samedi 19 mai 2012

L'Eclisse / L’Eclipse (1962) de Michelangelo Antonioni

  
L’Aventura (1960), La Nuit (1961) et L’éclipse (1962) sont souvent envisagés comme formant une trilogie parce que les trois films présentent des couples hantés par la disparition de l’amour, voire la disparition tout court. Dans L’Aventura, une femme s’évanouit dans le paysage. Dans La Nuit, l’amour agonise le temps d’une soirée. Dans L’Eclipse, le couple « s’éclipse ».
A cause de ces trois films, Michelangelo Antonioni est réputé être un cinéaste dont la thématique principale serait celle de l’incommunicabilité entre les êtres. Peintre du vide et du silence, il s’avère être un observateur minutieux de la froideur d’un monde moderne et étouffant. Les sentiments et l’atmosphère vont de pair, sans que l’on sache ce qui est cause et ce qui est conséquence.

 
L’éclipse commence là La Nuit semble s’arrêter : par la séparation d’un couple. Cet incipit audacieux devient vite insupportable pour le spectateur : la longueur et la fixité des plans rendent la scène interminable. La dispute de la veille nous a été épargnée et c’est l’air pesant qui règne dans la pièce (où se déchire le ménage) qui révèle toute la lassitude d’un couple épuisé, à bout. Lascifs, l’homme comme la femme, bougent peu et seul un vent léger, engendré par un ventilateur électrique, insuffle un souffle de vie dans cette atmosphère moribonde.
On retrouve alors cette douleur de l’incommunicabilité: Vittoria décide de quitter son fiancé, sans qu'elle puisse lui expliquer pourquoi ni depuis quand elle ne l'aime plus. Elle ne parviendra pas par la suite à avouer cette rupture à sa mère, qui ne l'écoute pas, trop occupée à suivre le cours de ses actions. Le monde de la Bourse offre un contrepoint saisissant à l’univers silencieux de Vittoria: si les individus utilisent désormais la parole, ce n’est que pour vociférer afin de participer à un jeu aussi cacophonique qu’absurde.
Ensuite, la romance qui naît entre Vittoria et le beau Piero nous paraît vite illusoire. Les deux personnages se rejoignent pourtant dans leur futilité. Vittoria, la bourgeoise sentimentale, passe son temps à ne rien faire. Antonioni dresse le portrait d’une femme constamment indécise (qui « ne sait pas ») et se rapproche de la « misogynie » du cinéma de Jean-Luc Godard[1]. Piero, lui, est le représentant d’un monde capitaliste matérialiste et cupide, caractérisé par l’hyperactivité. 
 
Antonioni nous présente donc des personnages vains, ayant des relations fragiles voire inexistantes les uns avec les autres. Ceux-ci sont perdus dans un paysage urbain souvent glauque. Par la photographie en noir et blanc et son choix de filmer une architecture moderne et froide, Antonioni nous montre un monde triste. Le seul échappatoire de nos protagonistes, ce sont des photos d’un pays africain lointain, presqu’imaginaire. Et les rares instants de bonheur (une danse exotique interrompue, la marche grotesque à deux pates d’un chien égaré,  les mamours puérils du jeune couple) sont tellement peu nombreux que le spectateur les vit comme un moment extraordinaire.
Ce monde insignifiant se révèle être un vide. Et pour Antonioni, la tentation est celle de l’abstraction. Déjà au milieu du film, Vitoria traversait le nuit comme dans un rêve et se retrouvait face à des tiges géantes, se balançant au grès du vent, tels de véritables œuvres d’art étranges. L’éclipse, c’est finalement la disparition des protagonistes qui, sans s’être concertés, ne se reverront jamais, laissant leur relation à l’abandon comme le symbolise la maison en construction inachevée qui constituait le lieu de leur rendez-vous. L’effacement des personnages apparaît comme l’aboutissement de la déconstruction, de l’annulation du récit. La nuit tombe, le monde suit son cours et c’est sur une image de lumière électrique (un réverbère s’allume) que se clôt le film. Seule subsiste la réalité matérielle.

 
En nous exposant l’évaporation des sentiments et la consumation des personnages, L’éclipse nous hypnose. Comme L’Aventura ou Le Désert rouge, le film apparaît comme un sommet de la période italienne d’Antonioni.

 

 

10.05.12.

 

[1] Idée renforcée par la même utilisation d’une actrice/compagne : Anna Karina pour Godard, Monica Vitti pour Antonioni.

