samedi 20 septembre 2008

Knight without Armour / Le Chevalier sans Armure (1937) de Jacques Feyder


        Jacques Feyder (d’origine belge) est l’un des rares réalisateurs à avoir quitté la France avant les années 40 pour les pays anglophones. Si l’on peut citer le comique Max Linder[1], Robert Florey[2], Julien Duvivier[3], Maurice Tourneur[4] et son fils Jacques[5], rares sont ceux qui sont partis pour aller travailler aux Etats-Unis. Il faut en effet attendre l’éclatement de la guerre en 1939 pour que des cinéastes comme René Clair[6] ou Jean Renoir[7] s’envolent en exil pour Hollywood.
        Grand réalisateur du muet, célèbre pour son Atlantide (1921), Feyder est attiré par l’Amérique dès 1929 où il va tourner pour la MGM Le Baiser, le dernier film muet de Greta Garbo. La même année, il signe la version allemande et suédoise d’Anna Christie de Clarence Brown (avec une Garbo désormais passée au parlant) ainsi que la version française du film de prison The Big House (avec Charles Boyer cette fois-ci). Ensuite, après deux films en France, il tourne en 1931 deux films avec Ramon Novarro en vedette : Le Fils du Radja et Aube.
        En 1932, déçu par les Etats-Unis, Feyder rentre définitivement en France pour une succession de grands succès : Le Grand Jeu (1934), Pension Mimosas (1935) et La Kermesse Héroïque (1935) avec lequel il ouvre la voie au réalisme poétique. Enfin, en 1937, il accepte la proposition d’Alexandre Korda[8] et traverse la Manche pour tourner en Angleterre un film avec Marlene Dietrich qui a alors spécialement quitté Hollywood. Pour Le Chevalier sans Armure, Feyder décide de ne pas renoncer à son réalisme poétique et nous offre une œuvre particulièrement singulière, à la fois légère et maîtrisée.



        Le Chevalier sans Armure est un film de star, entièrement conçu pour Marlene Dietrich. Ainsi, Feyder, qui a déjà filmé Garbo, sait parfaitement mettre en valeur sa rivale en lui offrant un rôle en or et de nombreux gros plans. Il parvient à immortaliser Dietrich qu’elle soit vêtue de somptueuses robes ou nue dans une baignoire.
        Comme pour les films du duo Sternberg-Dietrich, Feyder aborde lui aussi un charmant et délicieux exotisme de pacotille. Il choisit ainsi le cadre spatial de la Russie, déjà employé pour L’Impératrice Rouge (1935), mais il préfère la révolution bolchévique et la guerre civile à la période tsariste.

        Le fond historique de l’histoire est très simplifié.En gros, les russes blancs sont inconscients des inégalités sociales mais savent mourir avec dignité alors que les rouges ne sont que des brutes enragées. Et, si le contexte politique est complètement abrégé, le scénario n’en est pas moins aussi traité avec une légèreté insolente.

        Que cela soit conscient ou non de la part de l’auteur n’a que peu d’importance car l’invraisemblance totale dans laquelle baigne le film lui apporte un charme fou. Résumons rapidement donc l’histoire : un journaliste anglais engagé est déporté en 1917 en Sibérie. Libéré en Octobre, il aide les bolchéviques à escorter à travers un pays pris dans le tumulte de la guerre une belle comtesse tsariste dont il va tomber amoureux.
        L’action est traitée de façon confuse : on change de camp comme de paires de chaussure, on stoppe les trains, on joue à cache-cache dans la forêt, on s’arrête pour prendre un bain au passage… Avouons que ce côté factice est tout à fait plaisant. Alors que Miklos Rozsa s’en donne à cœur joie pour signer une musique très emportée, Feyder nous offre de formidables scènes de foules, joue sur le pittoresque et l’on voit pas mal de sanguinaires bolchéviques barbus portant des toques en fourrure. Il n’oublie pas non plus le folklore des russes ivrognes et fêtards, les balalaïkas, les danses endiablées, la vodka…

        Dans un contexte véridique (la guerre civile), Feyder se plaît donc à développer l’artifice en exploitant décors en studios et gros clichés. Notons que ce réalisme poétique est aussi perceptible dans la photographie aussi brillante que féérique. En effet, cette folle déambulation nocturne baigne dans une atmosphère évanescente tout à fait onirique.

        Soutenue par de nombreux gracieux mouvements de caméra, la mise en scène de Feyder est donc très élégante et inspirée. L’un des meilleurs moments du film reste sûrement la scène où Dietrich découvre en se réveillant que ses domestiques ont déserté son immense villa désormais vide. Lorsqu’elle en sortira, elle se retrouvera seule face à une foule bruyante et crasseuse…


        Feyder n’a pas la fougue et la flamboyance du style de Sternberg. Cependant, l’esthétique du Chevalier sans armure n’est en aucun cas dénuée de tout intérêt comme nous venons de le démontrer. En plus d’être séduisant puisque simplet, c’est un film original et fantasque que certains trouveront peut-être trop léger. Il est sûr que, sur le même sujet, par comparaison, le Docteur Jivago (1965) de David Lean paraît beaucoup plus ambitieux et intelligent. N’empêche que Le Chevalier sans Armure n’en reste pas moins un petit film aussi irrésistible que sympathique.


20.09.08.


[1] Max Linder (1883-1925) a réalisé trois films aux Etats-Unis entre 1921 et 1923.
[2] Robert Florey (1900-1979), réalisateur de Noix de Coco (1929) et de Double Assassinat dans la Rue Morgue (1932), commence à tourner aux Etats-Unis dès même ses débuts en 1927. Sa carrière restera d’ailleurs presque exclusivement américaine puisque qu’il n’aura jamais tourné que trois films français en 1930.
[3] Julien Duvivier (1896-1967), suite au succès de Pépé le Moko (1937), tourne Toute la Ville danse pour la MGM en 1938. Après quatre films en France entre 1939 et 1941, il part s’exiler en 1942 aux Etats-Unis pour y tourner trois films.
[4] Maurice Tourneur (1876-1961) réalisa une cinquantaine de films aux Etats-Unis entre 1914 et 1926.
[5] Jacques Tourneur (1904-1977) commença sa carrière en France et y tourna quatre films entre 1931 et 1934. Il ne réalisera par la suite que des films américains.
[6] René Clair (1898-1981) se refugie à Hollywood lors de la guerre pour y diriger cinq films entre 1940 et 1945.
[7] Jean Renoir (1894-1979) a tourné sept films en Amérique entre 1940 et 1950.
[8] Korda avait également fait venir René Clair en 1935 pour Fantômes à vendre. Le Chevalier sans Armure en reprenait la vedette principale : Robert Donat, le fugitif des 39 Marches (1935) d’Alfred Hitchcock. René Clair avait aussi tourné un autre film en Angleterre. Il s’agissait de Fausses Nouvelles (1937).

dimanche 14 septembre 2008

Atonement / Reviens-moi (2008) de Joe Wright

        Après l’inégal et plutôt fade Orgueils et Préjugés, tiré de Jane Austen, le metteur en scène britannique Joe Wright nous livre un second film, plus ambitieux, offrant de nouveau un grand rôle à Keira Knightley. Il s’agit une fois encore d’un film en costumes, d’une adaptation très soignée (du roman Expiation d’Ian McEwan, publié en 2001) dans lequel Wright démontre son sens visuel certain mais se révèle un réalisateur incapable de se décider sur la ligne directrice de son récit.





