mercredi 21 mars 2012

Blindman, il pistolero ciego / Blindman, le Justicier aveugle (1971) de Ferdinando Baldi


          Blindman sort à un moment où, en termes de production, le western spaghetti commence à décliner et où, en termes esthétiques, le genre sombre dans la veine autoparodique. Le film de Baldi peut être considéré comme l’une des dernières grandes œuvres sérieuses du genre avant les derniers feux crépusculaires que sont Keoma (1976) de Enzo G. Castellari ou Adios California (1977) de Michele Lupo.


          L’histoire de Blindman connait des accents épiques. Notre héros aveugle se met en tête de sauver cinquante femmes d’un bordel mexicain, géré par une fratrie de bandits et visité par les « federales ». Malgré ses bonnes intentions et son handicap, Bindman ne nous attendrit pas : le personnage est motivé par la perspective récompense et il se caractérise avant tout par un humour cynique et une ironie dérangeante.
          L’originalité de ce western spaghetti ne réside pas uniquement dans la bizarrerie du personnage principal. Violent, à la limite du surréalisme, Blindman apparaît comme un sommet du baroque dans le western spaghetti. « C’est une suite ininterrompue de clous spectaculaires : il faut avoir vu la scène de massacre des soldats (dans l’esprit du final paroxystique de La Horde sauvage) ; il faut avoir vu les hommes de Domingo pourchasser et maltraiter les cinquante prostituées en fuite dans le désert ; il faut avoir vu le village peint en noir sur l’ordre de Domingo suite à la mort de son frère et la procession nocturne autour du défunt ; il faut avoir vu [le général mexicain] brûler les yeux du bandido avec le feu rougeoyant de son cigare ». [1]
          A travers le personnage du justicier aveugle mais fin tireur, Blindman se réfère à la saga des Zatoichi. Les liens entre le western et le cinéma japonais sont nombreux, aussi étrange que cela puisse paraitre. Il existait déjà un jeu d’influence entre le cinéma américain et le cinéma japonais : par exemple, Kurosawa est influencé par John Ford ou Georges Stevens et en retour, John Sturges réalise avec Les Sept Mercenaires un remake des Sept Samouraïs. Miroir déformant du western américain, le western transalpin a lui aussi à établi des rapports avec cinéma nippon et ce dès le début. Ainsi, Sergio Leone s’inspire de Yojimbo (1961) de Kurosawa pour Une Poignée de Dollars (1964), a été condamné pour plagiat ! Par la suite, Tony Anthony, interprète principal mais aussi scénariste-producteur du film de Baldi, est la vedette de Lo Straniero di Silenzio (1968) de Luigi Vanzi, dans lequel un pistolero silencieux se retrouve au Japon. Cette confrontation des cultures annonce Soleil rouge (1972), coproduction internationale réalisée par Terrence Young et dans laquelle un samouraï campé par Toshiro Mifune est parachuté en Amérique. L’intrusion du personnage du samouraï a été également repris, qu’il soit interprété par Tatsuya Nakadai dans Cinq Gâchettes d’Or (1968) de Tonino Cervi ou par Tetsuro Tamba dans Cinq Hommes armés (1969) de Don Taylor et Italo Zingarelli, tous deux scénarisés par Dario Argento. Enfin, un film comme Western Sukiyaki Django (2007) de Takashi Mike continue d’entretenir cette relation étonnante entre les deux cinémas.
          A l’heure de sa mort, le western spaghetti a également lorgné du côté de la Chine. Pour renouveler le genre qui s’essoufflait, les italiens ont essayé de le mélanger avec les films d'arts martiaux (souvent en coproduction avec la Shaw Brothers): ces « western soja » ont donné lieu aux Rangers défient les karatékas (1973) de Bruno Corbucci ; Winchester, Kung-Fu et Karaté (1973) de Yeo Ban Yee ; Mon nom est Shangaï Joe (1973) de Mario Caiano ; le Blanc, le Jaune et le Noir (1974) de Sergio Corbucci ou encore La Brute, le Colt et le Karaté (1974) d’Antonio Margheriti.


          Blindman frappe par l’outrance de sa violence et de sa folie. Recherchant les excès du genre tout en s’ouvrant à l’esprit de la contre-culture (un sentiment renforcé par la présence de Ringo Starr dans le rôle du frère du grand méchant), le film de Baldi s’apparente à ce que le critique américain Jonathan Rosenbaum a pu appeler un « acid western » [2] au même titre qu’El Topo [3] (1970) d’Alejandro Jodorowsky. Blindman donne envie de se lancer à la redécouverte du western transalpin.