Triumph Des Willems / Le Triomphe de la Volonté (1935) de Leni Riefenstahl


En mai 1932, Leni Riefenstahl, actrice vedette de films de montagne (La Montagne sacrée, L’enfer blanc du Piz Palü, La Lumière bleue…), aurait rencontré pour la première fois Adolf Hitler. Après son accession au pouvoir, Hitler demande à Riefenstahl de filmer les congrès du parti nazi qui se tiennent à Nuremberg : ce sera Sieg des Glaubens (La Victoire de la Foi) sur le congrès de 1933, Triumph des Willens (Le Triomphe de la volonté) sur le congrès de 1934 et Tag der Freiheit: Unsere Wehrmacht (Jour de la Liberté : Nos Forces de Défense) sur le congrès de 1935.
Le nombre de participants (plus de 700 000 supporters sont réunis) et les techniques de Riefenstahl font du Le Triomphe de la Vérité, sur le 6ème congrès du Parti, le film de propagande le plus impressionnant du cinéma nazi. Le Triomphe de la Vérité serait un des plus grands films de l’histoire du cinéma, une réputation renforcée par la difficulté à pouvoir le visionner.


D’un point de vue technique et cinématographique, Le Triomphe de la Vérité s’avère spectaculaire. Seize équipes de tournage sont ainsi mobilisées (avec Walter Ruttmann parmi les techniciens). Lorsque la caméra n’est pas mouvante (les travellings circulaires et les mouvements de caméra ascendant sont nombreux), c’est pour se fixer sur la grandeur du rassemblement, filmée en plan large. Le montage alterne le cadrage du meeting avec des contre-champs de spectateurs enthousiastes (cadrés en gros plans) pour humaniser la foule innombrable. Enfin, la réalisatrice use abondement la contre-plongée pour mythifier le héros principal du film qu’est le Führer.
La séquence d'ouverture fait d'Hitler un dieu descendu des cieux pour sauver le peuple allemand. « Un dieu nouveau descendant du Walhalla », selon Jean Mitry[1] qui reprend l'analyse de Georges Sadoul[2] (« L'avion du nouveau Messie se posait à Nuremberg ») qui, plus loin, parle de « pompeuse déification wagnérienne » : il faut dire qu’en plus de l’utilisation de la musique du compositeur, Sigfried Kracauer, dans Caligari à Hitler[3], fait un lien entre les trompettes théâtrales que l’on aperçoit dans le film de Riefenstahl et celles des Nibelungen.
Mais sur terre, après ce début efficace, le spectateur se laisse envahir par l’ennui et ce, malgré la mise en scène énergique de Riefenstahl. Car le spectateur constate au bout d’une demi-heure l’absence de sujet : Le Triomphe de la Vérité n’est qu’une suite de parades militaires sous l’œil bienveillant d’Hitler, parfois entrecoupées de discours idéologiques. Il existe un problème de rythme car la lassitude est inévitable devant toutes ces démonstrations de force pompeuses. Kracauer parle de « triomphe de volonté nihiliste » où l’on tente de remplacer « le défaut de contenu » par des « structures artistiques formelles ».

Riefenstahl s’est toujours défendu d’avoir tourné un film de propagande, déclarant n’avoir tourné qu’un documentaire. Cette affirmation ne peut paraître que mensongère au regard des moyens mis en œuvre au service du spectacle majestueux et mystificateur. De plus, selon la réalisatrice, « les préparatifs pour le congrès du parti furent faits parallèlement aux préparatifs pour les activités de la réalisation cinématographique ».
 Pour Sadoul, le but du Triomphe de la Vérité est double lors de sa sortie en 1935: « Montrer aux nazis la solidarité du parti, ce qui était nécessaire au lendemain de l'affaire Roehm[4]; introduire les leaders dans le film ; ils diraient quelques mots et les Allemands pourraient ainsi identifier leurs véritables chefs. » Le deuxième objectif serait d'impressionner l'étranger. Dans cette optique, il est évident que le film est une réussite : seulement un an après l’accession d’Hitler au pouvoir, le spectateur est persuadé de la toute puissance du parti nazi et a le sentiment d’assister à un moment d’une grande cohésion sociale autour d’un leader.
L’idéologie s’avère parfois plus étonnante. A l’époque, le discours est encore pacifiste (malgré tous les défilés militaires!). De même, l’union du peuple allemand, meurtri par la défaite de 1918, l’emporte sur un discours raciste pratiquement manquant. Pour Roger Ebert, cette absence d’antisémitisme serait un « calcul » pour mieux édulcorer la propagande[5].