Saoirse Ronan (Briony enfant) dans Reviens-moi
Dominic Guard (Léo enfant) dans Le Messager


        Reviens-moi s’ouvre par une première partie dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elle louche singulièrement vers Le Messager (1970) de Joseph Losey : l’action semble avoir été transposée de 1900 à 1935, le jeune Léo est devenu la petite Briony mais l’ensemble reste globalement troublant de ressemblances.
        Les deux films s’inscrivent dans une construction en flashback et évoquent des pages douloureuses de l’enfance. Dans le film de Losey, à l’occasion de vacances dans la propriété d’un de ses amis, Léo faisait le coursier entre Marian, la fille ainée de sa famille d’accueil dont il était secrètement épris, et son amant, Ted, le métayer. Ici, durant l’été, dans une autre propriété de campagne, Briony est attirée par l’amant de sa sœur Cecilia, Robbie, le jardinier, et sert d’intermédiaire dans les échanges épistolaires des deux jeunes gens. Un jour, Léo et Briony lisent une lettre qu’ils n’auraient jamais du lire et se trouvent déçus par ces êtres qu’ils admiraient.


Briony lisant la lettre de Robbie dans Reviens-moi

Léo lisant la lettre de Marian dans Le Messager



        Léo sera contraint d’exposer la relation de Marian et Ted tandis que Briony, par une erreur de jugement, enverra en prison Robbie. Une faute qui marquera l’enfant, dans les deux films, et déterminera leur être futur. Les sentiments sont les mêmes, les situations sont également similaires : différences de classes qui entravent des amours passionnés, socialement condamnés, tabous sexuels dévoilés aux yeux d’un enfant encore innocent, romans d’apprentissage qui mènent contre toute attente à la destruction de leur héros. Et même image récurrente de la course à travers champs de l’enfant messager.
        Coïncidences ? On ne peut vraiment y croire, d’autant plus que Ian McEwan doit bien connaître Le Messager, ne serait-ce que par ce que son scénariste, le dramaturge et Prix Nobel Harold Pinter, a adapté un de ses romans en 1990. Cela donna Etrange Séduction, mis en scène par Paul Schrader et qui mêlait donc en même générique les noms de McEwan et Pinter.
        Et, avec la mise en abîme qui vaut rebondissement final dans la dernière partie, McEwan mêle art et réalité comme Pinter dans La Maîtresse du Lieutenant français, le vertigineux script qu’il écrivit pour Karel Reisz en 1981.
        Plus troublant encore : Reviens-moi et le roman dont il est tiré ne sont pas sans lien avec Le Messager de Losey. En effet, Léo adulte était joué par Michael Redgrave. Dans Reviens-moi, Briony adulte est jouée par la propre fille de Michael, Vanessa Regrave, qui avait par ailleurs été dirigée par Losey dans son dernier film Steamin’, en 84. C’est dire combien la première partie de Reviens-moi ne peut se détacher dans l’esprit du spectateur du Messager, ce qui nuit grandement à la première heure du film qui pourra apparaître réussie à qui ne connaît pas le chef d’œuvre de Losey.
        Ce en quoi la première partie de Reviens-moi diffère du Messager, c’est qu’il insère dans cet été violent une trame policière : alors que des invités sont dans la propriété pour le week-end, une cousine est violée. Le témoignage de Briony, persuadée par un concours de circonstances que Robbie est un pervers sexuel, fait du jardinier le coupable idéal et ce premier acte s’achève par l’arrestation du jeune homme.
        On l’aura compris, ce qui vient se surajouter à ce drame intime, c’est un « whodunit » à la Agatha Christie. Ce qui est bien superflu, le crime n’ayant en lui-même qu’une valeur de ressort dramatique puisque l’on n’a en fait pas grand-chose à faire de la vraie identité du coupable (car Robbie est innocent, bien sûr !), que l’on découvrira au détour du film, sans que le spectateur s’émeuve ni que le réalisateur s’y attarde.


Vanessa Redgrave (Briony âgée) dans Reviens-moi


Michael Redgrave (Léo âgé), son père, dans Le Messager


        Rideau. Début du deuxième acte placé sous l’ombre imposante, gigantesque, étouffante de nul autre que David Lean. Car Wright a tout simplement la prétention de nous faire un film dans le style inégalé (à l’exception de La Canonnière du Yang-Tsé de Robert Wise) du Maître. En effet, alors que la seconde guerre mondiale vient d’éclater, on retrouve les deux amants d’hier séparés. Et pour cause, Robbie s’est tapée cinq ans de taule et s’est engagé dans l’armée de Sa gracieuse Majesté pour écourter son séjour au mitard tandis que Cecilia, en rupture avec sa famille, est devenue infirmière et cherche son aimé.
        On retrouve-là le schéma narratif classique du mélodrame à la David Lean : une belle histoire d’amour bien larmoyante où l’intime se mêle à la grande fresque historique, toile de fond omniprésente. Comme Julie Christie dans Docteur Jivago (qui jouait Marian dans Le Messager…), Keira Knightley joue les nurses, tandis que la séparation entre Robbie et Cecilia dans le Londres du blitz fait songer à Brève Rencontre dont Wright clame haut et fort qu’il est son film préféré ! Et à la fin, les deux amants sont réunis devant une falaise digne de celles qui servaient de toile de fond à La Fille de Ryan.


