mercredi 25 juin 2008

The Sea Wolf / Le Vaisseau fantôme (1941) de Michael Curtiz



        Roman de Jack London écrit en 1904, Le Vaisseau fantôme a été adapté à sept reprises au cinéma. L’auteur interprétait même le rôle d’un marin dans la première transposition à l’écran, celle américaine réalisée en 1913 par Hobart Bosworth. Mais la version la plus réussie et la plus célèbre reste celle de Michael Curtiz qui, grâce à une superbe ambiance, signe ici l’un de ses meilleurs films.


        Le Vaisseau fantôme, commandé par le terrifiant Wolf Larsen, rassemble des créatures déchues: Humphrey Van Weyden (Alexander Knox), un écrivain distingué, George Leach (John Garfield), un homme mystérieux recherché par la police et Ruth Webster (Ida Lupino), une femme évadée de prison. Tous sont contraints de rester à bord du navire de Larsen, cruel loup de mer lui-même pourchassé par un frère hargneux.

        Robert Rossen, le scénariste a inventé et développé le personnage de George Leach, rebelle ténébreux et charismatique. L’écrivain, personnage principal du roman de London est donc remplacé par le couple tourmenté formé par John Garfield et Ida Lupino. Le Vaisseau fantôme frappe surtout étonnamment par la noirceur de ses personnages sombres, constamment en fuite. Même Weyden, l’écrivain propret, va se salir et sera tenté par le crime. Il restera cependant fidèle à une certaine dignité morale face au monstre pervers qu’est Larsen.

        Représentant d’un individualisme égoïste, le personnage de Wolf Larsen se voit complètement diabolisé. En effet, rien ne manque à cette créature autosuffisante et matérialiste. Larsen se révèle même être plein de contradictions : lettré et cultivé (c’est un admirateur de poésie), il fait pourtant preuve d’un autoritarisme absolument barbare à bord de son navire.

        Le simple film d’aventures se transforme alors de façon très subtile en film de propagande: il est en effet facile pour le spectateur de l’époque de reconnaître dans cet instigateur d’un violent totalitarisme un symbole dangereux du fascisme. De plus, la connotation germanique du prénom de Larsen renforce cette idée: depuis la création d’une certaine section de SS et la sortie du fameux Blitz Wolf de Tex Avery, la figure du loup semble être liée de façon évidente au nazisme.

        Cette dénonciation de la dictature n’est cependant pas ce qui marque le plus le spectateur contemporain, plus sensible à la superbe ambiance du film, imprégné d’une esthétique expressionniste propre au réalisateur Michael Curtiz. Le film baigne même dans une atmosphère à la lisière du fantastique lorsque l’on voit des navires sortir de brumes épaisses. Ce fut d’ailleurs le premier film à utiliser ladite « machine à brouillard », alors nouvellement installée.

        Faisant appel à Sol Polito pour la direction de la photographie, Curtiz s’entoure donc d’excellents techniciens. Le Vaisseau fantôme marque d’ailleurs la dernière collaboration de Curtiz avec Eric Von Korngold qui avait signé auparavant la partition de quatre de ses films: Capitaine Blood (1935), Les Aventures de Robin des Bois (1938), La Vie privée d’Elizabeth d’Angleterre (1939) et L’Aigle des Mers (1940). Les acteurs sont eux aussi remarquables, même les inoubliables seconds rôles que sont Barry Fitzgerald en lâche cuisinier et Gene Lockhart en médecin alcoolique.


        Servi par une excellente atmosphère et de brillants acteurs, Le Vaisseau fantôme est donc un remarquable film de studio qui prouve encore une fois de plus l’extraordinaire qualité des productions de la Warner.

25.06.08.

mardi 17 juin 2008

Alice (1990) de Woody Allen


        Mettons tout de suite les choses au point: Alice est un film de Woody Allen sans Woody Allen, mais avec Mia Farrow, sa muse et compagne de l’époque. Le film reprend la même trame que celle de Juliette des esprits (1965) de Frederico Fellini, cinéaste adulé par Woody Allen. Il s’agit des démêlés conjugaux d’une jeune bourgeoise conformiste qui, après avoir découvert les infidélités de son mari, décide de changer de vie.


