musique de Nick Cave et de Warren Ellis ainsi que la photographie de Roy Deakins, directeur de la photographie des films des frères Coen, sont particulièrement réussies. Il faut bien avouer que visuellement et esthétiquement, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, tourné au Canada, est l’un des westerns les plus beaux de toute l’histoire du cinéma.


         Plus à la façon d’un Clint Eastwood avec Impitoyable (1992) que d’un Kevin Costner avec Open Range (2003), Andrew Dominik ne ressuscite le western avec L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford que pour mieux l’enterrer. Cependant, cette ambitieuse volonté de conclure est tout à fait louable. Mélancolique et magnifique, le film de Dominik reste avant tout un excellent film qui se voit et se vit. L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, surement l’un des meilleurs films de l’année 2007 avec There will be blood de Paul Thomas Anderson, donne à croire véritablement au cinéma indépendant américain.
         Quant à Andrew Dominik, malgré le cuisant échec commercial de son film, on espère qu’il va continuer dans cette merveilleuse voie.

11.05.08.




[1] David Valdes est le producteur de plusieurs films avec et de Clint Eastwood : Pale Rider, le cavalier solitaire (1986), Bird (1988), La Dernière cible (1988) et Pink Cadillac (1989) de Buddy Van Horn, Chasseur blanc, cœur noir (1990), La Relève (1990), Impitoyable (1992), Dans la Ligne de Mire (1993) de Wolfgang Petersen et Un Monde Parfait (1993). C’est aussi le producteur de Jardins de Pierre (1987) de Francis Ford Coppola, La Ligne verte (1999) de Frank Darabont et Open Range (2003) de Kevin Costner. Il doit donc être intéressé par le maintien par perfusion du western de nos jours.

samedi 3 mai 2008

Simón del Desierto / Simon du Désert (1965) de Luis Buñuel


        Dernier film mexicain de Luis Buñuel, Simon du Désert est l’un des films les plus méconnus du fameux réalisateur espagnol. Il est vrai que ce moyen-métrage de 45 minutes est assez rare. Pourtant, cette étrange farce surréaliste qui inspirera surement les Monthy Python pour La Vie de Brian (1979) de Terry Jones mérite largement le détour.


        Pour Simon du Désert, Buñuel suit les pas de son confrère Salvador Dalí qui illustrait en 1946 La Tentation de Saint Antoine, le poème en prose de Gustave Flaubert. Buñuel s’attaque ainsi à la vie de Saint Siméon le Stylite, un ascète syrien du Vème siècle après Jésus-Christ, ayant vécu pendant quarante ans en haut d’une colonne pour se rapprocher de Dieu. Aspirant à une élévation spirituelle, il priait Dieu toute la journée, refusait les embarras terrestres et se nourrissait grâce à des paniers hissés avec des cordes par des pèlerins.

La Tentation de Saint Antoine (1946) de Salvador Dalí.



        Buñuel, que l’on sait clairement anticlérical, en profite pour dénoncer le comportement de la communauté religieuse qui vient rendre visite à l’ermite : alors que les prêtres veulent écarter de la population le saint fidèle, les croyants, eux, vouent un culte fasciné à Simon. Quant aux rites religieux, ils sont ridiculisés lorsque Simon réalise qu’il a oublié comment se termine exactement un psaume ou encore lorsqu’il déclare : « qu’il est amusant de bénir les mouches ! ».
        Cependant, Buñuel, que l’on sait aussi athée, ne décrédibilise pas toute la foi catholique. En effet, sans affirmer pour autant l’existence de Dieu, Buñuel atteste la présence de miracles comme celle du Diable lui-même. Buñuel prend surtout un malin plaisir à tourner en dérision les efforts de Simon, pourtant sincère dans sa dévotion. Buñuel dénonce l’absurdité de l’action de l’ascète qui a parfois recours à l’autopunition en décidant de se tenir debout sur un seul pied.
        Buñuel se focalise principalement sur les différentes apparitions d’un diable féminisé et qui prend tour à tour les aspects d’une femme perverse, d’une jeune fille en marinière qui joue avec un cerceau, d’un Jésus berger ou d’une vamp se déplaçant dans le désert sur un cercueil. Buñuel semble vouloir accumuler les apparitions plus folles les unes que les autres.


        La dernière est sans aucun doute la plus réussie et la plus déroutante : à la fin du film, le diable entraîne Simon à bord d’un avion en direction de New York. On retrouve ensuite Simon, buvant du coca-cola et fumant la pipe dans une boîte de nuit branchée. Le rock’n’ roll a remplacé les chants pieux du début. Simon veut partir mais le diable l’avertit : « Il n’y a rien d’autre, tu dois rester ici. » Simon endure un cruel enfer : celui de la vie humaine qu’il avait oubliée du haut de sa colonne. Buñuel et son scénariste Julio Alejandro[1], multiplient donc les anachronismes, mélangeant volontairement l’espace et le temps comme plus tard dans La Voie lactée (1969).