Le Triomphe de la Vérité fut apparemment un succès en salle en Allemagne à sa sortie. Le film sera couronné en 1934 par le Prix du film allemand et par le Lion d'or de la Mostra de Venise mais également… par un Grand Prix international lors de l’Exposition universelle de Paris en 1937. A l’étranger, le film fit peur et mena à la prise de conscience de l’importance de la montée en puissance du nazisme.
C’est la terreur que lui inspira le film de Riefenstahl qui incitera Frank Capra à tourner le projet Why We Fight pendant la guerre. Chaplin s’inspirera aussi directement des discours du Führer dans Le Triomphe de la Vérité pour son Dictateur (1940). Presque quatre vingt ans après sa sortie, Le Triomphe de la Vérité n’a rien perdu de sa puissance visuelle ni de la terreur qu’il inspire.

28.04.12.






[1] In Histoire du cinéma (1967-1980), Tome 4, Jean-Pierre Delarge, 1980, p. 548.
[2] In Histoire du cinéma mondial (1949), Flammarion, 9ème édition, 1993, p. 161.
[3] In De Caligari à Hitler (1947), L’Age d’Homme, 1973, p. 102.
[4] Dans le montage original du film, Hitler évoque la nuit des longs couteaux dans un discours et affirme son absence de responsabilité. Un montage ultérieur coupera cette référence.
[5] In "The Wonderful Horrible Life of Leni Riefenstahl", publié dans le Chicago Sun-Times du 24 Juin 1994.

mardi 8 mai 2012

The Flesh and the Devil / La Chair et le Diable (1926) de Clarence Brown


Après Le Torrent de Monta Bell et La Tentatrice de Fred Niblo, Le Chair et le Diable est le troisième film américain de Greta Garbo. Le film marque la rencontre de l’actrice avec son réalisateur de prédilection, Clarence Brown (avec qui elle tournera encore six films[1]), et la grande vedette du muet John Gilbert (avec qui elle allait former un couple célèbre). Véritable succès, Le Chair et le Diable marque un tournant dans la carrière de la « Divine » et confirme son statut de star. Il faut dire le film de Brown constitue un mélodrame particulièrement réussi.

 
La principale raison de la réussite du film tient à la simplicité de son récit. Le schéma dramatique s’avère très classique :  la promise du héros ne peut attendre son retour, et se marie avec un autre. L’histoire devient plus tragique encore lorsque le mari s’avère être l’ancien meilleur ami du héros: l’amitié doit-elle primer sur l’amour ?
Ce poncif n’est pas nouveau. On peut le faire remonter à l’Odyssée (Ulysse arrivera-t-il à temps à Ithaque pour chasser les prétendants ?) et on le retrouve dans des œuvres mettant des fantômes de la guerre telles que Martin Guerre ou Le colonel Chabert. Pour des variantes guerrières plus récentes et cinématographiques, on peut citer Quand passent les cigognes de Kalatozov ou Le Retour de Hal Ashby.[2] Ce motif narratif, plutôt misogyne, révèle en réalité la peur de l’infidélité féminine, la croyance de l’homme en l’incapacité des femmes à rester seules.

                Cette méfiance envers les femmes traverse La Chair et le Diable. Déjà dans le titre, on retrouve cette idée que le plaisir charnel est maléfique et donc par extension que « the Devil is a woman » (pour reprendre le titre d’un film avec Marlene Dietrich). Grace à un pouvoir quasi-démoniaque d’emprise sur la chair, Greta Garbo brise les amitiés et rend les hommes fous, les poussant à s’entretuer (sur la symbolique « ile de l’amitié »). Son personnage de Felicitas n’est pas pour autant une manipulatrice : c’est avant tout une femme égoïste et sans vraie volonté. Fragile, elle demeure néanmoins un monstre vampirique comme nous le suggère sa crise d’hystérie suite à l’écoute d’une prière. Sa mort accidentelle dans les eaux glacées d’un lac renforce également cette idée de la femme maléfique punie par un châtiment divin.
                Cette association volontiers scandaleuse ou choquante avec la religion est récurrente dans les films de Garbo. Dans La Chair et le Diable, Felicitas, lors de la communion, tourne la coupe de vin qui lui est tendue par le prêtre afin que ses lèvres puissent se poser au même endroit que celles de son amant. Dans Mata-Hari, Garbo mettra à l’épreuve son bien-aimé en le forçant à éteindre une bougie devant une icône protectrice de la Vierge. Ces scènes audacieuses le sont d’autant plus qu’elles sont accompagnées d’un érotisme latent. Dans La Chair et le Diable, une cigarette peut devenir chargé de désir sexuel et chaque caresse de cheveux est des plus sensuelles. La photographie précise du chef opérateur William Daniels et la mise en scène talentueuse de Clarence Brown contribuent fortement à cette érotisation: le metteur en scène filme en gros plan sa star pour mieux rendre inaccessible sa froide beauté et il s’attarde sur son visage. Le muet sacralise par l’image les gestes des personnages, les charge de désir et fait du spectateur le témoin de ces instants.