[1] In Il était une fois… le western européen de Jean-François Giré, 2002, Dreamland, p. 246.
[2] L’idée a germé en 1996 dans la critique de Dead Man de Jim Jarmusch et a été développée dans un entretien de Rosenbaum avec Jarmusch ainsi que dans un ouvrage sur Dead Man édité par le BFI en 2000.
[3] Blindman comme El Topo tous deux sont produits par Allen Klein, le manager des Beatles depuis la mort prématurée de Brian Epstein. Klein a également produit la trilogie du « stranger » avec Tony Anthony.

vendredi 17 février 2012

They lived by night / Les Amants de la Nuit (1949) de Nicholas Ray


          En mars 1939, Rowland Brown, scénariste et réalisateur du début des années 30 tombé en désuétude, achète les droits du roman Thieves like Us à son auteur Edward Anderson, un écrivain qui a échoué à faire carrière à Hollywood. Brown revend finalement les droits du roman à la RKO en 1941. Le projet reste dans les tiroirs du studio jusqu’à ce que le producteur John Houseman demande en 1947 à Nicholas Ray de réécrire le scénario.
          A l’âge de 36 ans, Ray a déjà adapté Duke Ellington (Beggar’s holiday) à Broadway et a également assisté Kazan sur le tournage du Lys de Brooklyn en 1945. Dore Schary, récemment arrivé à la tête la compagnie, est séduit par le jeune Ray et accepte de lui confier la mise en scène du film. Le tournage dure de juin à octobre 1947 mais l’arrivée d’Howard Hughes en mai 1948 bouleverse le calendrier du studio. Le film ne sortira qu’en novembre 1949 [1]. Premier film de Nicholas Ray, Les Amants de la Nuit constitue un film noir profondément tragique et romantique.


          Les Amants de la Nuit mythifie la figure du jeune couple en fuite et est l’un des premiers films noirs à faire usage de ce motif romantique [2]. Comme plus tard dans La Fureur de Vivre, Ray s’intéresse à une jeunesse meurtrie et rebelle: Bowie et Keechie vivent un amour sincère mais leur union est condamnée à l’échec par la société qu’ils refusent. Le film s’ouvre d’ailleurs sur la vue des deux adolescents amoureux, illustrée par le commentaire suivant: « This boy and this girl were never properly introduced in the world we live in ».
          Le roman d’Edward Anderson, inspiré par l’histoire contemporaine de Bonnie and Clyde (qui avait déjà influencé Fritz Lang pour J’ai le droit de vivre) nous montre certes un couple criminel mais il ne porte pas un regard condamnateur sur l’action des jeunes gens. Tout d’abord, seul Bowie est un délinquant : il s’est échappé de la prison où on l’a envoyé très jeune pour une vétille. Voleur mais pas meurtrier, il n’agit en dehors de la loi qu’en raison de la mauvaise influence d’adultes brutaux. Les policiers qui traquent Bowie le reconnaissent eux même : Bowie est une victime qui n’a jamais sa eu sa chance et n’a jamais connu que la misère. Mais surtout, Bowie et Keechie sont moins des criminels que des adolescents insouciants et naïfs qui rêvent d’une vie simple et normale.
          Le rejet par la société du couple jeune et beau de Bowie et Keechie peut également être conçu comme une réaction face à l’injustice d’un monde qui, de plus, est indifférent à leur sort. On devine que le roman, écrit pendant la Grande Dépression, a été écrit par un écrivain de tendance gauchiste. Dans Les Amants de la Nuit, certaines répliques politiquement engagées subsistent dont celle qui donne au roman son titre: les banquiers qui exploitent la misère des petites gens ne sont pas moins voleurs que les amis criminels de Bowie. On retrouve cette idée dans nombre de films des années 30, à commencer par Quick Millions (1931) de Rowland Brown. Une autre scène significative voit Bowie et Keechie se marier dans un sordide « centre » de mariage : cet endroit où l’on vend des « formules d’union » bon marchées (bagues de fiançailles et orgue d’accompagnement compris) représente une miniature d’un monde dont le sentimentalisme hypocrite cache à peine la nature mercantile.
          Par comparaison, Nous Sommes tous des Voleurs, le remake du film de Ray par Robert Altman, apparaîtra nettement plus engagé et bien moins lyrique. Accumulant les gros plans et privilégiant une photographie léchée , Nicholas Ray assume pleinement le romantisme désespéré de son couple, voué à une existence cachée et nocturne. Ray a fait appel à deux jeunes acteurs : Farley Granger trouve son premier rôle avec le personnage de Bowie alors que Keechie est interprétée par Cathy O’Donnell qui avait déjà été remarqué en 1946 dans Les Plus belles années de notre Vie de William Wyler . Une autre audace du réalisateur apporte au film une modernité surprenante et une émotion accrue : Ray a tenu à filmer plusieurs plans en hélicoptère pour suivre la fuite éperdue des protagonistes en voiture.