        Mais cette fin n’est pas si surprenante que cela. En effet, elle a été rajoutée en quatrième vitesse lorsque Buñuel réalisa qu’il ne pouvait finir le film, suite à des problèmes de production. Ce film à petit budget était produit par Gustavo Alatriste, le mari de Silvia Pinal qui joue le diable dans Simon du Désert. Intéressé par le cinéma de Buñuel, il avait déjà produit Virdiana (1961) et L’Ange exterminateur (1962), dans lesquels jouait aussi sa femme. Alatriste allait par la suite devenir lui-même réalisateur.
        Le rôle de Simon est tenu par Claudio Brook qui avait déjà joué dans deux autres films de Buñuel : La Jeune fille (1960) et L’Ange exterminateur (1962). Il jouera aussi dans La Voie lactée (1969). Il continuera sa carrière en faisant de nombreux seconds rôles en Europe ou aux Etats-Unis. On le connaît surtout grâce à son rôle de Peter Cunningham dans La Grande vadrouille (1966) de Gérard Oury. Il sera le dernier Coplan dans Coplan sauve sa peau (1968) d'Yves Boisset et, ironiquement, il interprétera le Christ à deux reprises dans des films mexicains de Miguel Zacarías.


        Simon du Désert, parodie biblique macabre, est un film particulièrement drôle et original. Malgré son tournage particulier puisque raccourci, il remportera même le prix spécial du jury au festival de Venise en 1965. L’année suivante, en 1966, Buñuel allait retourner en France et trouver la consécration en réalisant Belle de Jour avec Catherine Deneuve.

03.05.08.





[1] Julio Alejandro (1906-1995) est un scénariste espagnol. Il a collaboré à cinq reprises avec Buñuel, signant les scénarii des Hauts de Hurlevent (1954), de Nazarin (1959), de Virdiana (1961), de Simon du Désert (1965) et de Tristana (1970).

jeudi 1 mai 2008

Courts-métrages et documentaires de Martin Scorsese


What's a Nice Girl Like You Doing in a Place Like This ? (1963)
It's Not Just You, Murray ! (1964)
The Big Shave (1967)
Italianamerican (1974)
American Boy: A Profile of Steven Prince (1978)


        En 1963, Martin Scorsese devient étudiant en cinéma à la New York University. Il se lance alors dans deux courts-métrages en noir et blanc et en 15 millimètres. Ensuite, en 1967, alors qu’il tente de finir son premier long-métrage Who’s that Knocking at my door ?, Scorsese réalise un nouveau court-métrage The Big Shave qui ne passera pas inaperçu.


What's a Nice Girl Like You Doing in a Place Like This ? (1963)

        Il s’agit d’un exphrasis : un homme est tellement fasciné par une photographie représentant un homme dans une barque, qu’il finit par y entrer et s’y noyer. Scorsese s’inspire du « nouvel humour américain », celui des émissions de télévision et de Mel Brooks. Le sujet est léger et son traitement décontracté : Scorsese utilise l’animation d’images et la voix off, suit une structure libre en interrompant son récit avec l’intervention d’un psychiatre. Si les fêtes qu’organise le jeune Harry font penser aux films contemporains de John Cassavetes, les nombreux travellings dans le noir sont tout droit sortis de chez Alain Resnais. C’est en effet l’époque où Scorsese découvre les films de la Nouvelle Vague et l’œuvre de Fellini.
        Sans être extraordinaire, What's a Nice Girl Like You Doing in a Place Like This ? est un petit film très inventif, plaisant et amusant, mais dans lequel on ne reconnait pas encore la touche de notre italo-américain préféré.


It's Not Just You, Murray ! (1964)


        Cette biographie comique et rapide (de 15 minutes) en voix off de deux gangsters de 1922 à 1965 préfigure bien des films à venir de Scorsese, notamment les débuts des Affranchis (1990) et Casino (1996). C’est, comme le dit lui-même Scorsese, « un film d’amis et aussi une sorte d’introduction, d’ébauche de Mean Streets ». Pour ces deux copains sympathiques, rigolards et pathétiques, Scorsese s’inspire de la vie de ses oncles. On retrouve déjà le folklore italien (la mère de Scorsese joue le rôle de la mère dévouée du personnage principal, toujours prête à lui préparer un plat de pâtes), le goût pour les gangsters et la prohibition. Une nouvelle fois, Scorsese fait référence à Fellini, la dernière scène de son film, la grande danse qui réunit les protagonistes autour d’une voiture, se rapportant de façon évidente à Huit et Demi (1963).
        It's Not Just You, Murray ! est donc bien le premier véritable film de Scorsese qui est alors encore en train de se chercher.