        Bien. Sauf que le film devient une hydre à deux têtes. Car Wright, qui partage la paternité de ce monstre et la responsabilité du naufrage avec son scénariste Christopher Hampton[1], se trouve bien embêté car l’amour de Robbie et Cecilia n’est pas le vrai sujet du roman, raconté par et centré sur Briony. Plutôt que de répondre à la question « Cecilia et Robbie se retrouveront-ils à la fin ? », le bouquin de Ian McEwan avait pour sujet une autre interrogation : « Briony pourra-t-elle vivre même s’il a ruiné la vie de sa sœur ? ». Il y a donc deux films. L’un, avec Robbie et Cecilia en vedettes, est un mélodrame leanien, certes, qui mérite bien de s’appeler Reviens-moi ; l’autre, avec Briony comme personnage principal, parle de péché, de repentance, de pardon. C’est celui-là qui s’appellerait Expiation (Atonement, en v.o., titre anglais du film).
        Ne pouvant renoncer au film à la David Lean, Wright consacre à Robbie et Cecilia la majeure part de ce second acte. Mais il doit également se soucier de Briony et déséquilibre ainsi l’agencement bien régulier de sa romance. C’est d’ailleurs Briony qui conclut le récit : âgée, elle est devenue romancière et commente son dernier roman qui raconte l’amour de Cecilia et Robbie à qui, par l’artifice de la fiction, elle a pu accorder des retrouvailles. En vérité, ils sont tous les deux morts durant la guerre : il n’a jamais pu embarquer pour l’Angleterre, elle a péri dans un bombardement nazi.

Images de la débâcle :


une séquence de Week-end à Zuydcoote


une séquence de Reviens-moi



        Le film de Joe Wright s’achève donc de façon bancale. La mise en abime sied mal au mélodrame Reviens-moi et les réflexions sur le pouvoir de la fiction de Expiation sont très déplacées, étant donné que rien ne les annonçait comme autant la morale du film. Si l’on analyse maintenant les deux faces de ce second acte, on constate que Wright n’est pas un indigne héritier de Lean. Il prend d’ailleurs à ce poste la succession de l’auteur du Patient anglais (1996) et de Retour à Cold Mountain (2003), Anthony Minghella, décédé récemment (à 54 ans) et caméo dans Reviens-moi (il est un journaliste qui interviewe Briony).
        En ce qui concerne le récit de Briony, il semble bien qu’il n’ait rien de nouveau. Déjà il nous semblait que la première partie frôlait le plagiat, la seconde s’en est avéré être une puisque Ian McEwan s’est fait épinglé par la justice anglaise. En 2006, la romancière Lucilla Andrews, auteure de No Time For Romance en 1977, qui racontait son expérience d’infirmière durant la première guerre mondiale, a trainé Ian McEwan devant les tribunaux. De là à s’interroger sur ce que Ian McEwan a réellement apporté à ce roman, il n’y a qu’un pas que nous franchissons ici.

        Mais alors, nous dira-t-on, quel est l’intérêt de ce film ? Il y en a un et pas des moindres : c’est que Joe Wright, s’il n’est pas capable de discerner un récit bien construit d’un script foireux, sait quand même réaliser. Le premier acte est une petite splendeur visuelle dans le genre rétro-sépia, avec des couleurs magnifiques et des costumes somptueux. Wright compose des cadres soignés et sert admirablement sa vedette, la belle Keira Knightley, éblouissante dans sa robe de soirée verte ou dans son maillot de bain qui lui donne des airs de Gene Tierney dans Péché mortel.

        Joe Wright montre alors un talent véritable, parvenant à rendre certaines séquences inoubliables. On se souvient en particulier de la scène d’amour dans la bibliothèque, moment d’une sensualité infinie, probablement une des séquences d’ébats les plus marquantes auxquelles il nous ait été donné d’assister. Et de la scène du vase brisé, instant magnifique, comme suspendu hors du temps par le biais d’un découpage habile et de la multiplication des points de vue.
        La deuxième partie voit Wright s’adonner à la guéguerre. Force est de reconnaître que c’est un jeu qu’il maîtrise. Parachuté en 1940 à Dunkerque, Robbie erre dans des champs de coquelicots en fleur, étendues d’un rouge éclatant dans le soleil couchant. Les séquences à Dunkerque sont elles-mêmes impressionnantes. Le sujet avait déjà donné lieu à un film magnifique, le sous-estimé Week-end à Zuydcoote (1964) d’Henri Verneuil, avec Jean-Paul Belmondo en héros existentialiste.

Bathing Beauties :


Keira Knightley dans Reviens-moi


Gene Tierney dans Péché mortel



        L’armée en déroute est filmée avec un luxe de moyens et une caméra qui sait mettre en valeur cette débauche. On pourrait même dire qu’il n’y a qu’une seule séquence à Dunkerque, étant donné que nous découvrons la plage encombrée de matériel et peuplée de soldats désœuvrés à travers un plan-séquence bluffant de pas moins de cinq minutes. Un travelling lyrique et étourdissant à la Kalatozov qui, par sa majesté, vaut à lui seul de voir le film.


        Le film est beau, Keira Knightley est belle, James McAvoy est beau, alors cela se laisse voir. Sans déplaisir. Il n’empêche que ce gros machin destiné à faire pleurer les foules, qui a été nommé 7 fois à l’oscar[2], baigne dans une impression de déjà-vu et souffre d’une ligne narrative floue. Le film inspire peut-être plus de sympathie qu’Orgueils et Préjugés car il a au moins, du fait de son sujet historique, des raisons d’être ampoulé. Joe Wright, qui a retrouvé son égérie Keira Knightley pour un spot publicitaire de Chanel, prouve qu’il est plus qu’un bon faiseur mais il faudra d’abord voir à lui donner une bonne matière à filmer. Ce qui n’est pas le cas ici. En attendant, rien de nouveau sous le soleil grisailleux d’Angleterre.

14.09.08





[1] Christopher Hampton (né en 1946), anglais d’origine portugaise, a tout de même de sacrées références. Doué pour les adaptations littéraires, il est entre autres le scénariste du Consul Honoraire (1983) de John MacKenzie et d’Un Américain bien tranquille (2002) de Philippe Noyce, deux films d’après Graham Greene avec Michael Caine, ainsi que celui des Liaisons dangereuses (1988) de Stephen Frears, d’après sa propre adaptation théâtrale du roman épistolaire de Choderlos de Laclos. Il a aussi signé les scénarii de Rimbaud Verlaine (1995) de Agnieszka Holland et de Mary Reilly (1996), encore de Stephen Frears. Il a également réalisé trois films, toujours d’après ses scenarii : Carrington (1996) sur les relations entre la peintre Dora Carrington et l’écrivain Lytton Strachey, L’Agent secret (1996), d’après Joseph Conrad, et Disparitions (2003).
[2] Seule la musique de Dario Marianelli a été récompensée d’une statuette.

mercredi 10 septembre 2008

The Emerald Forest / La Forêt d'Emeraude (1985) de John Boorman


        John Boorman est avec Terrence Malick l’un des rares réalisateurs à avoir placé l’étude de la Nature au cœur même de son œuvre. Comme son homologue américain, l’Anglais John Boorman a su imposer son statut de « réalisateur de la Nature » seulement avec une poignée de films tels que Duel dans le Pacifique (1968), Délivrance (1973), Excalibur (1981) et La Forêt d’Emeraude (1985).
        Le cinéma américain des années 80 étant plutôt rassurant, le violent propos de Délivrance est adouci dans la très rousseauiste Forêt d’Emeraude qui marque même une sorte de réconciliation du réalisateur avec la Nature.