        Allen transpose l’histoire dans un autre cadre, la banlieue aisée de Rome étant remplacée bien évidemment par New York. Influencé par son mentor Fellini, Allen signe ici une critique plus féroce que d’habitude : au lieu d’une moquerie amusée d’un milieu intellectuel, il procède à une cruelle critique de la bourgeoisie new-yorkaise, futile et frivole. Ainsi, la vie superficielle d’Alice, à l’image de son ridicule chapeau rouge, est régulée par ses courses dans les magasins chics et par ses visites à la manucure où elle retrouve ses amies aux manteaux de fourrure.

        Alice aime profondément ses enfants. C’est une bonne catholique, un peu naïve et son nom nous évoque l’héroïne de Lewis Carroll. Se sachant trompée par son mari (joué par William Hurt), Alice décide de changer complètement de vie et part aider Mère Teresa en Inde. Alice passe alors de l’autre côté du miroir mais pour autant ce n’est pas ce retour à la réalité qui intéresse le plus Allen, celui-ci préférant nous insérer des images des documentaires de Louis Malle. Déjà avant, Allen, en faisant rapidement référence à La Dame de Shanghai (1948) d’Orson Welles avec une scène de rendez-vous donné dans un aquarium, montrait qu’il n’avait pas renoncé à son esprit fantaisiste.
        Allen n’oublie pas non plus sa fascination pour la magie et la poésie. Grâce aux potions et aux herbes magiques d’un docteur chinois qui tient une fumerie d’opium, Alice peut devenir invisible, voler au dessus de Manhattan, danser avec des fantômes. Allen reprend ainsi son audacieux principe de superposition des temps et des espaces comme il l’avait déjà fait dans Annie Hall (1977). Ainsi, Alice revit son premier amour, se ballade dans le passé en assistant à un diner de famille. La liberté narrative arrive à son paroxysme lorsqu’Alice décide de se confesser et se dirige vers un confessionnal qui vient d’apparaître devant la maison familiale.



        Allen reçut pour Alice une nomination pour l’oscar du meilleur scénario. Pourtant, ce film est loin d’être son film le mieux construit et le plus réussi, ni le plus personnel. En effet, la magie et le fantastique passent assez mal car, autant le docteur Yang de Chinatown prête à sourire, autant les discussions avec les fantômes ou avec une incarnation de muse peuvent paraître de mauvais goût. Dommage, parce que ce film excentrique et fantasque était plutôt enchantant.

17.06.08.

samedi 14 juin 2008

Groundhog Day / Un Jour sans Fin (1993) de Harold Ramis



        Harold Ramis, à la fois acteur, scénariste et réalisateur, est aujourd’hui une des figures du renouveau de la comédie américaine. Pour Un Jour sans Fin, son quatrième film, il a fait appel à Bill Murray, acteur au registre de clown triste qui jouait déjà dans son premier film, Caddyschack - Le Golf en folie (1980), mais aussi dans les films d’Ivan Reitman qu’il avait scénarisés: Arrête de ramer, t’es sur le sable (1979), Les Bleus (1981) et les deux SOS fantôme (1984, 1989). Ce film indépendant qui part d’une excellente trouvaille scénaristique aborde de façon évidente la thématique du temps.


        Un Jour sans Fin fait partie de ces films qu’il faut voir pour les comprendre. Il s’agit d’une comédie basée sur un ressort fantastique et absurde, totalement inexpliqué : l’absence de lendemain. Phil Connors, le personnage principal, est un présentateur météo. Il doit se rendre chaque 2 février à Punxsutawney, petite bourgade de Pennsylvanie, pour y faire un reportage télévisé sur le « jour de la marmotte » : selon la légende locale, une marmotte annonce l'arrivée du printemps ou le prolongement de l'hiver devant la population du village rassemblée sur une place publique. Alors qu’il décide de quitter en hâte ce trou perdu, un blizzard l’oblige à passer la nuit à Punsxutawney.
        A son réveil, Phil constate avec effarement que le temps s’est déréglé, qu’hier s’est effacé et qu’il doit refaire ce reportage. D’abord agacé d’être condamné seul à revivre indéfiniment cette journée de la marmotte, il décide ensuite de s’en amuser…

        Le film développe le thème du temps : celui du climat (annoncé dès le générique) que présente chaque matin Phil à la télévision ou celui de la durée du « jour de la marmotte » constamment imposé à Phil. De même, Phil est contraint de rester à Punsxutawney tant à cause du retour incessant de la sonnerie du réveil que du blizzard.