La construction implacable du récit (tiré d’un roman de l’allemand Hermann Sudermann[3]) et les consonances érotiques font de La Chair et Le Diable un sommet du mélodrame muet et font de Garbo une véritable « Sex Godess ».

25.04.12.







[1] A Woman of Affairs / Intrigues (1928) ; Anna Christie, Romance et Inspiration/ L’inspiratrice (1930) ; Anna Karénine (1935) ; et Conquest / Marie Walewska (1937).
[2] Peu après La Chair et le Diable, sort d’ailleurs Heimkehr (1928, de Joe May, également avec Lars Hanson), sur une histoire assez proche. Lars Hanson est une vedette du cinéma muet d’origine suédoise. Découvert aux côtés de Garbo dans le film qui la révéla (La Légende de Gösta Berling, 1924, de Mauritz Stiller), il s’embarqua également aux Etats-Unis où il tourna notamment deux films sous la direction de son compatriote Victor Sjöström : La Lettre écarlate (1926), aux côtés de Lillian Gish et La Divine (1928), où il est nouveau réuni avec Greta Garbo.
[3] D’où la cadre géographie du récit, à savoir une Europe centrale de pacotille avec officiers zélés et rejetons de la grande aristocratie. Notons que L’Aurore (1927) de Murnau est également adapté d’un roman d’Hermann Sudermann.

Paris Vu Par (1965) de Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol


En 1962, Barbet Schroeder fonde avec Éric Rohmer « Les Films du Losange », société de production qui allait produire la quasi totalité des films du cinéaste. Trois ans après, la compagnie se lance dans l’aventure de Paris Vu Par, film à sketches dans lequel plusieurs réalisateurs revisitent un quartier de la capitale, à l’occasion d’une petite histoire volontiers ironique et filmée en 16 mm. Comme plus tard Loin du Vietnam, Paris Vu Par peut apparaître comme un manifeste de la Nouvelle Vague. Si cette impression est fondée au regard de la cohérence du film, ce film à sketches laisse chaque cinéaste exprimer sa singularité.

Barbet Schroeder refuse de faire un film à sketches proche des coproductions internationales de l’époque, « cuisines » dans lesquelles on a « des grands acteurs pour quelques jours et pour pas trop d’argent » et où le coût de la coproduction est amoindri par le tournage dans un seul pays. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, Paris Vu Par n’est pas vraiment un film sur Paris. Pour le jeune Barbet Schroeder, il s’agit de rassembler « la fraction la plus vivante du cinéma français »[1]. Tous différents, les cinéastes se rejoignent pourtant dans la volonté de mélanger la réalité (et le regard documentaire) avec la fiction.

Jean Douchet inaugure le film avec un sketch sur Saint Germain des Près. Cette petite histoire a des airs de nouvelle fantastique : une jeune américaine se laisse séduire par un « germanopratin science-piste » mais découvre son double le lendemain. Dans le même registre anecdotique et amusant, Jean-Daniel Pollet filme les hésitations d’un client avec une prostituée de la Rue Saint-Denis. Un décalage certain existe entre le film attendu (le portrait cru de la prostitution) et le film existant (la mise en scène d’une situation cocasse).
Le sketch de Rohmer, lui, met en scène un vendeur de chemises persuadé d’avoir tué accidentellement un clochard place de l’Etoile. Le changement dans la vie bien réglée de notre héros sans histoire se traduit par la modification de son chemin quotidien: son trajet habituel et circulaire (le tour de la place) est remplacé par un autre plus linéaire (notre héros descendant désormais avenue Kléber…). Ce court métrage sur les peurs d’un petit commerçant surprend de la part de Rohmer, plus habitué à révéler la lascivité de la classe bourgeoise.
On est également étonné par le sketch de Godard sur Montparnasse et Levalois tant le cinéaste paraît se répéter : cette anglaise mignonne perdue à Paris nous fait penser à Jean Seberg dans A bout de Souffle et cette histoire nous avait déjà été racontée par Belmondo dans Une femme est une femme (dont la musique est reprise)[2]. Là encore, on retrouve la formule du conte assorti d’ironie : une femme enfermée dans un double jeu refuse de voir la réalité en face. Les hommes, qu’ils soient de la classe populaire (l’artisan garagiste) ou bourgeoise (l’artiste qui travaille également la tôle), vont remettre la jeune fille à sa place, dans un grand élan de misogynie. Le dualisme se retrouve également au niveau de la construction du film : écrit par Godard, la mise en scène a été en fait confiée à l’américain Albert Maysles.