The Big Shave / Le Grand Rasage (1967)


        C’est ce court-métrage en couleurs qui va vraiment lancer la carrière de Scorsese. Il est vrai que la vision de cet homme qui se rase jusqu’à se couper indéfiniment et sans la moindre réaction est particulièrement impressionnante. Gagnant le prix de l’Age d’or au Festival du film expérimental de Knokke-le-Zoute, le film de Scorsese fait en effet tout de suite penser au surréaliste Chien andalou (1929) de Luis Buñuel. Depuis Psychose (1960) d’Hitchcock, Scorsese a compris que la salle de bain n’est pas toujours le lieu où l’on se lave, le lieu qu’aurait imagé et stylisé le cinéma classique.
        Scorsese a tourné The Big Shave dans une période sombre de sa vie: « J’étais fauché; mon premier long métrage ne trouvait pas de distributeur, je campais dans des appartements vides et sinistres… et j’ai toujours eu du mal à me raser ! »[1] déclarait-il.

        On peut cependant voir autre chose dans le film de Scorsese. Le titre de tournage étant Viet’67, Scorsese a voulu dénoncer une guerre absurde : en combattant au Vietnam, l’Amérique se coupe elle-même la gorge et court à sa perte. « Je voulais même terminer sur des stock-shots du Vietnam, mais ils étaient inutiles. En fait, The Big Shave était un fantasme, une vision de la mort strictement personnelle ».
        Il est sûr que The Big Shave est avant tout un film dans lequel on retrouve toutes les thématiques et les phobies de Scorsese : l’autodestruction, l’omniprésence insupportable du sang face au blanc immaculé de la salle de bain aseptisée, la passion incontrôlable face à la virginité, la pureté.
        Jean-Baptiste Thoret dans son essai Le Cinéma américain des années 70 voit surtout dans The Big Shave l’annonce d’une nouvelle ère dans le cinéma américain, le Nouvel Hollywood qui va bouleverser les règles du cinéma classique. Le prologue de son livre s’intitule d’ailleurs « The Big Shave ou comment le Nouvel Hollywood a commencé à raser l’Ancien ». Jean-Baptiste Thoret ajoute aussi : « Comme les images de la guerre [du Vietnam] faisant chaque soir irruption dans les foyers américains, la violence de The Big Shave surgit au cœur d’un espace familier. Enfin, le film de Scorsese confond la victime et le bourreau. Autrement dit, l’Autre, celui qui commet le Mal et le répand, possède le visage du Même. Pour un pays qui a toujours construit sa mythologie et son identité en regard d’un Autre qu’il s’agissait de ne pas être, voici venu le temps du mal intérieur. (…) Lorsqu’il pénètre dans sa salle de bain, Peter Bernuth semble encore endormi. Après un long sommeil au pays des rêves lisses, il était sans doute temps pour lui, et pour le cinéma hollywoodien, de se réveiller. »
        Plus encore que It's Not Just You, Murray !, The Big Shave est un tournant dans l’œuvre de Scorsese. En effet, ce dernier vient déjà de trouver ses thématiques qu’il développera tout au long de sa carrière mais aussi d’acquérir une forte puissance esthétique avec la découverte de la violence graphique.



        Après Street Scenes (1970), Italianamerican (1974) est le premier documentaire de Martin Scorsese. Suivront ensuite American Boy: A Profile of: Steven Prince (1978), Made in Milan (1990), Voyage de Martin Scorsese à travers le cinéma américain (1995), Un Voyage avec martin Scorsese à travers le cinéma le cinéma italien (1999), Du Mali au Mississippi (2003), Lady by the Sea: The Statue of Liberty (2004, film télé), No Direction Home: Bob Dylan (2005).


Italianamerican (1974)

        A l’origine, Scorsese doit tourner un épisode d’une série collective de films sur l’immigration à l’occasion du bicentenaire des Etats-Unis. Pour ce faire, il décide d’interviewer pendant deux week-ends ses parents dans leur modeste appartement d’Elizabeth Street: Luciano 'Charlie' et Catherine 'Kelly' Scorsese. Même si le sujet demeure l’immigration italienne et le développement de 'Little Italy', on apprend surtout beaucoup sur Scorsese et ses parents : on se bat pour savoir comment on faisait le vin, on critique l’invasion de Litlle Italy par les Asiatiques… Au générique de fin, Scorsese donne même la recette de la sauce familiale…



American Boy: A Profile of Steven Prince (1978)