        Un Jour sans Fin s’apparente à un conte philosophique, une fable ou une parabole, bref, à une expérience initiatique dans laquelle Phil va apprendre à apprécier la joie de vivre et à s’accepter en donnant un sens à sa vie. En effet, après la dépression et le suicide impossible, le grincheux du début, odieux et cynique, va s’humaniser en devenant un ange gardien de la ville.
        Le film semble donc être placé sous l’influence de Frank Capra et de sa Vie est belle (1947). Prônant la beauté des gens simples, le film donne une vision de l’Amérique profonde, pleine d’optimisme et d’humanisme dans le sens d’une croyance en l’homme et au changement. Refusant l’égoïsme de l’intérêt personnel, Phil va trouver la joie en aidant les plus démunis et en se dévouant à la collectivité. Phil se sacrifie pour les autres : il sauve un enfant tombant d’un arbre, répare un pneu crevé, paye le repas d’un clochard…

        Dans ce même enseignement, le présentateur météo va comprendre que le spontané l’emporte sur la prévision. En effet, lorsque Phil tente de se rapprocher de Rita, sa collègue de travail, il va préparer sa séduction en explorant la connaissance de ses goûts et de ses envies. Dans cette optique, il va apprendre des poèmes français et s’habituer aux cocktails favoris de Rita. Mais Phil va s’apercevoir qu’il ne s’agit que d’une vicieuse manipulation.
        Ce n’est que lorsqu’il sera naturel qu’il arrivera à conquérir son cœur. Alors, quand il se réveille, parce qu’il a trouvé l’amour, le lendemain est permis. C’est donc sur ce happy-end conventionnel mais somme toute difficilement inévitable puisque cohérent avec la structure de la fable que se clôt le film.

        En étudiant les changements de situations et en explorant les différents tons possibles pour une même scène, Harold Ramis procède à un véritable jeu de cinéma qu’il poursuit aussi grâce au montage et aux nombreuses ellipses qui permettent l’éternel réveil. Le comique d’Un Jour sans Fin réside en effet beaucoup dans celui de la répétition. Il faut dire que voir une quinzaine de fois le sempiternel réveil exécuté avec les mêmes gestes toujours avec en fond la chanson « I got you babe » à la radio est particulièrement désopilant.


        Malgré un manque d’esthétique (la photographie et la musique sont un peu pourries) et de virtuosité dans la mise en scène, Un Jour sans Fin excelle grâce à son ingénieux scénario et à ses acteurs brillants (Bill Murray et Andie MacDowell). C’est un film euphorique et fantasque que l’on ne se lasserait jamais de revoir.
        Continuant apparemment de façon plutôt inégale son renouveau de la comédie américaine, Harold Ramis a pourtant renoué avec le succès avec le parodique Mafia Blues (1999), et sa suite sortie en 2002, que l’ont dit fort drôles.

14.06.08.

dimanche 1 juin 2008

Saboteur / La Cinquième Colonne (1942) d’Alfred Hitchcock



        Cinquième film américain d’Hitchcock, La Cinquième Colonne est comme Correspondant 17 (1940) un film d’espionnage de propagande antinazie. Produit par la Universal, ce film de studio plutôt méconnu dans la filmographie du réalisateur n’est pourtant pas sans intérêt. Au contraire, il prouve et affirme le génie du maître du suspens qui, à partir d’un scénario faible et des acteurs assez pauvres (Robert Cummings et Priscilla Lane), parvient à transcender le film grâce à la mise en scène.