          Avec les sensibles Amants de la Nuit, Nicholas Ray signe donc un premier film audacieux. Le sujet (un livre de gauche datant de la Dépression) et son inspiration (la cavale de Bonnie & Clyde), l’explication sociale du crime ainsi que la présentation d’une enfance miséreuse et les tirades anti-finance renvoient au cinéma de la des années 30. En revanche, le lyrisme semble plus accentué que dans ces films-là. C’est une des marques du tragique propre au film noir mais aussi un des traits caractéristiques du cinéma de Ray.
17.02.12.




[1] Tourné antérieurement, Les Amants de la Nuit est donc sorti après Les Ruelles du malheur (février 1949) et A Woman’s Secret (mars 1949).
[2] On trouvait déjà cette trame dans J’ai le droit de vivre (1937) de Fritz Lang. On la retrouvera dans des films tel que Gun Crazy (1950) de Joseph Lewis, The Bonnie Parker Story (1958) de William Witney, Bonnie and Clyde (1967) d’Arthur Penn, La Balade sauvage (1973) de Terrence Malick ou encore Nous sommes tous des voleurs (1974), remake par Robert Altman du film de Ray.
[3] Dans une scène, Keechie et Bowie boivent du coca-cola, comme des millions d’Américains. Ce détail qui renforce le sentiment d’avoir affaire non à des anarchistes mais à des adolescents puérils qui ne désirent qu’à être intégrés dans la société de consommation sera davantage accentué dans Nous sommes tous des voleurs de Robert Altman.
[4] La photographie est signée par George E. Diskant qui travaillera de nouveau avec Ray sur A Woman’s Secret et La Maison dans L’Ombre.
[5] Le couple formé par Farley Granger et Cathy O’Donnell sera réuni pour Side Street / La Rue de la mort (1950) d’Anthony Mann.

jeudi 9 février 2012

The Girl with the Dragon Tattoo / Millénium, les Hommes qui n’aimaient pas les Femmes (2012) de David Fincher


          Millénium, trilogie de romans policiers de l'écrivain suédois Stieg Larsson, a connu un succès considérable au début des années 2000 avec plus de 20 millions d'exemplaires vendus à travers le monde. Après une série de films en Suède, Hollywood s’empare de la saga avec David Fincher aux commandes de l’adaptation cinématographique du premier opus.


          Le succès du polar nordique n’est pas nouveau : il avait déjà connu ses lettres de noblesse avec le duo d’écrivains Maj Sjöwall et Per Wahlöö et leur personnage du policier Martin Beck . Kurt Wallander (et son personnage de flic Henning Mankell), Jo Nesbø (auteur norvégien que Scorsese compte adapter) s’inscrivent également dans la même veine. Cette littérature relate des enquêtes criminelles qui privilégient le suspense et le sordide. Une lecture sociale densifie de surcroit le récit.
          Millénium ne fait pas exception à la règle. L’histoire met en scène un duo de limiers assez étonnant : Mikael Blomkvist, quarantenaire, est un journaliste d’investigation (au journal le Millénium) récemment condamné (à tort) pour diffamation. Il fait équipe avec une hackeuse, Lisbeth Salander, une sorte d’adolescente attardée, une rebelle asociale au look gothique (elle arbore de nombreux tatouages et piercings). L’un des plus puissants industriels de Suède demande à Blomkvist d’enquêter sur sa nièce, disparue dans les années 60. Le vieux magnat suspecte un assassinat, commis par un membre de sa propre famille. Mais les recherches des protagonistes les mènent à la poursuite d’un serial killer dangereux.

          L’univers de Millénium se révèle aussi glacial qu’abject. Le récit criminel permet ainsi d’établir un regard sombre sur la société suédoise. La Suède d’antan, peuplée de nazis, est représentée par la riche famille industrielle qui recrute Blomkvist : cette famille désunie et aigrie n’arrive pas à masquer les blessures et les secrets du passé malgré leur apparence d’honnêteté reflétée par le mobilier lisse de leur maison, hit-tech ou Ikea. La Suède nouvelle, incarnée par le personnage de Lisabeth, nous fait également peur : il s’agit d’une jeunesse orpheline et déviante (Lisabeth a de graves antécédents psychiatriques), qui a du mal à communiquer. Entre ces deux générations, Blomkvist apparaît comme un personnage plus positif mais sa soif de vérité est contrecarrée par une société corrompue.
          La mise en scène de Fincher, privilégiant les couleurs grises et tristes, contribue à développer le climax ignoble de Millénium. Le réalisateur explore les domaines de ses films précédents: un monde inquiétant (comme dans Fight Club), un intérêt pour la modernité et la technologie (comme dans The Social Network) ou encore un jeu de piste captivant après un serial killer (comme dans Zodiac).
          Cependant, la bonne volonté de Fincher et sa détermination à rester fidèle au texte nuisent surement au film : le spectateur est dégouté par la violence de certaines scènes qui ne paraissent pas indispensables. Par exemple, on aurait pu se passer de ce générique à l’atmosphère punk ainsi que des péripéties particulièrement infectes de Lisabeth avec son tuteur-violeur.