        Tout d’abord, La Forêt d’Emeraude ressemble beaucoup à La Prisonnière du Désert (1956), ne serait-ce que par son histoire. En effet, le film narre la recherche d’un fils par son père de même que le film de Ford racontait la recherche d’une jeune fille par son oncle (dont on se demandait d’ailleurs s’il n’en était pas le père).
        Tommy, fils d’un ingénieur américain travaillant au Brésil sur la construction d’un barrage, se fait donc enlever par des indiens (d’Amérique du Sud cette fois-ci) dont le caractère profondément fantomatique au début n’est pas sans nous rappeler ceux du film de Ford. Tout comme Ethan Edwards avec sa nièce (?), Bill, le père de Tommy, va toujours rechercher son fils avec acharnement, sans jamais vouloir renoncer un seul instant.
        Sa quête dans la forêt amazonienne durera donc plus de dix ans et c’est sur une rivière argentée lors d’un combat avec des brutaux autochtones que se feront les retrouvailles entre père et fils. Cette scène, pleine de suspense, est tout aussi belle que le final de La Prisonnière du Désert. Enfin, comme Edwards, Bill constate ce qu’il a toujours craint : son fils, élevé par des autres, n’est plus le sien et détient une autre culture. Il va pourtant l’aider puisque sa tribu est menacée par des sauvages pervertis par les hommes. Il finira même par détruire le barrage, l’œuvre de toute sa vie, pour permettre à la tribu de son fils de continuer à vivre en paix.

        Nature et Culture, tel est donc le pivot central du film. A la question de l’antagonisme et de l’incompatibilité entre les deux, Boorman semble répondre par l’affirmative en nous montrant les conséquences néfastes de la construction du barrage : les indiens, en contact avec les hommes, vont découvrir les armes, la guerre, la prostitution. De plus, le film se clôt sur une petite pancarte portant un message écologique clair, dénonçant la destruction de la forêt amazonienne (et plus généralement de la nature) par l’homme.
        Donnant la part belle à la Nature et en la défendant, Boorman revient alors sur ce qu’il avait déjà étudié lors de ses films précédents. En effet, alors que dans Duel dans le Pacifique et Délivrance, le retour à la Nature était synonyme de retour à l’état sauvage et à la barbarie (les hommes finissent toujours par s’entretuer), ce n’est pas le cas dans La Forêt d’Emeraude. Dans ce dernier film, la Nature est tout aussi menaçante, mais elle est aussi (et surtout) un refuge pour les délaissés.

        En fait, comme le fera plus tard Malick pour Le Nouveau Monde (2004), Boorman préfère adopter un point de vue philosophique rousseauiste. Non seulement il approuve la théorie selon laquelle la société pervertit homme [1], mais encore il affirme que, dans la nature, l’homme se retrouve à l’état de nature, c'est-à-dire qu’il a le choix entre le bien et le mal. Ainsi, dans La Forêt d’Emeraude, deux tribus indiennes représentent de façon très manichéenne ces différentes possibilités : alors que la tribu des Invisibles (celle de Tommy) symbolise la vie en harmonie avec la nature, la sagesse et la poésie, celle des Féroces évoque la violence et la cruauté.

        Boorman, qui avait déjà abordé la science-fiction avec Zardoz (1973), le surnaturel avec L’Exorciste II, l’Hérétique (1977) et la magie avec Excalibur (1981), nous propose ici une vision mystique de la Nature. Mais, à l’inverse de Malick qui, dans Les Moissons du Ciel (1979), suggérait le caractère mystique de la Nature en filmant la terre qui craquèle ou encore un vent étrange qui secoue les épis de blés, Boorman préfère plonger son film de façon définitive dans le fantastique.
        Ainsi, Boorman ne nous épargne pas, par exemple, les nombreuses visions des indiens lors de leurs cérémonies mystérieuses. Alors qu’un aigle en plein vol filmé au ralenti semble symboliser la Nature elle-même, Tommy est lui perçu par les siens comme l’ « élu » qui va les sauver. A un autre moment encore, des grenouilles, en croassant, semblent invoquer un violent orage pour détruire le barrage…

        Basé sur des faits réels, La Forêt d’Emeraude baigne dans une atmosphère assez réaliste. Les scènes de chantier au début ainsi que celles à la fin dans les favelas sont d’ailleurs d’un sordide naturalisme. Le film se termine même dans un bordel avec une scène de règlement de comptes d’une violence tout à fait boormanienne, c’est-à-dire assez poussée… Bref, le contraste entre le réalisme et le fantastique est un peu trop frappant pour un spectateur qui n’en demandait pas tant.

        Certains choix de mises en scène et certains effets (la musique années 80 est assez imbuvable) ne sont donc pas très réussis et nuisent pas mal au film. Celui-ci sombre parfois dans le ridicule et l’on pique un bon fou rire lorsque Tommy escalade le gratte-ciel de ses parents dans une scène digne d’Un Indien dans la Ville. C’est dommage puisque l’on sait que Boorman s’est largement investi dans ce projet (le Tommy adolescent est interprété par Charley Boorman, son propre fils). En effet, Boorman s’est beaucoup renseigné sur la vie et les rites (notamment initiatiques) des indiens, a tenu à les rencontrer et à vivre avec eux. Cette approche très ethnographique est d’ailleurs très palpable dans La Forêt d’Emeraude.

        Avec La Forêt d’Emeraude, John Boorman revient donc sur les messages de ses précédents films. A défaut de faire un film sombre et pessimiste, Boorman propose tout de même un film alarmiste dans son message écologique. Cependant, La Forêt d’Emeraude est un film positif dans lequel l’homme, prêt à changer complètement, trouve le meilleur de lui-même dans la Nature.
        La Forêt d’Emeraude est donc, malgré ses petits défauts, un film assez intéressant mais beaucoup moins complexe, déroutant et abouti que les autres films de son auteur. Deux ans après, Boorman allait justement se lancer dans une entreprise bien plus réussie en signant La Guerre à Sept Ans dans lequel il se replongeait dans son enfance de jeune écolier pendant la bataille d’Angleterre.