        Scorsese signe ici un portrait de Steven Prince, ancien manager du chanteur Neil Diamond. Steven Prince est un ami de Scorsese et a joué des petits rôles dans ses films parmi lesquels le vendeur d’armes dans Taxi Driver (1978). Scorsese a expliqué lui-même le concept simple de son film: « Un homme s’assied, vous raconte son histoire, et peu à peu on voit émerger une époque, un mode de vie, une manière de survivre. Je voulais que chacun puisse partager le plaisir de passer la soirée avec Steven. A chacun de décider s’il a passé cette soirée avec un drogué, un criminel ou un frère »[2].
        Steven Prince possède d'authentiques qualités de narrateur et en profite pour faire part de certaines anecdotes et expériences personnelles : la cuisine sans goût de sa mère, sa rencontre avec un gorille, comment il s’est fait passer pour homosexuel pour éviter l’armée. Le film commence par une scène de bagarre entre copains puis par des blagues plus ou moins réussies, mais ensuite il atteint une certaine gravité lorsque Prince raconte comment il a sombré dans la drogue, comment il a du tuer un homme par légitime défense, comment il réagit face à son père mourant.


        Superbement présenté et restauré, le dvd de Wilde Side sur les courts-métrages et documentaires de Martin Scorsese permet un approfondissement de la carrière de Scorsese. En effet, si le réalisateur de long-métrages est peut-être plus brillant que celui de courts-métrages, le documentariste, lui, ne doit pas être négligé.

01.05.08.




[1] In « Entretien avec Martin Scorsese » par /Michel Ciment et Michael Henry, Positif, numéro 170, juin 1975.
[2] In « Une Soirée romaine avec Martin Scorsese », Positif, numéro 229, avril 1980.

dimanche 13 avril 2008

Gattaca / Bienvenue à Gattaca (1997) d’Andrew Niccol


        Andrew Niccol fait partie de ces nombreux réalisateurs australiens et néo-zélandais qui ont quitté leur pays d’origine (cf. dossier ci-joint). En effet, il part rapidement pour l’Angleterre où il va tourner plusieurs spots publicitaires. Ensuite, il traverse l’Atlantique pour aller s’installer à Hollywood où il réalise Bienvenue à Gattaca, un film de science-fiction qui ne passe pas inaperçu à sa sortie.
        Avec son premier film, Andrew Niccol signe un coup de maître ambitieux, applaudi unanimement par les critiques. Certains voient en Andrew Niccol, réalisateur/ scénariste de ses propres films, un nouvel Orson Welles. Tous acclament donc une œuvre originale, à la fois classique et moderne, mais surtout peu conventionnelle. Pourtant, malgré les nombreuses qualités du film et la pertinence de son propos, le spectateur éduqué se doit de remettre ce film à sa véritable place.


        Tout d’abord, Bienvenue à Gattaca est un film de science-fiction dans le sens où il émet des hypothèses sur notre monde à venir en prenant en compte de probables avancées scientifiques.
        C’est aussi un film d’anticipation dans la grande tradition des romans tels que Le Meilleur des Mondes (1932) d’Aldous Huxley, 1984 (1948) de George Orwell ou encore Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury ainsi que des films qui en découlent[1]. Il anticipe en effet une société nouvelle ou plutôt différente, mais, par opposition à l’utopie, il prévoit un avenir sombre voire effrayant. Il s’agit d’une dystopie, c’est-à-dire d’un récit de fiction où les auteurs présentent un monde qui a empiré.

        Dans Bienvenue à Gattaca, comme dans de nombreuses œuvres du même genre, c’est la science qui est responsable des conséquences désastreuses sur ce monde « not too far » comme on l’indique au spectateur au début du film. Ainsi, la génétique, comme dans Le Meilleur des Mondes d’Huxley, règle les nouvelles valeurs et normes de la société : elle institue une discrimination entre « valides » et « invalides ».

        Les « valides » sont des individus aux gènes irréprochables, c’est-à-dire pourvu de gènes qui déterminent de bonnes capacités physiques, une parfaite physiologie et une santé excellente. Ceux-ci ne peuvent être créés que par fécondation « in vitro ». Cette volonté d’améliorer l’espèce humaine se rapporte de façon évidente à l’eugénisme.
        En revanche, les « invalides » sont le fruit de procréations humaines. Ceux-là héritent des imperfections liées aux gènes défectibles. De cette différence (par ce qu’il s’agit bien de cela), une discrimination s’est instaurée, principalement dans le monde du travail qui détermine toute la condition sociale de l’homme dans cette société futuriste.


        La science est donc ici responsable du malheur des individus de cette société divisée en deux. Cependant, Niccol ne veut pas faire une critique totale de la génétique comme il l’indiquait dans une interview : « Je ne voudrais pas que l'on voie ce film en pensant qu' il affirme que la génétique va nous entraîner en enfer, car il y a eu et il y aura des quantités d'application positives de cette science, particulièrement en matière de médecine. Le problème est avant tout une question d'éthique. Comment situe-t-on la ligne qui sépare l'éradication d'une maladie de l'amélioration de l'être humain ? Jusqu'où peut-on aller ? Doit-on considérer la myopie ou la calvitie précoce comme une maladie ? Où faut-il s'arrêter ? ».
        Niccol, qui s’est documenté sur les pratiques discriminatoires appliquées dans certaines grandes sociétés et compagnies d’assurances, s’intéresse donc aux déviances de la médecine et de la science et surtout à leurs conséquences.