          La violence du spectacle de Millénium (interdit aux moins de 17 ans aux Etats-Unis) est telle que même l’acteur Daniel Craig (qui interprète le personnage de Blomkvist) a avoué avoir été choqué par le film. On l’aura compris : Fincher n’a pas eu froid aux yeux et a refusé de signer une œuvre policée. Il en résulte un thriller particulièrement cru, paradoxalement difficile à voir, mais toujours haletant.

09.02.12.

jeudi 2 février 2012

L’Amour dure trois ans (2012) de Frédéric Beigbeder


            Après 99 Francs adapté par Jan Kounen en 2007, l’écrivain Frédéric Beigbeder passe à la mise en scène en transposant lui-même au cinéma un de ses romans. L’Amour dure trois ans, le film, développe bien entendu des éléments nouveaux mais il reste assez fidèle à l’œuvre d’origine, partageant les mêmes qualités et s’échouant sur les mêmes écueils.

 

            L’histoire relève de l’autofiction : Marc Marronnier est critique littéraire le jour et chroniqueur mondain la nuit. Récemment divorcé de sa femme, il écrit un pamphlet démontrant que l’amour ne dure que trois ans. Mais sa rencontre avec Alice va renverser toutes ses certitudes.
            Le première partie du film excelle dans la provocation et le mauvais esprit, Marc Marronnier dénonçant l’hypocrisie du mariage et le caractère éphémère de l’Amour, si toutefois celui-ci existe. Beigbeder cite lui-même son bouquin et on se délecte des formules assassines du genre « l’Amour est le problème de ceux qui n’en ont pas ».
            Mais, par la suite, et comme dans le roman, Beigbeder revient sur ses propos et se vautre dans le sentimentalisme : rassurons nous, l’Amour existe bien, il s’agit juste de trouver la bonne personne. Dans le film, le romantisme est renforcé par l’utilisation de la musique de Michel Legrand (doublé de sa présence physique !), par quelques ralentis ainsi que par le glamour du couple formé par Gaspard Proust, parfait en alter ego du romancier, et la pétillante Louise Bourgoin. 

            Comme dans son livre, Beigbeder se tire donc une balle dans le pied : en contredisant l’explosion jouissive d’amoralité que lui dictait sa frustration d’homme divorcé, l’auteur condamne sa propre thèse et signe une œuvre conventionnelle comme les autres. Si le film souffre des mêmes insatisfactions que le roman, qu’apporte-t-il donc ?
            D’un point de vue cinématographique, L’Amour dure trois ans est plus satisfaisant que le 99 Francs de Jan Kounen, film un peu « m’a-tu vu » qui accumulait les effets. Pour son film, Beigbeder utilise pleinement les ressources de la forme cinématographique sans toutefois en abuser : voix-off, montage énergique, quelques effets spéciaux de découplage des personnages, caméra mouvante… Le bris du quatrième mur avec le personnage principal qui parle directement à la caméra et l'autodérision à laquelle se prête Beigbeder via son double Marc Marronier font penser au cinéma de Woody Allen. Beigbeder a recours à ses amis de Canal + (il recrée une émission du Grand Journal) et entrecoupe son film d’entretiens (réels ou bidons) avec des écrivains tel que Charles Bukowski ou Alain Finkielkraut.
 

Finalement, L’Amour dure trois ans ressemble à une simple comédie romantique française. Non sans ironie, sur l’affiche du film il y a écrit « le meilleur film de Frédéric Beigbeder ». On pardonne toujours Beigbeder car l’auteur ne manque jamais d’autodérision et se ne se prend jamais au sérieux. On retient donc un film sympathique, léger et amusant, c’est tout. Car Beigbeder, faux cynique, demeure un vrai sentimental.

 

02.02.12.

mercredi 1 février 2012

The Last Picture Show / La Dernière Séance (1971) de Peter Bogdanovich


          Peter Bogdanovich est l’un des premiers metteurs en scène américains à venir de la critique. Il fait son éducation à l’ « écurie » Corman où il signe en 1968 Targets / La Cible et Voyage to the Planet of Prehistoric Women, « bidouillage » d’un film de science-fiction russe (que Curtis Harrington avait déjà retouché). Avec La Dernière Séance, il réalise son premier film majeur. Produit par la BBS de Bert Schneider et Bob Rafelson, c’est un succès considérable qui lance la carrière de Bogdanovich, acclamé comme un prodigue, ainsi que celle de nombreux de ses comédiens.