        Avec La Cinquième Colonne, Hitchcock retrouve son thème favori, celui du faux coupable. Cette fois-ci, le personnage principal est injustement accusé de sabotage. En effet, Barry Kane, l’ouvrier qui travaille dans une usine aéronautique a été confondu avec un traître incendiaire. Kane tente alors de le retrouver en évitant la police qui le recherche et son périple le conduit de la Californie à New York. Le film se termine avec une course poursuite en haut de la statue de la Liberté qui anticipe celle au Mont Rushmore de La Mort aux Trousses (1959)

        Hitchcock signe avant tout un film de propagande. En effet, Kane va déjouer la cinquième colonne, une association criminelle d’Américains ralliés à la cause nazie. Dans le film, les traitres sont bien placés dans la hiérarchie sociale et les meilleurs Américains ne sont pas toujours ceux que l’on croît. En montrant comme grand méchant un grand-père sympathique qui joue avec sa petite-fille, Hitchcock veut bien faire comprendre qu’il faut se méfier de tout le monde en temps de guerre.
        Capturé lors d’une soirée de réception, le héros tentera de révéler aux invités la véritable identité de leurs hôtes. Dans la foule, les gens sont incrédules et n’ont pas conscience du danger que représentent ces gens respectables en apparence mais qui en réalité coulent des bateaux et font exploser des barrages.

        Le scénario de La Cinquième Colonne, complètement invraisemblable, est cependant compensé par une bonne ambiance de film noir. Comme toujours, le maître du suspens se révèle être à la hauteur. Pour confirmer cette affirmation, il suffit d’appliquer la théorie de Godard selon laquelle l’œuvre d’Hitchcock ne marque les esprits que par des scènes et des objets. En cela, « Hitchcock a été le maître du monde. Plus que Hitler, plus que Napoléon, il avait un contrôle du public que personne d’autre n’a eu. » disait-il dans son Histoire(s) du cinéma.
        Ainsi, dans La Cinquième Colonne, le spectateur se souvient inconsciemment d’un homme menotté se jetant d’un pont, d’une visite chez un aveugle très lucide, d’une cachette dans une caravane remplie de forains d’un cirque ambulant avec nain et femme à barbe, d’un règlement de comptes dans un cinéma, d’une ville fantôme, d’un message jeté du haut d’un gratte-ciel avec comme inscription « help ! » écrite avec du rouge à lèvre…
        Comme Kane, héros typique du film noir qui ne cesse d’accumuler les mauvais choix et par conséquent de mal agir, plongé dans un véritable cauchemar, le spectateur se souvient du film comme d’un rêve : il se souvient de détails absurdes et non pas du contenu. Avant donc d’être le maître du suspens, Hitchcock est en fait un maître de la manipulation.


        Film bien ficelé mais non brillant, La Cinquième Colonne est néanmoins intéressant puisque très révélateur de l’art de Hitchcock qui sait dépasser le simple film de studio.


01.06.08.

dimanche 25 mai 2008

Судьба человека / Le Destin d’un Homme (1959) de Sergeï Bondarchouk



        Le Destin d’un Homme, premier film de l’acteur Sergeï Bondarchouk, est une adaptation d’une nouvelle publiée dans la Pravda, en 1957. Son auteur, Mikhaïl Cholokhov, écrivain officiel du parti communiste soviétique, recevra même plus tard le prix Nobel de la littérature en 1965 pour Le Don paisible. Bondarchouk, ancien vétéran militaire, s’attaque donc à cette évocation de la guerre vécue par un pauvre paysan russe. Sorti en pleine période du dégel, le film de Bondarchouk marque une rupture avec le cinéma soviétique des années Staline. On retrouve bien la glorification de la patrie et de sa défense. Cependant, l’intérêt porté à un héros brave mais humain et souffrant reste encore assez inédit.


        Le destin d’un homme est celui de Sokolov, paysan russe embrigadé pendant la guerre. Dans un récit en voix-off à la première personne, il nous conte ses exploits héroïques : comment il a traversé avec un camion le champ de bataille en évitant un déluge de bombes, comment il s’est évadé d’un camp allemand et comment il a passé les lignes ennemies au volant d’une voiture, tout en faisant prisonnier un officier. Ces morceaux de bravoure prouvent l’attachement du personnage à sa mère patrie et non plus celui porté à l’idéologie soviétique.