        En effet, les rapports entre individu et société ont eux aussi été modifiés. L’individu est avant tout soumis aux règles de la collectivité. La population étant étroitement surveillée et encadrée, aucune rébellion n’est possible. Le contrôle des esprits et l’effacement de l’individu face à la collectivité sont des éléments fondamentaux de cette société totalitaire. La police est omniprésente et les inspecteurs ont d’ailleurs quelques airs d’officiers de la Gestapo. Si l’on poursuit la comparaison avec les régimes totalitaires, on peut aussi assimiler l’eugénisme avec la volonté des nazis de créer un monde peuplé entièrement d’aryens.

        Dans la société de Bienvenue à Gattaca, on constate un effrayant phénomène de robotisation de l’humain, formaté par la société. Dans la base de Gattaca, un complexe complètement aseptisé, tous les employés sont parfaitement identiques, c’est-à-dire en costume cravate et sans distinction aucune par rapport aux autres.

        C’est donc dans ce monde déshumanisé que Vincent, un « invalide » ambitieux, va essayer de transgresser les règles. Le film suit une construction narrative non linéaire et c’est Vincent lui-même qui nous conte son histoire.
        Voulant à tout prix devenir astronaute, le jeune binoclard aux problèmes cardiaques va conclure un accord avec Eugène (en référence à l’eugénisme) pour utiliser l’identité de ce « valide » déchu à cause d’un accident de voiture. Pour tromper les autorités de la base de lancement spatiale du nom de Gattaca (G, T, A, et C sont les lettres qui codent les nucléotides, éléments de base de l’ADN), Eugène lui transmet son sang, son urine, ses empreintes digitales, ses cheveux, ses cils, ses ongles (c’est sur ces plans intrigants que s’ouvre le film)…
        Renonçant à sa personnalité et à sa différence, Vincent devient ainsi un « valide » de plus. Cependant, malgré toute sa bonne volonté, il commettra une lourde erreur en perdant un cheveu par inadvertance. De plus, la mort mystérieuse d’un employé de la base ne va pas arranger sa situation délicate.

        Cependant, même si Niccol flirte un peu avec le thriller, il signe avant tout un film de science-fiction dont le style visuel se rapporte beaucoup à celui des films des années 50, surtout dans l’architecture des bâtiments. Cependant, Bienvenue à Gattaca refuse tous effets spéciaux. En fait, Niccol préfère truffer son film de références cinématographiques et à la science-fiction.
        Faisant un clin d’œil à H. G. Wells (le nom du personnage d’Eugène, Morrow, renvoie à L’Ile du Docteur Moreau, dans lequel Welles décrit d’horribles expériences génétiques) ; il fait surtout référence aux autres films d’anticipation : de nombreuses scènes du film ont été tournées dans les décors de THX 1138 (1971) de George Lucas alors que le couloir illuminé et ovale de la fin de Bienvenue à Gattaca renvoie tout de suite à celui de 2001 : L’Odyssée de l’Espace (1968) de Stanley Kubrick. L’escalier ovale de l’appartement d’Eugène fait quant à lui autant penser à la double hélice de l’ADN qu’à l’escalier d’Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965) de Jean-Luc Godard.


Bienvenue à Gattaca (1997) d'Andrew Niccol




2001: L'Odyssé de l'Espace (1968) de Stanley Kubrick




        Cependant, malgré les nombreuses qualités de Bienvenue à Gattaca, Niccol ne parvient pas à égaler ses modèles. En fait, à la fin du film, Vincent, éternel rebelle, arrive à réaliser son rêve d’enfant en quittant son poste de personnel d’entretien de la base de Gattaca et en devenant enfin un véritable astronaute.

        Alors, certes, Niccol dénonce l’absence de déterminisme dans le code génétique et prône le courage d’un homme prêt à tout pour se débarrasser de ses handicaps. Cependant, il réside quand même un point faible dans le message du film. En effet, il tente de concilier un message réactionnaire (dénoncer une médecine dangereuse et une société possiblement inhumaine) avec un message profondément américain et conventionnel : le « You can get it if you really want it », le rêve américain, celui de la réussite.
De plus, Niccol a ajouté une histoire gnangnan de concurrence entre Vincent et son frère : ceux-ci rivalisent lors de courses à la nage, du genre « le premier qui arrive au rivage est le plus fort ». Bien sûr, Vincent, après de nombreux essais, finira par gagner et sauvera même la vie de son cadet. Selon Niccol, l’individu peut se surpasser s’il s’en donne les moyens. C’est une belle morale mais, dans le film, elle apparait un peu niaise et surtout typiquement hollywoodienne.