          Adapté d’un roman de Larry McMurtry [1], La Dernière Séance raconte l’amitié entre deux adolescents au début des années 50, dans une ville perdue et désolée du Texas. La vie de Sonny (Timothy Bottoms) et Duane (Jeff Bridges), réglée par les saisons du football américain, se révèle pleine d’ennui, malgré la découverte des filles et l’existence d’un vieux cinéma dans la rue principale de la ville.
          La Dernière Séance offre le portrait d’une Amérique rurale : chacun se connaît dans ce microcosme où tout le monde travaille aux puits de pétrole, y compris les jeunes dès leur sortie de l’école. Un des gosses est un simple d’esprit et la plupart de ces adolescents, délaissés par leurs parents, passent leur temps à se chamailler et à boire du « Doctor Pepper ». La Dernière Séance n’est pas une histoire d’apprentissage : il ne fait pas bon grandir dans ce décor désertique, symbole du vide existentiel des protagonistes. Le film se contente de capturer un instant fugace de leur adolescence plutôt que l’histoire de leur construction morale.
          La Dernière Séance paraît donc bien éloigné de la vision idéaliste du American Graffiti (1973) de Georges Lucas, autre regard des seventies sur une génération passée (celle du début des années 60 en non plus celle des années 50). Le film de Bogdanovich a été en effet l’un des premiers films à évoquer la question du sexe chez les jeunes, que la plupart découvre à l’arrière des voitures en pelotant leur petite amie. Les classes plus aisées organisent elles des soirées bien arrosées ou des parties nudistes dans les piscines d’intérieur de leurs grandes villas.
          La description des pratiques des adultes ne nous est pas épargnée : la vie du bled est marquée par des histoires d’adultère, de pédophilie voire d’homosexualité. La Dernière Séance montre crûment ces épisodes, n’hésitant pas à montrer les corps nus et les lieux sordides des ébats : un lit qui grince, une table de billard ou un motel en périphérie. Dans sa critique, Pauline Kael compare le film avec d’autres histoires mettant en scène la vie provinciale américaine telles que Peyton Place ou King’s Row / Crime sans châtiment : dans La dernière séance, il ne s’agit pas d’exploiter la vie des gens ordinaires mais simplement de révéler ce qui est « visible à la surface », ce que tout le monde connaît mais ce que personne n’avait encore jamais représenté, tout « en faisant preuve d’observation et d’humour » [2].

          La comparaison avec le film de Lucas peut être poussée plus loin. En effet, le noir et blanc âpre [3] de La Dernière Séance s’oppose au film coloré de Lucas. Et si, dans les deux films, on retrouve une même utilisation d’une bo énergique d’époque, dans La Dernière Séance, la répétition de la chanson de country Cold, Cold Heart de Hank Williams souligne davantage le sentiment d’étouffement, d’enlisement dans un espace que l’on quitte jamais. Comme American Grafiti, La Dernière Séance est peut être un film nostalgique mais il s’agit surtout d’un film crépusculaire : alors que l’un des deux protagonistes décide de partir pour la guerre de Corée et que l’on doute de son possible retour [4], le film se clôt tragiquement par la mort d’un des jeunes, accidentellement écrasé par une voiture.
          La vie de la bourgade de La Dernière Séance est surtout marquée par la mort du personnage de Sam « Lion » au milieu du récit. La disparition cette figure digne et paternelle souligne la fin d’une époque, emparant le film d’une profonde gravité et tristesse. Le choix du comédien Ben Johnson, acteur fordien, établit un parallèle avec la fin du cinéma classique que la génération du Nouvel Hollywood va bientôt remplacer. Ce n’est donc pas un hasard si le cinéma de la ville, justement tenu par Sam, diffuse La Rivière rouge d’Howard Hawks ou Winchester 73 d’Anthony Mann. Le titre n’est donc pas trompeur : le film de Bogdanovich, comme la fameuse (et homonyme en vf) chanson d’Eddy Mitchell, est aussi le récit d’une « dernière séance », d’une dernière projection dans un cinéma qui doit fermer, le temps ayant eu raison de lui.