Deux sketches sortent particulièrement du lot. Claude Chabrol signe un condensé de son œuvre centrée sur la critique de la bourgeoisie: un garçon du XVIème arrondissement met des boules Quiès pour ne plus entendre les disputes entre ses parents et leurs propos vains ou mesquins. Sourd, il n’entendra pas les cris de sa mère quand elle sera victime d’un accident. De façon amusante, le sketch s’appelle la Muette…
Enfin, c’est la partie de Jean Rouch sur le quartier de la gare du Nord qui impressionne le plus. Le cinéaste met en œuvre son cinéma vérité : le court est filmé en un unique plan-séquence (bien que trafiqué). Rouch nous révèle ce qui précède un drame né du hasard. On assiste à une brouille d’un couple qui se transforme en rupture. La femme fait alors la rencontre d’un inconnu qui lui promet la vie dont elle avait rêvée. Cette confrontation apparaît comme une intrusion de l’impossible dans le quotidien. Cette entrée désespérée de la fiction dans le documentaire ne peut qu’échouer.


Pour Jean Douchet, Paris Vu Par constitue l’expression même de la Nouvelle Vague en même temps qu’un point final de ce cinéma (à cette époque, Chabrol ou Godard commencent à connaître des échecs commerciaux). Souvent à la limite de l’expérimental, Paris Vu Par demeure finalement un projet collectif cohérent et abouti.
L’expérience sera renouvelée plus tard avec Paris Vu Par Vingt ans après (1984) et Paris, Je t’aime (2006).

13.04.12.



[1] Cf. l’interview accordé à Schroeder dans le documentaire « Les Ecrans de la Ville ».
[2] A ce moment, Godard filme justement avec Pierrot le Fou, une œuvre-somme qui reprend des éléments de ses films antérieurs.

mercredi 21 mars 2012

Blindman, il pistolero ciego / Blindman, le Justicier aveugle (1971) de Ferdinando Baldi


          Blindman sort à un moment où, en termes de production, le western spaghetti commence à décliner et où, en termes esthétiques, le genre sombre dans la veine autoparodique. Le film de Baldi peut être considéré comme l’une des dernières grandes œuvres sérieuses du genre avant les derniers feux crépusculaires que sont Keoma (1976) de Enzo G. Castellari ou Adios California (1977) de Michele Lupo.