10.09.08.

[1] Pour éviter de « pervertir » les vrais indiens, Boorman a tenu à faire jouer des acteurs d’origine indienne déjà intégrés dans la société pour que ceux-ci retournent à leurs racines.

dimanche 24 août 2008

National Treasure: Book of Secrets / Benjamin Gates et le Livre des Secrets (2008) de Jon Turteltaub


        On ne compte plus les imitations d’Indiana Jones tant elles deviennent nombreuses. Benjamin Gates et le Livre des Secrets, la copie la plus récente, tente même de rivaliser avec l’original, ou presque. Il vient de sortir cinq mois (trois pour la France) avant le dernier opus de la série de Spielberg et Lucas, Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal. Cependant, même si la dernière apparition du célèbre archéologue n’était pas la meilleure, la comparaison ne tient pas une seconde la route. En effet, le deuxième volet de la série des Benjamin Gates correspond parfaitement à la définition du mot ersatz : c’est la même chose, mais en moins bien, en beaucoup moins bien…


        Dans Benjamin Gates et le Trésor des Templiers (2004), premier épisode de la saga déjà réalisée par Jon Turteltaub (auteur de comédies dans les années 90), la quête de l’aventurier interprété par Nicholas Cage était déjà comprise dans le titre. Maintenant, dans Benjamin Gates et le Livre des Secrets, la chasse au trésor va mener notre héros sur les traces de la franc-maçonnerie, de la Guerre de Sécession, d’une possible conspiration britannique contre les Etats Unis, pour aboutir enfin à un trésor aztèque d’une mystérieuse cité d’or. Ai-je oublié quelqu’un dans cette révision de l’Histoire ?
        En effet, Gates tente d'innocenter son ancêtre, accusé (injustement bien entendu) d'avoir participé à l'assassinat du président Abraham Lincoln. L'enquête le conduit, lui et ses comparses, aux abords de la Seine à Paris, au cœur de Buckingham Palace à Londres, tout en passant par le bureau ovale de la Maison Blanche et le mont Rushmore. Bref, même si les destinations ne sont pas aussi exotiques que dans Indiana Jones, le spectateur moyen en aura pour son argent : dans Benjamin Gates, on voyage !

        « Cela va nous mener au plus grand trésor de tous les temps ! » énonce à un moment Nicholas Cage, sans aucune ride, d’un ton hyper sérieux. On regrette les intonations désabusées et ironiques d’Harrison Ford ainsi que son inimitable sourire en coin. Car avouons-le : Benjamin Gates se prend trop au sérieux.
        D’ailleurs, chose amusante, Benjamin Gates a aussi hérité des énigmes historico-fumeuses du Da Vinci Code (2006), Nicholas Cage s’amusant à jouer les profs de conférence avec rétroprojections comme Tom Hanks dans le film de Ron Howard.
        On sourit lorsque Gates feuillette le livre secret de tous les présidents américains (contenant des révélations sur tous les grands mystères du pays) et explique à son partenaire qu’il est trop pressé et ne peut pas s’attarder sur le chapitre consacré à l’assassinat du président Kennedy. Justin Bartha (acteur de télé principalement), le « side-kick » de Nicholas Cage, sort deux ou trois vannes marrantes mais, dans l’ensemble, Benjamin Gates n’est pas très drôle.

        Beaucoup d’éléments qui faisaient la réussite d’Indiana Jones manquent donc à son pauvre et lointain cousin. Non seulement la cocasserie a disparu, mais, en plus, le rythme de l’action est très mauvais (montage vraiment trop rapide) et, après une captivante première demi-heure, on décroche facilement. Le film paraît long et l’on en sort en soupirant, fatigué par le final d’effets spéciaux puant le numérique, qui ne vaut pas le moins du monde les tendres trucages des anciens Indiana Jones, manuels et artisanaux, complètement artificiels.

        Enfin, on réalise que Benjamin Gates, avec ses courses-poursuites en grosses voitures noires et ses ordinateurs sophistiqués et ultramodernes, a perdu du charme en modernisant le côté rétro années 30 et exotique d’Indiana Jones. Jerry Bruckeimer a en fait pondu une grosse superproduction comme il sait si bien le faire et nous a modelé un Indiana Jones aseptisé. Produit par Disney, Benjamin Gates et le Livre des Secrets baigne même dans un esprit très familial.
        La série des Indiana Jones était au contraire, non pas un film pour enfants, mais un film pour adolescents. En effet, le rythme de l’action des épisodes est épuisant et excitant et le deuxième épisode apparaît particulièrement sombre et violent (il fut interdit aux moins de 13 ans aux Etats-Unis lors de sa sortie). Dans Les Aventuriers de l’Arche Perdue, on voyait d’ailleurs Indiana pousser un méchant vers un avion en marche et sa tête était décapitée dans une scène, certes non dénuée d’humour, mais somme toute, assez sanglante et brutale. Dans Benjamin Gates, on verra en aucun cas ce genre de chose.

        Destiné à un large public, Benjamin Gates et le Livre des Secrets véhicule un état d’esprit rassurant, très américain. Il doit d’ailleurs être l’unique film du moment à présenter une figure positive d’un président en cette fin de mandat de George W. Bush. En effet, lors d’une scène rocambolesque, Gates prend en otage le président des Etats-Unis pour l’interroger afin de connaître l’emplacement confidentiel du fameux livre des secrets. Le séquestré agit avec complaisance, comprenant très bien que Gates soit prêt à tout pour laver l’honneur de son arrière-arrière grand-père qui a été insulté. Avec son titre original (National treasure), Benjamin Gates semble en effet être un film d’institution nationale, une marque d’état…

        On regrette donc que beaucoup de stars se soient fourvoyées dans cette (més)aventure naïve. Ainsi, au casting du premier opus (l’allemande Diane Kruger en copine de Benjamin Gates, Harvey Keitel en flic admiratif et Jon Voight[1] en papa affectueux), s'ajoutent les noms d’Helen Mirren, ex-Queen, en maman érudite[2], et d’Ed Harris en rival glacial, vraiment très méchant.

        Benjamin Gates et le Livre des Secrets est un petit divertissement sympathique mais qui fait peine à voir puisqu’il prouve par son succès commercial que le cinéma hollywoodien contemporain n’est qu’une machine à merde, recyclant et servant sans cesse les mêmes plats (en les modernisant tout de même) à un public débile, qui ne s’en lasse jamais. Mais une chose est sûre : Benjamin Gates n’a pas et n’aura jamais la saveur d’Indiana Jones. Pourtant, il est pratiquement certain que tôt ou tard Jon Turteldaube, euh Turteltaub pardon, va récidiver pour signer l’inévitable troisième aventure (incident, plutôt) de Benjamin Gates. Mais si l’aventure a un nom, cela restera à jamais celui d’Indiana Jones.