          La cinéphilie qui touche La Dernière Séance et le regard à la fois cru et tendre porté sur les personnages contribuent au caractère européen et « nouvelle vague » de ce film ayant paradoxalement pour décor une société très américaine. Bogdanovich, ayant voulu privilégier la justesse et le spontané, a fait appel à des comédiens inconnus dont la plupart ont connu une carrière importante par la suite : Timothy Bottoms (il s’agit de son second film après Johnny s’en va en guerre de Dalton Trumbo), Jeff Bridges, Ellen Burstyn, Randy Quaid ou encore Cybil Sheperd [5].
          Le film fut d’ailleurs nominé pour huit oscars dont celui du meilleur film, du meilleur réalisateur et compte quatre nominations relatives à l’interprétation : Ben Johnson et Jeff Bridges ainsi que Ellen Burstyn et Cloris Leachman pour les meilleurs seconds rôles masculins et féminins. Seuls Johnson et Leachman remportèrent un prix.


          Mélangeant la nostalgie et l’amertume, La Dernière Séance constitue ainsi une triste évocation d’un passé et d’un cinéma glorieux, définitivement révolus et remplacés par un présent plus médiocre. Devant l’émotion dégagée par le film, Pauline Kael a dit que « même Nixon pourrait aimer La Dernière Séance » [6].


01.02.12.


[1] Larry McMurtry est l’auteur de Lonesome Dove qui a gagné le prix Pulitzer en 1985. Ce roman est une extension du scenario d’un western intitulé The Streets of Laredo, projet de Peter Bogdanovich qu’il devait diriger après La Dernière Séance avec James Stewart, John Wayne et Henry Fonda. Lonesome Dove fit finalement l’objet d’une série télévisée en 1989 réalisée par Simon Wincer, avec Robert Duvall et Tommy Lee Jones. D’autres romans de McMurtry ont également été adapté au cinéma : Horseman, Pass by (1961) avec Hud (1963) de Martin Ritt, Leaving Cheyenne (1963) avec Lovin’ Molly (1974) de Sidney Lumet, Terms of Endearment (1975) avec Tendres Passions (1983, oscar du meilleur film de l’année) de James L. Brooks. McMurtry a remporté en 2005 un oscar avec sa collaboratrice Diana Ossana pour l’adaptation du roman Brokeback Mountain d’Annie Proulx.
[2] Dans le New Yorker du 9 octobre 1971, reproduit dans Chroniques américaines, Sonatine Editions, 2010.
[3] La photographie est signée par le vieux Robert L. Surtees. Ce chef opérateur réputé a remporté trois oscars : pour Les Mines du roi Salomon, Les Ensorcelés et le Ben Hur de William Wyler. Surtees a également éclairé Le Lauréat, Un été 42, L’Arnaque ou encore Une étoile est née (1976).
[4] Duane rentrera bien vivant de Corée : McMurtry a écrit en 1987 une suite à son roman intitulée Texasville. Bogdanovich l’a adapté en 1990, reprenant plusieurs comédiens de La Dernière Séance : Jeff Bridges, Cybill Sheperd, Cloris Leachman, Timothy Bottoms, Randy Quaid et Eileen Brenann. L’American Graffiti de Lucas avait également donné lieu à une suite : More American Graffiti (1979) de Bill L. Norton.
[5] Cybil Sheperd devient la maîtresse de Bogdanovich durant le tournage.
[6] Cf. op. cit.

vendredi 13 janvier 2012

Le Charme discret de la Bourgeoisie (1972) de Luis Buñuel

         Produit par Serge Silberman, Le Charme discret de la Bourgeoisie est la quatrième collaboration de Luis Buñuel avec le scénariste Jean-Claude Carrière [1]. Ponctué de rêves et d’images démentes, Le Charme discret permet à Buñuel de renouer avec le surréalisme de ses débuts même si la complaisance de son regard, comme pour Tristana, amoindrit la critique sociale.