        Car Bienvenue à Gattaca est bien un film hollywoodien. C’est un gros budget avec trois jeunes acteurs très en vogue : Ethan Hawke et Uma Thurman (qui se marient à la fin du tournage) ainsi que Jude Law. De plus, Niccol a fait appel pour les seconds rôles à des « vieux lions » : Alan Arkin, Ernest Borgnine ainsi que le dramaturge et scénariste Gore Vidal.
        La musique est signée par l’Anglais Michael Nyman. Cette partition de violon, larmoyante à souhait, est, il faut bien le reconnaitre, tout de même émouvante. Pour la photographie, Niccol s’est entouré du Polonais Slavomir Idziak qui utilise parfois le sépia. Avec ce chromage volontaire, le film baigne dans un parfum de passé, ce qui est tout de même assez original pour un film futuriste…


        Malgré de nombreuses qualités, Bienvenue à Gattaca n’est donc pas le chef d’œuvre que tout le monde a acclamé. En fait, l’originalité du sujet abordé souffre de sa morale conventionnelle qui gâche le propos de ce film à thèse. C’est pour cette raison que Niccol ne parvient pas à égaler des films comme THX 1138 (1971) de George Lucas ou Soleil vert (1973) de Richard Fleisher.
        Après le succès de Bienvenue à Gattaca, Niccol signe S1m0ne (2002), une réflexion sur le statut de « star ». Ensuite, il réalise Lord of War (2005) sur le trafic d’armes. Comme Bienvenue à Gattaca, le film bascule dans le drame, atténuant alors aussi la force de son propos. Entre temps, Andrew Niccol écrit les scénarii de The Truman Show (1998) de Peter Weir et du Terminal (2001) de Steven Spielberg. Actuellement, il est en train de tourner un film sur Dali avec Al Pacino (qui jouait déjà dans S1m0ne) dans le rôle titre.

13.04.08.

[1] 1984, version de 1956 par Michael Anderson et version de 1984 par Michael Radford et Fahrenheit 451 (1966) de François Truffaut.

mardi 26 février 2008

Underworld / Les Nuits de Chicago (1927) de Josef Von Sternberg


         Esquissé par David W. Griffith, Raoul Walsh, Roy Sheldon, Thomas Ince, George Irving ou encore Eric Von Stroheim, le film de gangsters naît vraiment en 1927 avec Les Nuits de Chicago de Josef Von Sternberg. Le film connut un succès phénoménal à sa sortie, le public ayant été attiré par la violence sèche et inédite des brutes épaisses montrées à l’écran. Dans le film de Sternberg, tous les ingrédients principaux du genre sont déjà réunis et ils ne cesseront d’être ensuite repris par d’autres metteurs en scène.


         Les Nuits de Chicago est sûrement le premier film de gangsters moderne mais c’est avant tout un film muet, avec une construction dramatique complexe (un triangle amoureux), une situation mélodramatique voire tragique (un amour impossible), des thématiques simples et universelles (l’amitié, l’honneur).

         D’ailleurs, le personnage principal n’est même pas le gangster : il s’agit d’un avocat déchu qui va être mis sous la protection d’un gangster du nom de Bull Weed avant de devenir le cerveau de la bande. La petite amie du truand en tombe amoureuse. Lorsque Weed est emprisonné et que la tentative d’évasion programmée par l’avocat échoue, il se sent trahi. S’évadant par ses propres moyens, il cherche alors à se venger de son ancien ami.

         Moins qu’une peinture précise du milieu du gangstérisme, ce qui importe dans le film, c’est de savoir si Weed se réconciliera avec son complice. Son sacrifice final après avoir reconnu son erreur transforme d’ailleurs le personnage ambigu en un véritable héro. Le gangster est donc humanisé. Il en de même pour sa petite amie Feathers qui, contrairement aux personnages féminins des films du genre à venir, est un personnage sensible et non un des « gadgets » du gangster, au même niveau que sa voiture, sa villa ou ses armes.

         En effet, le genre du film n’est pas complètement défini comme en témoigne l’une des premières scènes : celle dans le bar qui s’apparente davantage à un autre genre, encore que naissant, le western. En fait, la bagarre qui va éclater est digne d’une bagarre de saloon.

         Les éléments fondamentaux du film de gangsters sont déjà dans le film de Sternberg: l’ascension de l’homme dans l’empire du crime organisé, les règlements de comptes entre bandes, le hold-up de la banque, le vol de bijouterie, l’évasion programmée d’un détenu. Feathers incarne quant à elle le personnage de la « vamp », à l’érotisme subtil.
         Cependant, le personnage de Weed apparait autant comme un brigand que comme un gangster. On ne comprend pas quelles sont ses combines et aucune référence à la prohibition n’est faite. La peinture de l’« underworld » du titre original n’est donc pas très réaliste.