        Face à l’invasion de l’ennemi, le combat semble être justifié. Cependant, le spectateur comprend que le but de Bondarchouk est de dénoncer l’absurdité de la guerre. Paysan heureux avant le conflit, Sokolov va voir son bonheur détruit par la guerre : sa famille et sa maison sont décimées par les bombardements alors que son fils meurt au front. Le Destin d’un Homme s’attarde donc sur la souffrance et le profond anéantissement de l’homme, complètement traumatisé par la guerre.

        Bondarchouk a choisi de représenter cette triste période de l’histoire avec un noir et blanc sombre et contrasté. Il nous présente des images d’un enfant misérable en guenilles pataugeant dans la boue dans un décor minable et crasseux. Bondarchouk évoque même l’apothéose de l’horreur en rappelant subtilement de façon suggestive les camps de concentration et d’extermination.

        A cette époque, l’holocauste est encore très peu représenté au cinéma[1] : Sokolov observe un bâtiment devant lequel attend une importante queue humaine ; une fumée se dégage dans le ciel. Le réalisateur représente même deux personnages juifs ce qui était normalement interdit dans le cinéma soviétique.

        On peut percevoir dans cette dure représentation de la misère humaine, l’influence du néo-réalisme italien. Hymne à la force morale, à l’espoir et à la vie, Le Destin d’un Homme rappelle Le Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio de Sica. On y retrouve l’image des enfants perdus, l’universalité du propos, une certaine pureté et simplicité des personnages, de leurs sentiments. En revanche, la puissance dramatique du film et son lyrisme font plus penser à Quand passent les cigognes (1957) de Mikhaïl Kalatozov, autre film du dégel russe.

        De plus, comme le film de Kalatozov, celui de Bondarchouk éblouit autant qu’il peut agacer avec ses nombreuses prouesses techniques qui peuvent être perçues comme prétentieuses: le premier plan qui ouvre le film avec un splendide 360°, le plan vertical ascendant du ciel vers la terre en direction du champ de blé dans lequel Sokolov se repose, les plans pris depuis des avions (attaque d’un convoi russe par les allemands) ou depuis des voitures, la caméra placé sous un train au niveau des rails.
        Quant à la scène du cauchemar de Sokolov dans lequel on voit déambuler dans un champ de blé bombardé au ralenti les membres défunts de sa famille tels des fantômes, elle inspirera de façon évidente Ridley Scott pour son Gladiator (2000).

        La virtuosité de la mise en scène s’exprime aussi à travers de longs travellings ou le brillant montage (transition avec un disque qui se brise et une bombe qui explose). Bondarchouk multiplie aussi les gros plans qui mettent en valeur le jeu expressif des acteurs.

        Jouant lui-même le personnage de Sokolov, Bondarchouk semble vouloir prouver qu’il est bel et bien un nouvel Orson Welles. Profitant de gros moyens, il met en scène des batailles impressionnantes qui annoncent son Guerre et Paix (1965-1967). Sa démesure est un peu perceptible mais l’histoire intime l’emporte néanmoins sur la fresque épique, ce qui est d’ailleurs l’une des forces majeures du film.


        Avec sa réalisation époustouflante, Le Destin d’un Homme est un film bouleversant et poignant. Il fait partie de ces magnifiques films du dégel avec Quand passent les cigognes de Klatozov que l’on rage de ne pas connaître assez à cause d’une diffusion très limitée.
        Grâce à une sortie internationale, Le Destin d’un Homme connut un succès mondial. Profitant de cette lancée et du soutien du parti soviétique, Bondarchouk allait se lancer six ans plus tard dans son projet gigantesque de l’adaptation de Guerre et Paix qui restera sans doute son film le plus connu.

25.05.08.





[1] On peut cependant citer Nuit et brouillard (1955) d’Alain Resnais.


samedi 17 mai 2008

Un Dimanche à la Campagne (1984) de Bertrand Tavernier



        Après deux courts-métrages, le très cinéphile Bertrand Tavernier commence en 1973 à mettre sur pied son premier long métrage. Pour l'écriture du scénario de L’Horloger de Saint-Paul, il tient à collaborer avec Jean Aurenche et Pierre Bost, fameux scénaristes de la Qualité française, dont il apprécie l’agressivité et la modernité. Ensuite, il réalise en 1976 Le Juge et l’Assassin, d’après une idée de Pierre Bost, mort entre temps en 1975. En 1984, avec Un Dimanche à la Campagne, Tavernier rend un dernier hommage au célèbre journaliste et écrivain en adaptant Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, un de ses romans, publié en 1945. Si Tavernier reste fidèle au roman, il ne livre pas pour autant une œuvre froide mais signe un film personnel, plein de sensibilité.