         Le scénario du Charme discret de la Bourgeoisie est entièrement basé sur un comique de répétition : trois notables essaient de planifier un repas ensemble avec leurs épouses mais des évènements imprévus empêchent toujours leur réunion. Ainsi, les protagonistes, qui n’arrivent jamais à diner ou à faire l’amour, vivent des situations sans jamais aller jusqu’à leur terme. Dans le rêve d’un des personnages, les bourgeois se retrouvent sur une scène de théâtre, prisonniers de leurs propres rôles comme s’ils n’étaient bons que pour amuser la galerie.
         Cette scène semble résumer à elle seule le film. En effet, Buñuel préfère adopter un regard moqueur et amusé sur nos bourgeois plutôt que de signer un brûlot réellement contestataire. Il tourne la classe bourgeoise en dérision en injectant de la folie, du trouble dans leur petit monde bien organisé : l’évêque devient jardinier et tue l’assassin de ses parents au lieu de lui pardonner; l’ambassadeur d’un pays fictif d’Amérique latine est responsable d’un trafic de drogue [2] et flirte avec une terroriste ; une garnison de militaires (fumeurs de marijuana !) s’invite à la table des bourgeois avant de procéder à des exercices bidon.
         En pleine forme, Buñuel tire donc à boulet rouge sur les ennemis traditionnels du surréalisme : la bourgeoisie, le clergé, l’armée et la police. Dans cette farce grotesque à mi-chemin entre « le surprenant et l’impossible » (selon les propres mots de Jean-Claude Carrière), les images délirantes s’accumulent : les cafards tombent sur les touches d’un piano permettant de torturer la jeunesse délinquante alors que Fernando Rey tire avec son fusil à lunette dans la rue depuis la fenêtre de son ambassade. Cette réminiscence d’une folie visuelle (les scènes sont perturbées par une violence inattendue) héritée du Chien andalou ou de L’Age d’Or, a ainsi mené des critiques comme Luc Lagier à considérer Le Charme discret de la Bourgeoisie comme l’un des films les plus surréalistes de la fin de la carrière du cinéaste espagnol.
         Le rêve se présente en effet comme la clé de lecture essentielle du Charme discret. Non seulement les personnages racontent leurs rêves mais leur vie entière est régulée par l’activité onirique : ils vivent des évènements dont la succession est illogique. De plus, les bourgeois n’arrivent pas à rêver à d’autres personnes qu’eux mêmes ou à un autre cadre que celui dans lequel ils vivent. L’imaginaire bourgeois est aussi étriquée que l’existence de cette classe. Il est d’ailleurs à mettre en regard avec celui de Buñuel : en effet, dans quelques scènes de rêve qui nuisent un peu à l’ensemble du film, la fantaisie du réalisateur semble souffrir parfois d’une pauvreté similaire.
         Une image énigmatique (qui nous est montrée à trois reprises) éclaire le sens du film: nos bourgeois, perdus au milieu de nulle part, parcourent à pied une route en macadam dans la campagne. De même que pendant tout le film ils ont des problèmes d’alimentation, de consommation, de même nos protagonistes, tournant en rond, se retrouvent sans voiture et sans carburant. La nécessité de retrouver de l’énergie serait alors inutile dans cette antichambre de la Mort. Cette théorie explique ainsi l’omniprésence dans Le Charme discret de fantômes (une mère, un camarade de classe ou encore un spectre de brigadier) et de la Mort même (un restaurateur veillé par ses serveurs dans son propre restaurant, un vieillard assassiné).


         Le Charme discret de la Bourgeoisie demeure certes très drôle et assez surprenant mais l’atténuation de la force contestataire (en raison de l’attention portée aux personnages) révèle le manque d’ambition réelle du film que l’on peut regarder comme une simple comédie satirique. Comme Belle de Jour ou Tristana, Le Charme discret de la Bourgeoisie s’apparente presque à une critique des bourgeois acceptable pour les bourgeois.

13.01.12.




[1] Jean-Claude Carrière a signé le scénario de tous les derniers films (français) de Buñuel à partir du Journal d’une femme de Chambre (1963) à l’exception de Tristana (1969). Depuis Le Journal d’une femme de Chambre, Serge Silberman a également produit tous les derniers films de la période française de Buñuel à l’exception de Tristana et de Belle de Jour (1967), produits par les frères Hakim.

[2] Serait-ce une allusion parodique au French Connection de Friedkin, film sorti l’année précédente et dans lequel Fernando Rey jouait le chef d’un réseau de trafic de stupéfiants ?