         L’esthétique de Sternberg, réalisateur d’origine autrichienne, est très influencée par l’expressionnisme, notamment dans les éclairages et les ombres. L’atmosphère noire est en fait plus poétique que réaliste. L’ambiance du futur film noir est déjà perceptible dans Les Nuits de Chicago. Mais ce sont surtout les rapides mouvements de caméra, frappants de modernité, qui surprennent le spectateur de nos jours, prouvant ainsi la puissance du style de Sternberg.

         Le film de Sternberg a beaucoup influencé Howard Hawks qui avait participé au scénario sans être crédité, l’oscar du meilleur scénario revenant à Ben Hecht, le véritable auteur du script. Lorsqu’ils écriront tous deux le scénario de Scarface que Hawks réalisera en 1932, ils réutiliseront de nombreux éléments des Nuits de Chicago : des gangsters qui feignent d’être fleuristes, une fête grandiose avec pacotilles, un final avec le gangster retranché dans une maison assaillie par les flics et tirant sur ceux-ci avec une mitraillette Thompson. De plus, le néon « The City is Yours » est changé en « The World is Yours » et le « side-kick » des Nuits de Chicago jouant avec son chapeau est remplacé par le personnage interprété par George Raft dans Scarface qui joue avec une pièce.
         En fait, Hawks n’a jamais caché son admiration pour Sternberg et pour ses Nuits de Chicago. D’ailleurs, il s’en est aussi inspiré pour son western Rio Bravo en 1959 : « J’ai volé deux choses : le dollar dans le crachoir et le nom de la fille, Feathers »[1]. En effet, il n’avait pas oublié la scène du bar des Nuits de Chicago très « westernienne ». Le film de Sternberg n’a donc pas seulement été une source d’inspiration pour des films de gangsters.

         Les Nuits de Chicago est donc une date importante dans l’histoire du film de gangsters et dans le « crime movie » américain. Josef Von Sternberg avait ainsi consolidé son statut à la Paramount. Il retrouvera ses interprètes des Nuits de Chicago dans ses films suivants : Evelyn Brent, « Feathers », dans le film de guerre Le Crépuscule de la gloire (1928) et George Bancroft[2], le dur Bull Weed, dans Les Damnés de l’océan (1928). Il continuera à faire des films de gangsters : La Rafle en 1928, de nouveau avec le couple des Nuits de Chicago et L’Assommeur en 1929, seulement avec George Bancroft et qui sera son premier film parlant. Ensuite, en 1930, il fera la rencontre décisive avec Marlene Dietrich sur le tournage de L’Ange bleu qui sera le début d’une longue collaboration.
         Les Nuits de Chicago ouvrait la voie aux films de gangsters avec The Racket (1928) de Lewis Milestone, Au Seuil de l’enfer (1930) d’Archie Mayo, mais surtout avec les films moteurs du genre tels que Le petit César (1931) de Mervyn Leroy, L’Ennemi public (1931) de William Wellman et Scarface (1932) d’Howard Hawks.


26.02.08.





[1] In Hawks par Hawks (1987) de Joseph Mc Bride, éditions Ramsay, page 187.
[2] George Bancroft (1882-1956) est une figure non négligeable du film de gangsters. En effet, il a aussi joué dans Blood Money (1933) de Rowland Brown, Racketeers in exile (1937) d’Erle C. Kentonet surtout des seconds rôles dans Les Anges aux figures sales (1938) de Michael Curtiz et A chaque Aube je meurs (1939) de William Keighley. Il a été nominé pour l’oscar du meilleur rôle en 1929 pour L’Assommeur de Josef Von Sternberg. Mais on se souvient surtout de lui dans son rôle du shérif chargé de la garde de la diligence dans La Chevauchée fantastique (1939) de John Ford.

lundi 25 février 2008

Carnival of Souls / Le Carnaval des âmes (1962) de Herk Harvey



        Le Carnaval des âmes est l’unique long métrage et film de fiction de Herk Harvey. En effet, ce réalisateur méconnu n’aura jamais réalisé que des courts-métrages éducatifs, documentaires ou publicitaires pour la Centron Corporation entre 1952 et 1985. Avec Le Carnaval des âmes, il a pourtant signé un œuvre qui marque une transition importante dans le film fantastique et qui se cessera par la suite d’être une source d’inspiration majeure.