          L’histoire de Blindman connait des accents épiques. Notre héros aveugle se met en tête de sauver cinquante femmes d’un bordel mexicain, géré par une fratrie de bandits et visité par les « federales ». Malgré ses bonnes intentions et son handicap, Bindman ne nous attendrit pas : le personnage est motivé par la perspective récompense et il se caractérise avant tout par un humour cynique et une ironie dérangeante.
          L’originalité de ce western spaghetti ne réside pas uniquement dans la bizarrerie du personnage principal. Violent, à la limite du surréalisme, Blindman apparaît comme un sommet du baroque dans le western spaghetti. « C’est une suite ininterrompue de clous spectaculaires : il faut avoir vu la scène de massacre des soldats (dans l’esprit du final paroxystique de La Horde sauvage) ; il faut avoir vu les hommes de Domingo pourchasser et maltraiter les cinquante prostituées en fuite dans le désert ; il faut avoir vu le village peint en noir sur l’ordre de Domingo suite à la mort de son frère et la procession nocturne autour du défunt ; il faut avoir vu [le général mexicain] brûler les yeux du bandido avec le feu rougeoyant de son cigare ». [1]
          A travers le personnage du justicier aveugle mais fin tireur, Blindman se réfère à la saga des Zatoichi. Les liens entre le western et le cinéma japonais sont nombreux, aussi étrange que cela puisse paraitre. Il existait déjà un jeu d’influence entre le cinéma américain et le cinéma japonais : par exemple, Kurosawa est influencé par John Ford ou Georges Stevens et en retour, John Sturges réalise avec Les Sept Mercenaires un remake des Sept Samouraïs. Miroir déformant du western américain, le western transalpin a lui aussi à établi des rapports avec cinéma nippon et ce dès le début. Ainsi, Sergio Leone s’inspire de Yojimbo (1961) de Kurosawa pour Une Poignée de Dollars (1964), a été condamné pour plagiat ! Par la suite, Tony Anthony, interprète principal mais aussi scénariste-producteur du film de Baldi, est la vedette de Lo Straniero di Silenzio (1968) de Luigi Vanzi, dans lequel un pistolero silencieux se retrouve au Japon. Cette confrontation des cultures annonce Soleil rouge (1972), coproduction internationale réalisée par Terrence Young et dans laquelle un samouraï campé par Toshiro Mifune est parachuté en Amérique. L’intrusion du personnage du samouraï a été également repris, qu’il soit interprété par Tatsuya Nakadai dans Cinq Gâchettes d’Or (1968) de Tonino Cervi ou par Tetsuro Tamba dans Cinq Hommes armés (1969) de Don Taylor et Italo Zingarelli, tous deux scénarisés par Dario Argento. Enfin, un film comme Western Sukiyaki Django (2007) de Takashi Mike continue d’entretenir cette relation étonnante entre les deux cinémas.
          A l’heure de sa mort, le western spaghetti a également lorgné du côté de la Chine. Pour renouveler le genre qui s’essoufflait, les italiens ont essayé de le mélanger avec les films d'arts martiaux (souvent en coproduction avec la Shaw Brothers): ces « western soja » ont donné lieu aux Rangers défient les karatékas (1973) de Bruno Corbucci ; Winchester, Kung-Fu et Karaté (1973) de Yeo Ban Yee ; Mon nom est Shangaï Joe (1973) de Mario Caiano ; le Blanc, le Jaune et le Noir (1974) de Sergio Corbucci ou encore La Brute, le Colt et le Karaté (1974) d’Antonio Margheriti.


          Blindman frappe par l’outrance de sa violence et de sa folie. Recherchant les excès du genre tout en s’ouvrant à l’esprit de la contre-culture (un sentiment renforcé par la présence de Ringo Starr dans le rôle du frère du grand méchant), le film de Baldi s’apparente à ce que le critique américain Jonathan Rosenbaum a pu appeler un « acid western » [2] au même titre qu’El Topo [3] (1970) d’Alejandro Jodorowsky. Blindman donne envie de se lancer à la redécouverte du western transalpin.



[1] In Il était une fois… le western européen de Jean-François Giré, 2002, Dreamland, p. 246.
[2] L’idée a germé en 1996 dans la critique de Dead Man de Jim Jarmusch et a été développée dans un entretien de Rosenbaum avec Jarmusch ainsi que dans un ouvrage sur Dead Man édité par le BFI en 2000.
[3] Blindman comme El Topo tous deux sont produits par Allen Klein, le manager des Beatles depuis la mort prématurée de Brian Epstein. Klein a également produit la trilogie du « stranger » avec Tony Anthony.

vendredi 17 février 2012

They lived by night / Les Amants de la Nuit (1949) de Nicholas Ray


          En mars 1939, Rowland Brown, scénariste et réalisateur du début des années 30 tombé en désuétude, achète les droits du roman Thieves like Us à son auteur Edward Anderson, un écrivain qui a échoué à faire carrière à Hollywood. Brown revend finalement les droits du roman à la RKO en 1941. Le projet reste dans les tiroirs du studio jusqu’à ce que le producteur John Houseman demande en 1947 à Nicholas Ray de réécrire le scénario.
          A l’âge de 36 ans, Ray a déjà adapté Duke Ellington (Beggar’s holiday) à Broadway et a également assisté Kazan sur le tournage du Lys de Brooklyn en 1945. Dore Schary, récemment arrivé à la tête la compagnie, est séduit par le jeune Ray et accepte de lui confier la mise en scène du film. Le tournage dure de juin à octobre 1947 mais l’arrivée d’Howard Hughes en mai 1948 bouleverse le calendrier du studio. Le film ne sortira qu’en novembre 1949 [1]. Premier film de Nicholas Ray, Les Amants de la Nuit constitue un film noir profondément tragique et romantique.