24.08.08.


[1] Si l’on réfléchit bien, on peut constater que John Voight est déjà en quelque sorte parent d’une autre copie d’Indiana Jones. C’est en effet le père d’Angelina Jolie, seule actrice à avoir incarné avec la série des Lara Croft, un pendant féminin du célèbre archéologue inventé par Georges Lucas. Cependant, John Voight ne jouait pas dans ces films-là.
[2] En rajoutant le personnage de la mère, les auteurs du film tentent comme dans les Indiana Jones de jouer sur les relations familiales.

samedi 23 août 2008

Into the Wild (2008) de Sean Penn

        Into the Wild est le cinquième film de l’acteur Sean Penn en tant que réalisateur. Sean Penn, éternel baroudeur (dans tous les sens du terme) s’est beaucoup investi dans ce projet qui lui tenait à cœur. Il a produit lui-même le film et en a écrit le scénario. Il s’inspire de l’idéologie des films des années 60-70 et signe avec Into the Wild une quintessence du road movie.


        Inspiré d’une histoire vraie, Into the Wild s’intéresse à l’odyssée de Christopher McCandless, un jeune idéaliste qui traversa toute l’Amérique à partir de 1992 jusqu'à sa mort en 1994. En tenant régulièrement un journal et en prenant des photos, Chris a laissé beaucoup de traces de son voyage, ce qui explique le fort réalisme du film.

        Le début d’Into the Wild ressemble au Lauréat (1967) de Mike Nichols : sortant diplômé de l’université, Chris devient vite dégouté par l’avenir brillant et facile qui lui est tout tracé. Son père, ingénieur à la NASA, lui parle d’argent, de nouvelle voiture, de carrière alors que cette vie matérialiste l’insupporte. Chris, qui a soif de liberté, décide alors de tout quitter.

        Obstiné et courageux, il va laisser derrière lui sa famille et son compte bancaire, changer d’identité en se faisant appeler Alex Supertramp et prendre la route, le sac sur le dos. Son but ultime devient alors d’atteindre l’Alaska pour vivre en harmonie avec la Nature. Mais on s’en doute : le périple s’avérera tant spatial qu’intérieur.

        La construction du film, rigoureusement chapitré, n’est pas chronologique (il y a d’ailleurs de nombreux flashbacks visant à éclaircir l’enfance de Chris) mais suit une dramatisation linéaire. Elle fonctionne surtout en suivant la syntaxe du road movie.
        Ici, il n'y pas l’idée de la rencontre finale avec un double, un alter ego, mais plutôt celle d’une découverte de soi. Seul sur la route, se retrouvant face-à-face avec lui-même, Chris va devoir se « dépasser », c’est-à-dire aller plus loin que lui-même.

        Into the Wild aborde bien entendu le thème de la route. On assiste en effet à la scène quasi-obligatoire du passage à tabac ainsi qu’aux nombreuses rencontres que va faire Chris sur son chemin. Il semble trouver une nouvelle famille : une pseudo-fiancée en la personne d’une jeune chanteuse folk, un couple de parents hippies, un grand père solitaire abandonné. Avec ce portrait attendri de la communauté hippie, Sean Penn semble vouloir démontrer que les vrais Américains sont les marginaux. Comme les bikers d'Easy Rider (1968) de Dennis Hopper, seuls eux détiennent la vraie liberté.

                La question essentielle d’Into the Wild et de nombreux road movies, celle de L'Odyssée, jalonne tout le film : fallait-il vraiment partir alors que le bonheur était déjà à portée de main ? Lorsque Chris s’imagine dans la peau d’un citadin, cadre bien payé et sans histoire, la réponse lui paraît vite très claire. Si sa sœur lui manque tout de même un peu, il ne regrette pas ses parents qui se disputaient tout le temps et vivaient dans le mensonge.

        A la fin du film, lorsque Chris, sur le point de mourir (il a mangé une herbe non comestible) se retrouve reclus dans la carcasse d’un bus en pleine montagne, la question de la réussite de son expérience se pose pourtant de nouveau et c’est alors surtout l’échec qui semble l’emporter : sur la devanture de son "magic bus", n’a-t-il pas écrit son véritable nom au lieu de son pseudonyme ?
        En fait, parti dans la nature pour trouver la solitude, Chris réalise qu’il ne parvient pas à la supporter. Il ne peut survivre sans société et écrit dans son journal intime que le bonheur est fait pour être partagé. La boucle du road movie est bouclée: on ne peut s'échapper.

        Cependant, le message de Penn reste plus ambigu que cela. En effet, la dernière phrase que Chris murmure avant de quitter le monde demeure : « ils n'ont pas vu ce que j'ai vu ». Mais quoi ? The Wild, bien sûr : les paysages grandioses, la beauté de la nature que Penn parvient si bien à filmer avec Eric Gautier, son chef opérateur français[1].

        Dans le discours écologique d’Into the Wild (titre qui nous évoque d’ailleurs Jack London), Penn souligne à quel point l’homme s’est éloigné de cette nature tout en laissant des traces de son passage (le bus, par exemple). L’avion que voit Chris dans le ciel confirme en effet cette idée que l’homme survole cette nature, qu’il a conscience de son existence mais qu’il préfère toujours vivre en dehors, comme si la nature était un autre espace.

        Malgré la splendeur de la photographie, la mise en scène du film cache néanmoins quelques défauts. Alors que les plans en hélicoptère sont très impressionnants, le générique aux lettres vertes fluo est d’un assez mauvais goût et quelques effets (les ralentis notamment) ne sont pas toujours probants. Toutefois, le film gagne beaucoup dans son interprétation. En effet, la performance d’Emile Hirsch (il a 22 ans, l’âge de Chris) qui « la joue un peu à la DiCaprio » est particulièrement convaincante.


        Avec Into the Wild, Penn prouve qu’il a très bien saisi les enjeux du road movie. Mais, si les 2h30 du film sont dans l’ensemble très émouvantes, il faut avouer que le film de Penn sombre parfois dans le grandiloquent, un peu trop naïf et exalté. Il y a malgré tout un certain souffle dans ce film intelligent qui pose somme toute d’importantes questions existentielles au spectateur. Rappelons enfin qu’Into the Wild a été nominé à deux reprises à la dernière cérémonie des oscars (meilleur montage pour Jay Cassidy et meilleur second rôle masculin pour Hal Holbrook) mais n’a remporté aucune récompense.