        Le « dimanche à la campagne » du titre, c’est le rituel que connait, chaque week-end, un vieux peintre (Louis Ducreux[1]) au crépuscule de sa vie qui accueille ses enfants dans sa maison de campagne. On assiste à des repas et des discussions en famille. Mais, même si l’on sait qu’il se déroule exactement en 1912, ce « dimanche à la Campagne » pourrait se passer à n’importe quelle époque.
        Comme disait justement le critique Jean-Luc Douin : « Ce dimanche-là, c'est curieux, je m'en souviens tout d'un coup. (...) J'ai l'impression trompeuse de ne retenir de ces bouffées d'enfance que ce qui revient au plaisir et au regret. Comme une suprême récompense, tardive, une nostalgique déchirure due aux remords d'avoir gâché des occasions de mordre plus violemment à la vie. (...) Ce dimanche-là, c'est le miracle de ce film, Bertrand Tavernier s'en souvient lui aussi. Dans un autre jardin, une autre famille, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. (...) »
        Baignant dans une atmosphère floue et impressionniste rappelant les toiles de Monet ou de Renoir, le film nostalgique de Tavernier réveille, à la façon d’un Marcel Proust, des sentiments enfouis dans la mémoire de chacun : un été qui laisse place à l’automne, préfigurant la fin des vacances ; une sieste sur un divan derrière des persiennes closes ; un verre d’eau fraîche ; une odeur enivrante de bois et de feuilles ; le poulet du déjeuner du dimanche ; une partie de jeu de la grenouille…


        Un Dimanche à la Campagne aborde la thématique du temps qui passe et de l’incompréhension entre les êtres pourtant proches. Avec la présence des enfants, Tavernier illustre le cycle des générations et de la vie. Le sérieux d’un fils bien aimant (Michel Aumont), bien comme il faut, contraste fortement avec la modernité de sa fille (la pétillante Sabine Azéma), anticonformiste et célibataire, mais pleine de vie et d’amours. Menant une grande vie à Paris, elle accumule les aventures et les folies, fait des tournées en voiture. Heureuse en apparence, elle n’est pas sans faille. Peut-être est-elle victime de sa propre liberté comme l’indique son père qui lui demande : « quand cesseras-tu d’en demander autant à la vie ? ».
        Malgré une certaine complicité avec elle, son père peine à la comprendre. N’ayant jamais modifié son style de peinture, il décidera d’en changer finalement sur les conseils de sa fille. A la triste fin du film, le vieil homme solitaire, sachant quand même sa mort venir, décide de laisser inachevé un tableau (que tout le monde n’appréciait que pour lui faire plaisir) et d’entreprendre une nouvelle toile. Avec cette fin mystérieuse, le spectateur se demande si c’est le contact avec sa fille pleine de vie ou si c’est la mort qui l’inspire.
        Tavernier livre une réflexion sur la temporalité de l’art. Pour le vieux peintre, la peinture permet, contrairement à la photographie (qui "est trop facile"), de rester dans son temps, c’est-à-dire celui d’hier comme celui d’aujourd’hui. De la même façon, avec le cinéma, Tavernier parvient à ressusciter des sensations passées de notre enfance.


        Récompensé par de nombreux Césars (meilleure actrice, meilleure photographie, meilleure adaptation) et un prix à Cannes (meilleur réalisateur), Un Dimanche à la Campagne a été très bien accueilli par les critiques lors de sa sortie. Il est sûr que ce film d’auteur, universel bien qu’intimiste, est tout simplement magnifique. La nostalgie qui régnait dans le film gagne même a posteriori le spectateur qui s’en souvient. Comme un merveilleux livre d’images, Un Dimanche à la Campagne se laisse revoir indéfiniment.

17.05.08.