        Le Carnaval des âmes est avant tout un film fantastique. En effet, l’histoire de Mary, rescapée miraculeuse d’un accident de voiture, qui se voit rappelée dans le monde des morts par des zombies est constamment plongée dans le doute. La capacité de discernement du personnage principal est ambigüe puisque l’apparition des morts-vivants est toujours remise en cause : s’agit-il de la réalité ou d’une vision imaginée, fantasmée ?
        Le film baigne donc dans une atmosphère onirique ou plutôt cauchemardesque. L’une des meilleures scènes du film est sûrement celle où l’héroïne, comme transparente, inexistante, devient coupée du monde soudainement muet et tente désespérément de communiquer avec ceux qui l’entourent. En fait, la jeune femme ne peut échapper aux zombies qui l’attirent vers le bal de la mort, dans un parc d’attraction désaffecté.

        Harvey exploite les ficelles du film fantastique. En effet, les passages avec le prêtre ou le psychiatre qui expliquent les hallucinations de Mary par sa méfiance envers Dieu et la société sont des véritables scènes de « rationalisation » propres au film fantastique. Harvey s’inspire du maquillage expressionniste du docteur Mabuse pour le premier zombie qui apparait (qu’il incarne d’ailleurs lui-même). De plus, l’image du monstre sortant de l’eau la nuit fait penser à L’Etrange Créature du Lac noir (1954) de Jack Arnold. La musique d’orgue de Gene Moore et le générique aux lettres gothiques contribuent aussi à l’étrangeté du film. Quant au noir et blanc contrasté du film, il soutient la peur constante du spectateur.
        En fait, Harvey a compris l’essence du film fantastique : il préfère la suggestion à la représentation. Ainsi, au lieu de montrer du sang qui coule et des victimes éventrées, il fait surgir la peur à partir d’un rien : un rideau qui bouge, un reflet, un passant inquiétant. Il n’y a que très peu d’effets terrifiants et, somme toute, hormis les zombies et le parc d’attraction, le surnaturel s’inscrit dans un quotidien du plus banal : un centre commercial, un garage, une église… Toutefois, même si Harvey assimile les règles du genre, son film s’en détache un peu, préfigurant ainsi La Nuit des morts-vivants que George Romero réalisera quatre ans plus tard.
        En effet, Le Carnaval des âmes a beaucoup de points communs avec La Nuit des morts-vivants de Romero. Du point de vue de la réalisation, il s’agit dans les cas de films à petits budgets, qualifiables de « fauchés ». Le film d’Harvey est tourné en 3 semaines, en 16 mm, avec un budget dérisoire (30 000 $), avec des non-professionnels (la plupart des acteurs sont des collègues de travail ou des amis d’Harvey) et une actrice principale fade (Candace Hilligoss[1]), dans des décors naturels déjà existants (le parc de loisirs désaffecté près de Salt Lake City). Les deux films subirent aussi un sort équivalent : après un flop en salles, ils furent diffusés dans des drive-in avant de devenir des films libres de droits et surtout des films « cultes » pour une certaine génération de cinéphiles friands de films d’horreur.


        Mais la comparaison ne s’arrête pas là. Même si leurs morts-vivants font parfois référence aux personnages classiques du genre (le docteur Mabuse dans le film d’Harvey ; Frankenstein avec le zombie au début du film de George Romero), ils s’en détachent dans la mesure où les zombies n’étaient alors que des « créatures » très peu exploitées par les films fantastiques[2]. En effet, les morts-vivants d’Harvey, simples humains en costume cravate, ne sont effrayants que par leurs maquillages et expressions morbides. Mais là où Harvey s’arrêtait à la suggestion, Romero ira jusqu’à la représentation des zombies dévorant à pleines dents les entrailles de leurs victimes.

        Georges Romero ne sera pas le seul à être influencé par le film d’Harvey. En effet, alors que les hallucinations de Mary semblent être des images mentales sorties de chez Resnais, les espaces vides et déshumanisés ainsi que cette histoire de rescapée traumatisée par un accident de voiture nous font tout de suite penser au Désert rouge qu’Antonioni allait réaliser deux après. Mais Le Carnaval des âmes nous évoque aussi la série Twin peaks (1990-1991) de David Lynch, Le Sixième sens (1999) de Night Shyamalan ou encore Les Autres (2001) d’Alejandro Amenabar. Tim Burton cite lui aussi très souvent ce film qu’il considère comme l’un de ses préférés. L’importance de ce film est donc considérable.



        Annonciateur de La Nuit des morts-vivants de Romero, Le Carnaval des âmes tient donc une place intéressante dans l’histoire du cinéma puisqu’il enclenche le glissement du cinéma fantastique vers le film d’horreur. Ce n’est donc pas par hasard qu’il a donné lieu à un remake homonyme en 1998, réalisé par Adam Grossman et Ian Kessner, produit par Wes Craven, l’un des grands maîtres du genre.

25.02.08.



[1] Candace Hilligoss ne tournera par la suite que dans un autre film d’horreur, The Curse of Living Corpse de Del Tenney en 1964, aux côtés de Roy Scheider.
[2] Il ne faut pas oublier cependant Vaudou (1943) de Jacques Tourneur.