23.08.08.


[1] Sean Penn a choisi Eric Gautier pour la direction de la photographie de son film puisque ce dernier avait été le chef opérateur d’un autre road movie, Carnets de Voyage (2004) de Walter Salles.

lundi 18 août 2008

There Will be Blood (2008) de Paul Thomas Anderson

        Pour son cinquième film, Paul Thomas Anderson change de cap et d’échelle de film. Avec There Will be Blood, il réalise une œuvre ambitieuse, un grand film, tant par son sujet que par son budget, plutôt important pour un film d’un représentant du cinéma américain indépendant. C’est une réussite incontestable qui semble justifier l’unanime acclamation des critiques lors de sa sortie.


        Très largement inspiré de Pétrole ! (1927) d’Upton Sainclair, There Will be Blood tente de revisiter les fondements de la société américaine. Dès le premier plan du film, Paul Thomas Anderson fait table rase du passé en nous montrant un majestueux et silencieux paysage désertique. Cette terre, c’est tout simplement l’Amérique.
        Le décor planté, la grande fresque sur la Californie allant de 1898 à 1927 peut alors commencer. Le film, qui dure plus de 2h30, prend son temps. Il faudra d’ailleurs attendre une bonne quinzaine de minutes pour entendre le son d’une voix. Le début, muet donc, nous présente l’acharnement d’un chercheur d’or qui creuse seul dans une galerie souterraine. Avec une caméra aussi brute que celle du Trou (1960) de Jacques Becker, Paul Thomas Anderson nous rappelle alors la puissance des images et affirme la capacité du cinéma à tout représenter.

        Ce chercheur d’or déterminé n’est autre que Daniel Plainview qui montre autant par sa propre sécheresse que par son nom qu’il est attaché à cette terre aride. Au lieu du précieux métal doré, il va finir par vraiment trouver de l’or noir cette fois-ci. De simple piocheur, il va ensuite s’élever au rang d’entrepreneur et de patron grâce à son acharnement. Avec une ambition de conquérant, il va progressivement s’approprier toutes les terres avoisinantes. Il rencontrera cependant une opposition, celle d’un fade homme d’église non convaincu par la sincérité de celui qui propose de construire une église en contrepartie d’un terrain.

        Sourire en coin, Plainview, se plaît à se présenter comme un « oilman ». Mais, malgré sa fine moustache et son air respectable d’honnête notable qui se promène constamment avec son jeune garçon, Plainview est un éternel manipulateur et menteur. Bref, cet amoureux de l’argent et de la notion de « propriété » se révèle la personnification même du capitalisme. Face à lui, Eli est aussi un habile manipulateur des esprits et des âmes. Prêchant au nom de sa foi, il ne parvient pas non plus à cacher son hypocrisie. Pratiquant des séances d’exorcisme et interpellant son dieu de façon ridicule, Eli est un véritable charlatan, à la façon d’Elmer Gantry.
        Si There Will be Blood parle de l’Amérique, c’est parce qu’il évoque aussi l’antagonisme constant entre capitalisme et religion qui a toujours marqué l’histoire de ce pays et ce, depuis le tout début, depuis la construction même de l’Ouest. Avec ce propos, Paul Thomas Anderson jette un œil nouveau sur la fondation des Etats-Unis dans le sens où il va plus loin que l’idée très westernienne d’un pays qui se bâtit tôt ou tard par la violence. Ici, il ne s’agit plus d’une lutte du bien contre le mal mais d’une opposition entre différentes valeurs.

        L’édification de l’Amérique par la violence se retrouve aussi en effet dans There Will be Blood. Le titre du film, très shakespearien, n’est d’ailleurs pas le plus exact : il devrait être plutôt « Oil appeals blood ». There Will be Blood est en fait placé sous l’ombre de Shakespeare et donc, par boule de neige cinématographique, sous celle de Welles et de son Citizen Kane (1941), autre grand film démesuré.
        Comme Citizen Kane, There Will be Blood raconte l’ascension, puis la chute d’un être géant, un personnage bigger than life. Sur la route de la réussite, Plainview va sombrer dans la paranoïa, devenir totalement associable. Il va perdre ses amis, son fils[1] et même son âme. Comme Kane, il finira sa vie, reclus dans un immense palace, vide comme le désert qui l’a toujours accompagné. Ici, le puzzle a été remplacé par une salle de jeu où, dans un final opératique à la Coppola, il assassinera de façon sauvage, en hurlant, le malingre pasteur à coups de boule de bowling.

        Cependant, on peut voir dans There Will be Blood plus qu’un simple film révisionniste sur l’Amérique, ce qui en soit était déjà pas mal. En effet, le film vise à suivre son époque et à dénoncer les grands magnats du pétrole qui, dans leur soif d’or noir, n’hésitent pas à envahir d’autres terres que les leurs, quelque part au Moyen Orient par exemple. Avouons qu’il est difficile en regardant There Will be Blood de ne pas faire un rapprochement avec l’actualité.

        Ambitieux donc dans ses desseins, There Will be Blood l’est évidemment aussi à des niveaux techniques, cinématographiquement parlant : la sublime photographie, signée par Robert Elswit, le chef opérateur désormais attitré du réalisateur, relève de la maniaquerie des austères films de Kubrick et la musique stridente et décalée de Johnny Greenwood du groupe Radio Head se révèle très avant-gardiste. Dans ce tableau lent et intimiste, Paul Thomas Anderson ne renonce d’ailleurs pas au spectaculaire, comme le prouve la scène très impressionnante de l’incendie du forage.
        Notons enfin que la réussite du film tient beaucoup à sa brillante distribution. Daniel Day Lewis, acteur caméléon prouve en incarnant Plainview qu’il est un digne héritier de Marlon Brando. Quant à Eli, il est interprété par le très prometteur Paul Dano, l’adolescent mutique adepte de Nietzche dans Little Miss Sunshine (2006) de Jonathan Dayton.


        Même s’il paraît marqué par l’ombre de Citizen Kane, There Will be Blood nous semble cependant assez neuf par bien d’autres aspects. Ce n’est pas le chef d’œuvre complet que toutes les critiques avaient annoncé, mais c’est un film parfait, qui justifie ses nombreuses récompenses et nominations à la dernière cérémonie des oscars[2].

18.08.08.


[1] Le thème de la relation filiale était déjà abordé dans Magnolia (1999).
[2] There Will be blood a remporté l’oscar de la meilleure photographie (Robert Elswit) et du meilleur acteur [Daniel Day Lewis gagne son second oscar après celui qu’il avait reçu pour son rôle de peintre handicapé dans My left foot (1989) de Jim Sheridan] et a été nominé pour celui du meilleur film, de la meilleure réalisation, du meilleur scénario adapté, du meilleur montage sonore, du meilleur montage et aussi pour celui des meilleurs décors.