[1] Louis Ducreux (1911-1992) est avant tout un acteur théâtral. Un Dimanche à la Campagne est son unique grand rôle au cinéma. Il joue aussi dans Daddy Nostalgie (1990) de Bertrand Tavernier.

dimanche 11 mai 2008

The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford / L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (2007) d’Andrew Dominik


         Après Chopper (2000), le portrait d’un criminel australien multirécidiviste, célèbre pour avoir écrit son autobiographie en prison, le Néo-zélandais Andrew Dominik s’est attaqué à un autre bandit, cette fois-ci plus connu, Jesse James, « le brigand bien-aimé ». Inutile de dire que s’emparer aujourd’hui du mythe de Jesse James, adapté déjà de multiples fois à l’écran, revient tout simplement à s’emparer de toute la mythologie westernienne. En effet, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, comme le prouve son titre volontairement long, est incontestablement un film ambitieux. Divers et complexe, le film de Dominik est particulièrement difficile à cerner.


         Contrairement à ce que disent certains critiques, déconcertés par le manque de scènes d’actions ainsi que par le ton et la lenteur si particuliers au film, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford est bel et bien un western. Il ne l’est pas uniquement par son cadre mais aussi et surtout par son propos rétrospectif, propre au western crépusculaire : comment le mythe se crée dans l’Ouest qui disparait au profit de la modernité.
         Le film de Dominik est un western démystificateur puisqu’il dresse un portrait d’un Jesse James maniaco-dépressif, lunatique, paranoïaque (il élimine ses anciens complices) et malade (une phalange en moins, une inflammation de la paupière, des problèmes respiratoires). En rappelant la véritable identité de James, assassin de l’armée sudiste lors de la guerre de sécession, Dominik veut rejoindre la réalité historique. Dans cette optique, il ponctue son film d’indications temporelles et soulève quelques faits méconnus de l’histoire.



         Cependant, préoccupé par la nature du mythe qui subsiste de nos jours, Dominik tente de l’expliquer en montrant un personnage tout de même charismatique, impressionnant et fantomatique. Comme l’indique le titre du film, son intérêt ne réside pas dans le suspens de la mort de James, mais au contraire dans son attente. Dominik livre une nouvelle version du meurtre : James, las de tant de violences et sachant venir sa fin ainsi que celle de l’Ouest, décide à l’heure du journalisme et de la photographie de se préparer une disparition médiatisée afin de lui permettre d’entrer à tout jamais dans l’Histoire. Pour son suicide, James choisit Robert Ford, une nouvelle recrue de sa bande. Le jeune homme candide de vingt ans admire depuis longtemps James. Il découvre ses exploits exagérés, voire inventés dans d’enfantins petits serials illustrés. Manipulé par James, Ford assassine finalement de dos ce dernier, alors qu’il époussète un tableau accroché au mur dans sa maison de Saint-Joseph, dans le Missouri.

         Le film de Dominik est en fait un western psychologique, centré sur les rapports entre Jesse James et Robert Ford. Les motivations de Robert Ford ne manquent pas et sont toutes abordées : déception par son idole, envie d’être lié pour toujours à l’histoire de son maître, recherche de récompense et de célébrité, peur de James comme de la police. Mais la réponse se trouve sûrement dans la relation attraction-répulsion entre les deux hommes, l’un et l’autre plein de paradoxes. Comme James, à la fois calme et brutal, on se demande si Robert Ford est un demeuré ou un « illuminé ». En fait, ce double, gauche, tantôt pathétique, tantôt agaçant, ne peut supporter la supériorité morale de son icône.

         Dans le long épilogue qui suit la mort de James, Robert Ford ne cesse de justifier son acte en déclarant qu’il était inévitable et nécessaire. Cependant, rejouant son propre rôle au théâtre, à l’heure de l’avènement de la société de spectacle, Ford peine à assumer son geste passé. En montrant un homme pris de remord d’avoir bâti toute sa vie sur un meurtre, Dominik fait référence à L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford. Mais Robert Ford, lui, a vraiment tué et c’est un vrai lâche, le vrai « coward » que tout le monde dénonce. Robert Ford est tellement minable que, note d’ironie de la part du réalisateur, il n’aura même pas le droit à la représentation de sa mort (le film se termine sur l’image du tueur de Robert Ford pointant son fusil sur la caméra). A l’inverse, les tueurs procédaient à un véritable rite sacrificiel pour le meurtre de James et le temps était volontairement dilaté.