jeudi 12 janvier 2012

The Indian Fighter / La Rivière de nos Amours (1955) d’André De Toth

            La Rivière de nos Amours fit beaucoup fantasmer la cinéphilie française des années 50 . Patrick Bureau déclara ainsi : « Je donnerais tous les Ford et tous les Walsh de la période 1940-1955 pour La Rivière de nos Amours, l'un des plus beaux poèmes panthéistes que le western nous ait donnés, où la nature fondait en un seul élément Indiens, cowboys, arbres et rivières. Et puis, pour la seule présence divine d'Elsa Martinelli, pour cette splendide scène d'amour dans la rivière, pleine d'érotisme sylvestre, que ne donnerait-on pas ? »[1]. Qu’en est-il vraiment ? La ressortie de permet d’évaluer si la réputation de La Rivière de nos Amours est méritée. 
La Rivière de nos Amours est un western pacifiste marchant sur les pas de La Flèche brisée (1950) de Delmer Daves. Kirk Douglas y interprète Johnny Hawks, éclaireur chargé de maintenir de la paix entre les sioux et les colons. Proche de la culture indienne, il s’agit plus d’un « indian lover » que d’un « indian fighter » comme le lui reprochent plusieurs « blancs ». Dans La Rivière de nos Amours, ce sont les pionniers qui déclenchent la guerre entre les deux peuples : cupides, ils convoitent une mine d’or détenue en secret par les sioux et n’hésitent pas à tuer ces derniers lorsqu’ils ne veulent plus se satisfaire de quelques gorgées de whisky en contrepartie.
Les deux grands méchants, interprétés par Walter Matthau et Lon Chaney Jr., incarnent ainsi la méchanceté et la bêtise de la race blanche. A l’inverse, Johnny Hawks, personnage positif et héroïque, vit une romance avec une indienne[2]. C’est d’ailleurs la découverte de la maternité de la jeune femme qui mènera le chef sioux à prendre conscience de l’absurdité de la guerre. On l’aura compris : La Rivière de nos Amours prône l’amour entre les peuples et réhabilite les méchants indiens que l’on tuait sans compter et sans état d’âme dans le western des années 30 et 40.
Le scénario, cosigné par Ben Hecht et Frank Davis, est tiré d’une histoire de Robert L Richards[3]. Victime de la chasse aux sorcières, Richards est crédité sous un pseudonyme : de la même façon que Dalton Trumbo signait le scénario de La Flèche brisée, La Rivière de nos Amours révèle que les westerns pacifistes et progressistes des années 50 émergent souvent de l’esprit de scénaristes de gauche.
Paradoxalement, le film de De Toth trahit néanmoins une vision caricaturale des indiens : les peaux-rouges portés sur l’alcool nous apparaissent comme des vrais imbéciles. De même, le fait qu’une actrice européenne puisse jouer le rôle de l’indienne amoureuse de Johnny Hawks (Elsa Martinelli est d’origine italienne) révèle une certaine confusion dans l’identité des Indiens, perçus comme des « étrangers ». Malgré la description de quelques aspects de la culture (guerrière) indienne, on est donc assez éloigné du point de vue ethnographique de La Flèche brisée.
L’esprit pacifiste de La Rivière de nos Amours est indissociable de la vision positive des indiens vivant en harmonie avec la nature. Un personnage secondaire de soldat (joué par Elisha Cook) veut à tout prix photographier les merveilles de cette nature afin de la rendre visible auprès de ceux qui pourraient plus tard la peupler. La photographie[4] est ainsi conçue comme un élément perturbateur, une véritable intrusion de la société dans la beauté de ces grands espaces.
Les images champêtres de La Rivière de nos Amours sont d’ailleurs très belles, évoquant les toiles de la peinture américaine du XIXème siècle (Thomas Cole et la Hudson River School). Produit par la Bryana Productions, la société de Kirk Douglas, La Rivière de nos Amours n’est pas un western de série B : filmé en cinémascope, le film bénéficie de moyens assez conséquents. A ce titre, les scènes d’action, notamment l’attaque du fort par les indiens (qui jettent des tisons de feu), sont très réussies.
Le véritable problème de La Rivière de nos Amours (et pas le moindre), c’est l’interprétation de Kirk Douglas, agaçant en beau gosse sûr de lui-même. Avec ses sourires grimaçants, Kirk Douglas s’amuse à jouer les satyres et poursuit les indiennes comme un véritable obsédé sexuel. D’où cette scène de baiser érotique dans la rivière qui fit tant rêver le critique Patrick Bureau et qui a dû certainement influencer les distributeurs pour le titre français du film. On préférera dans le mise en scène ce plan spectaculaire où la caméra de De Toth fait un tour complet pour suivre Kirk Douglas danser avec Diana Douglas (son ancienne épouse) lors d’une scène de bal.
 
Porté par des thématiques intéressantes mais plus très nouvelles en 1955, La Rivière de nos Amours est un western avec des images admirables et des scènes d’action assez prenantes. Cela ne doit pas faire oublier la prestation de Kirk Douglas qui plombe beaucoup le film. Force est de reconnaître que le film est donc un peu en dessous de sa réputation. La Chevauchée des Bannis semble être un western plus original et plus abouti dans la carrière de De Toth que la sympathique Rivière de nos Amours.
 
11.01.12.


[1] Patrick Bureau dans Le western, Edition Gallimard
[2] Jean Loup Bourget, dans son ouvrage Hollywood, la norme et la marge (Armand Colin, p.46), souligne la permanence dans le western du mythe de Pocahontas et du mariage entre le blanc et la princesse indienne: Au-delà Missouri (1951) de William Wellman, La Captive aux Yeux Clairs (1952) d'Howard  Hawks et La Rivière de Nos Amours de De Toth.
[3] Robert L. Richards avait signé le scénario d’un autre western : Winchester 73 (1950) d’Anthony Mann.
[4] C’est un accessoire technologique, symbole de la modernité, proche de ceux que l’on verra dans le western crépusculaire à côté de la montre, du fusil à lunette, de la voiture…