          Les Amants de la Nuit mythifie la figure du jeune couple en fuite et est l’un des premiers films noirs à faire usage de ce motif romantique [2]. Comme plus tard dans La Fureur de Vivre, Ray s’intéresse à une jeunesse meurtrie et rebelle: Bowie et Keechie vivent un amour sincère mais leur union est condamnée à l’échec par la société qu’ils refusent. Le film s’ouvre d’ailleurs sur la vue des deux adolescents amoureux, illustrée par le commentaire suivant: « This boy and this girl were never properly introduced in the world we live in ».
          Le roman d’Edward Anderson, inspiré par l’histoire contemporaine de Bonnie and Clyde (qui avait déjà influencé Fritz Lang pour J’ai le droit de vivre) nous montre certes un couple criminel mais il ne porte pas un regard condamnateur sur l’action des jeunes gens. Tout d’abord, seul Bowie est un délinquant : il s’est échappé de la prison où on l’a envoyé très jeune pour une vétille. Voleur mais pas meurtrier, il n’agit en dehors de la loi qu’en raison de la mauvaise influence d’adultes brutaux. Les policiers qui traquent Bowie le reconnaissent eux même : Bowie est une victime qui n’a jamais sa eu sa chance et n’a jamais connu que la misère. Mais surtout, Bowie et Keechie sont moins des criminels que des adolescents insouciants et naïfs qui rêvent d’une vie simple et normale.
          Le rejet par la société du couple jeune et beau de Bowie et Keechie peut également être conçu comme une réaction face à l’injustice d’un monde qui, de plus, est indifférent à leur sort. On devine que le roman, écrit pendant la Grande Dépression, a été écrit par un écrivain de tendance gauchiste. Dans Les Amants de la Nuit, certaines répliques politiquement engagées subsistent dont celle qui donne au roman son titre: les banquiers qui exploitent la misère des petites gens ne sont pas moins voleurs que les amis criminels de Bowie. On retrouve cette idée dans nombre de films des années 30, à commencer par Quick Millions (1931) de Rowland Brown. Une autre scène significative voit Bowie et Keechie se marier dans un sordide « centre » de mariage : cet endroit où l’on vend des « formules d’union » bon marchées (bagues de fiançailles et orgue d’accompagnement compris) représente une miniature d’un monde dont le sentimentalisme hypocrite cache à peine la nature mercantile.
          Par comparaison, Nous Sommes tous des Voleurs, le remake du film de Ray par Robert Altman, apparaîtra nettement plus engagé et bien moins lyrique. Accumulant les gros plans et privilégiant une photographie léchée , Nicholas Ray assume pleinement le romantisme désespéré de son couple, voué à une existence cachée et nocturne. Ray a fait appel à deux jeunes acteurs : Farley Granger trouve son premier rôle avec le personnage de Bowie alors que Keechie est interprétée par Cathy O’Donnell qui avait déjà été remarqué en 1946 dans Les Plus belles années de notre Vie de William Wyler . Une autre audace du réalisateur apporte au film une modernité surprenante et une émotion accrue : Ray a tenu à filmer plusieurs plans en hélicoptère pour suivre la fuite éperdue des protagonistes en voiture.


          Avec les sensibles Amants de la Nuit, Nicholas Ray signe donc un premier film audacieux. Le sujet (un livre de gauche datant de la Dépression) et son inspiration (la cavale de Bonnie & Clyde), l’explication sociale du crime ainsi que la présentation d’une enfance miséreuse et les tirades anti-finance renvoient au cinéma de la des années 30. En revanche, le lyrisme semble plus accentué que dans ces films-là. C’est une des marques du tragique propre au film noir mais aussi un des traits caractéristiques du cinéma de Ray.
17.02.12.