         La fuite du temps demeure en effet l’une des grandes thématiques du film. Avec son récit entrecoupé de scènes tournées en ralentis, en sépia et accompagnées d’une voie narrative, le film baigne dans un certain parfum de passé. Si la scène où l’on suit, par un élégant traveling, la femme de James sortir, jupe au vent, de la pénombre de sa maison pour accueillir son mari sur son perron, peut faire penser à La Prisonnière du Désert (1956) de John Ford, le film de Dominik, poétique, long (il dure 2h40) et lent, se rapporte plus à l’œuvre contemplative de Terrence Malick. On y retrouve par exemple la même image splendide de l’homme perdu dans un champ de blés aux épis caressés par le vent.
         Malick, selon le magazine Première, aurait d’ailleurs assisté à des projections de montages non définitifs du film. De plus, dans la distribution, on remarque la présence de Sam Shepard, le fermier des Moissons du Ciel (1978), dans le rôle de Franck James, le frère aîné de Jesse. De même, les remerciements destinés à Malick dans les génériques de Will Hunting (1997) de Gus Van Sant et de Gone Baby Gone (2007) de Ben Affleck témoignent du fait que le réalisateur doit bien connaître Casey Affleck, l’acteur qui joue Robert Ford. Quant à Brad Pitt qui incarne Jesse James, il va jouer dans Tree of Life, le prochain film de Malick.

         Brad Pitt, dans le rôle de la star agacée par son statut mais sachant aussi en tirer profit, joue évidemment son propre rôle. Excellent en Jesse James humain, terrifiant comme sympathique lorsqu’il joue avec ses enfants, Brad Pitt a bien mérité le prix d’interprétation masculine de la 64ème Mostra de Venise. Avec sa très bonne performance, Casey Affleck parvient aussi à partager la vedette et se forge enfin un prénom.
         Andrew Dominik a donc visé haut en faisant appel à des stars bien cotées. S’appuyant pour la production sur les frères Scott, David Valdes[1] et Brad Pitt lui-même, Dominik, qui a signé seul le scénario en adaptant le roman de Ron Hansen, est tellement pris par son sujet, qu’il s’est battu pendant deux ans sur la table de montage avec les distributeurs de la Warner. Notons enfin que la musique de Nick Cave et de Warren Ellis ainsi que la photographie de Roy Deakins, directeur de la photographie des films des frères Coen, sont particulièrement réussies. Il faut bien avouer que visuellement et esthétiquement, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, tourné au Canada, est l’un des westerns les plus beaux de toute l’histoire du cinéma.


         Plus à la façon d’un Clint Eastwood avec Impitoyable (1992) que d’un Kevin Costner avec Open Range (2003), Andrew Dominik ne ressuscite le western avec L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford que pour mieux l’enterrer. Cependant, cette ambitieuse volonté de conclure est tout à fait louable. Mélancolique et magnifique, le film de Dominik reste avant tout un excellent film qui se voit et se vit. L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, surement l’un des meilleurs films de l’année 2007 avec There will be blood de Paul Thomas Anderson, donne à croire véritablement au cinéma indépendant américain.
         Quant à Andrew Dominik, malgré le cuisant échec commercial de son film, on espère qu’il va continuer dans cette merveilleuse voie.

11.05.08.




[1] David Valdes est le producteur de plusieurs films avec et de Clint Eastwood : Pale Rider, le cavalier solitaire (1986), Bird (1988), La Dernière cible (1988) et Pink Cadillac (1989) de Buddy Van Horn, Chasseur blanc, cœur noir (1990), La Relève (1990), Impitoyable (1992), Dans la Ligne de Mire (1993) de Wolfgang Petersen et Un Monde Parfait (1993). C’est aussi le producteur de Jardins de Pierre (1987) de Francis Ford Coppola, La Ligne verte (1999) de Frank Darabont et Open Range (2003) de Kevin Costner. Il doit donc être intéressé par le maintien par perfusion du western de nos jours.