No Country for Old Men /No Country for Old Men: Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (2008) de Joel et Ethan Coen



        Délaissant la pure comédie, les frères Coen reviennent à leur veine du rire grinçant et de l’humour noir, très noir. Et cette fois-ci, les réalisateurs, grands admirateurs de film noir, abordent enfin (et il était temps) le deuxième genre cinématographique spécifiquement américain qu’est le western. Avec No Country for Old Men, les Coen font donc preuve de maturité artistique, préférant plutôt explorer la confluence des genres que s’inscrire sous la paternité d’autres auteurs, dans un climat résolument référenciel.

        Tiré d’un best-seller de Cormac McCarthy[1] sorti en 2005, No Country for Old Men est un polar noir à l’intrigue très épurée. Il s’agit d’une poursuite haletante entre Moss (Josh Brolin[2]), un cow-boy nonchalant, Chigurh (Javier Bardem), un effroyable tueur à gages et Bell (Tommy Lee Jones[3]), le vieux shérif du comté.
        Dans le même désert qui semble ne pas avoir bougé depuis cent ans, à la frontière entre le Texas et le Mexique, Moss trouve un butin sur une scène de crime : sur le sol aride gisent les cadavres de dealers chicanos dévorés par les rapaces. Les picks-ups ont désormais remplacé les chevaux et les trafics de drogue les règlements de compte entre truands, les vols de diligence et les attaques d’indiens. Plus tard, le shérif va se rendre sur les lieux du massacre pour étudier la situation. Mais en fait, rien n’a changé : tout n’est pour l’instant que modernisation du cadre westernien.


        Moss est un mélange de personnages archétypaux. Avec son stetson, sa moustache rustique et son fusil de chasse, Moss s’apparente à un véritable cow-boy de western. Cependant, cet homme un peu naïf et courageux, qui ne cesse d’accumuler erreur sur erreur dans le but de quitter son misérable mobil home, n’est autre qu’un de ces losers magnifiques de films noirs qu’adorent les Coen.
        Mais alors que le spectateur s’habitue à un cadre et à un personnage, les Coen vont s’amuser à nous troubler et à nous faire rire jaune. Dans ce tableau bien défini, va arriver un être « ovni » : Chigurh (le nom est d’ailleurs étrange), un dangereux psychopathe tout de noir vêtu, un ange de la Mort terrifiant aux fantomatiques apparitions et disparitions. Ce Droopy taciturne se promène avec une bonbonne à air comprimé pour tuer des bœufs. C’est pourtant lui l’animal bestial qui multiplie les meurtres sauvages et gratuits, alimentés par de stupides jeux de pile ou face avec une pièce de monnaie pour décider de l’existence de ses victimes.

        Le personnage de Chigurh permet de satisfaire le goût pour l’absurde des Coen, toujours non loin du surréalisme, du loufoque et du cartoon. Le personnage de Chigurh est donc l’intrus, l’étranger, tant par son rôle que par son apparition dans le cinéma des frères Coen et même dans le cinéma américain tout court puisque l’acteur, Javier Bardem, est de nationalité espagnole.

        Le comportement de l’inexpressif Chigurh est incompréhensible et les traces de sang qu’il laisse derrière lui restent inconcevables. Bell, le vieux shérif fatigué, chargé de l’enquête, se perd dans ses rêves mystérieux et morbides et dans son propre pays qu’il ne reconnait plus. Les « bells », le glas sonne en fait pour lui.

        Les Coen modifient donc un peu le sens classique du simple western crépusculaire qui était annoncé par le titre apocalyptique du film. Certes, les héros n’ont plus leur place dans ces temps résolument changés, mais dans No Country for Old Men, la raison de ce décalage n’est plus seulement la modernité mais c’est une valeur (?) inconnue, mystérieuse, incarnée par l’impénétrable Chigurh.

        Cependant, la réponse peut se trouver dans l’explosion de brutalité inouïe qui submerge l’écran et qui fait d’ailleurs de No Country for Old Men le film assurément le plus violent et le plus angoissant des Coen. Il faut avouer que les scènes où Chigurh retrouve la trace de Moss dans un minable motel sont particulièrement impressionnantes. Clouant nerveusement le spectateur à son siège grâce à l’art du cadre (fameux plan du sang coulant sur la chaussure), les Coen parviennent à maîtriser un suspense hitchcockien et exploitent royalement les ficelles du thriller.

        Mais revenons sur le titre très crépusculaire du film. Notons que No Country for Old Men, film d’action très prenant, est une œuvre plutôt étonnante dans la filmographie des Coen. Et si les Coen étaient en fait lesdits « Old Men », forcés de faire des polars nerveux pour suivre leur temps ? Comme avec No Country for Old Men, les Coen, au sommet de leur art, signent un film parfait, nous ne répondrons donc volontairement pas à la question.


        No Country for Old Men étant sûrement l’un des meilleurs films des deux frères, la pluie d’oscars[4] qu’il a accumulés se trouve donc justifiée. Après cette œuvre impeccablement sombre, on attend avec impatience Burn after Reading, le prochain film des Coen, qui marquera leur retour à la comédie.

18.08.08.




[1] Cormac McCarthy (né en 1933) est l’auteur de romans à succès qui se déroulent souvent dans le Nouveau Mexique et qui jouent sur le folklore westernien. Billy Bob Thornton, ami des Coen avait déjà adapté un de ses livres avec De Si Jolis Chevaux (2000).
[2] Josh Brolin jouait le cow-boy déjà nonchalant qui ne savait pas quoi voir au cinéma dans « World Cinema », le sketch de Chacun son cinéma (2007) réalisé par les frères Coen.
[3] Tommy Lee Jones semble incarner une ancienne figure du western. En effet, il a joué dans la série TV Lonesome Dove (1989) de Simon Wincer aux côtés de Robert Duvall et dans Les Disparues (2003) de Ron Howard. Enfin, le téléfilm The Good Old Boys (1995) et le film Trois Enterrements (2005), ses deux uniques réalisations (dans lesquelles il joue), sont eux aussi des westerns.
[4] No Country for Old Men a remporté l’oscar du meilleur film, de la meilleure réalisation, du meilleur scenario adapté, du meilleur second rôle (Javier Bardem). Il a aussi été nominé à l’oscar de la meilleure photographie, du meilleur son, du meilleur montage sonore et du meilleur montage.