[1] Tourné antérieurement, Les Amants de la Nuit est donc sorti après Les Ruelles du malheur (février 1949) et A Woman’s Secret (mars 1949).
[2] On trouvait déjà cette trame dans J’ai le droit de vivre (1937) de Fritz Lang. On la retrouvera dans des films tel que Gun Crazy (1950) de Joseph Lewis, The Bonnie Parker Story (1958) de William Witney, Bonnie and Clyde (1967) d’Arthur Penn, La Balade sauvage (1973) de Terrence Malick ou encore Nous sommes tous des voleurs (1974), remake par Robert Altman du film de Ray.
[3] Dans une scène, Keechie et Bowie boivent du coca-cola, comme des millions d’Américains. Ce détail qui renforce le sentiment d’avoir affaire non à des anarchistes mais à des adolescents puérils qui ne désirent qu’à être intégrés dans la société de consommation sera davantage accentué dans Nous sommes tous des voleurs de Robert Altman.
[4] La photographie est signée par George E. Diskant qui travaillera de nouveau avec Ray sur A Woman’s Secret et La Maison dans L’Ombre.
[5] Le couple formé par Farley Granger et Cathy O’Donnell sera réuni pour Side Street / La Rue de la mort (1950) d’Anthony Mann.

jeudi 9 février 2012

The Girl with the Dragon Tattoo / Millénium, les Hommes qui n’aimaient pas les Femmes (2012) de David Fincher


          Millénium, trilogie de romans policiers de l'écrivain suédois Stieg Larsson, a connu un succès considérable au début des années 2000 avec plus de 20 millions d'exemplaires vendus à travers le monde. Après une série de films en Suède, Hollywood s’empare de la saga avec David Fincher aux commandes de l’adaptation cinématographique du premier opus.


          Le succès du polar nordique n’est pas nouveau : il avait déjà connu ses lettres de noblesse avec le duo d’écrivains Maj Sjöwall et Per Wahlöö et leur personnage du policier Martin Beck . Kurt Wallander (et son personnage de flic Henning Mankell), Jo Nesbø (auteur norvégien que Scorsese compte adapter) s’inscrivent également dans la même veine. Cette littérature relate des enquêtes criminelles qui privilégient le suspense et le sordide. Une lecture sociale densifie de surcroit le récit.
          Millénium ne fait pas exception à la règle. L’histoire met en scène un duo de limiers assez étonnant : Mikael Blomkvist, quarantenaire, est un journaliste d’investigation (au journal le Millénium) récemment condamné (à tort) pour diffamation. Il fait équipe avec une hackeuse, Lisbeth Salander, une sorte d’adolescente attardée, une rebelle asociale au look gothique (elle arbore de nombreux tatouages et piercings). L’un des plus puissants industriels de Suède demande à Blomkvist d’enquêter sur sa nièce, disparue dans les années 60. Le vieux magnat suspecte un assassinat, commis par un membre de sa propre famille. Mais les recherches des protagonistes les mènent à la poursuite d’un serial killer dangereux.

          L’univers de Millénium se révèle aussi glacial qu’abject. Le récit criminel permet ainsi d’établir un regard sombre sur la société suédoise. La Suède d’antan, peuplée de nazis, est représentée par la riche famille industrielle qui recrute Blomkvist : cette famille désunie et aigrie n’arrive pas à masquer les blessures et les secrets du passé malgré leur apparence d’honnêteté reflétée par le mobilier lisse de leur maison, hit-tech ou Ikea. La Suède nouvelle, incarnée par le personnage de Lisabeth, nous fait également peur : il s’agit d’une jeunesse orpheline et déviante (Lisabeth a de graves antécédents psychiatriques), qui a du mal à communiquer. Entre ces deux générations, Blomkvist apparaît comme un personnage plus positif mais sa soif de vérité est contrecarrée par une société corrompue.
          La mise en scène de Fincher, privilégiant les couleurs grises et tristes, contribue à développer le climax ignoble de Millénium. Le réalisateur explore les domaines de ses films précédents: un monde inquiétant (comme dans Fight Club), un intérêt pour la modernité et la technologie (comme dans The Social Network) ou encore un jeu de piste captivant après un serial killer (comme dans Zodiac).
          Cependant, la bonne volonté de Fincher et sa détermination à rester fidèle au texte nuisent surement au film : le spectateur est dégouté par la violence de certaines scènes qui ne paraissent pas indispensables. Par exemple, on aurait pu se passer de ce générique à l’atmosphère punk ainsi que des péripéties particulièrement infectes de Lisabeth avec son tuteur-violeur.


          La violence du spectacle de Millénium (interdit aux moins de 17 ans aux Etats-Unis) est telle que même l’acteur Daniel Craig (qui interprète le personnage de Blomkvist) a avoué avoir été choqué par le film. On l’aura compris : Fincher n’a pas eu froid aux yeux et a refusé de signer une œuvre policée. Il en résulte un thriller particulièrement cru, paradoxalement difficile à voir, mais toujours haletant.

09.02.12.