jeudi 26 décembre 2013

Il Vangelo Secondo Matteo / L'évangile selon Saint Matthieu (1964) de Pier Paolo Pasolini

 
Dans Le fromage blanc, épisode du film collectif RoGoPaG (1963), Pasolini relate avec humour la vie sur le plateau de tournage d'un film autour de la crucifixion. Après ce filmé jugé blasphématoire, le réalisateur décide d'adapter l'évangile selon Saint Matthieu.
 
La nostalgie du sacré. Pourquoi Pasolini, intellectuel marxiste et scandaleux, adapte-il le nouveau testament ? Si le réalisateur se présentait comme athée, il s'est également exprimé sur sa nostalgie «du mythique, de l'épique et du sacré  »[1]. Cette nostalgie peut psychologiquement s'expliquer par les origines frioulanes de Pasolini: l'auteur (qui cite souvent Mircea Eliade) déclare que la civilisation paysanne, proche de la terre, est la seule qui possède encore un sentiment du sacré[2]. Selon Pasolini, ses contemporains ne lisaient plus l'évangile et «deux mille ans d'interprétation chrétienne » ont mis à mal la véritable histoire du Christ. Comme il le fera plus tard en revisitant les mythes antiques ou les textes fondateurs, Pasolini décide donc de revenir aux sources premières pour parler au public de son temps et s'adresse autant aux croyants qu'aux non-croyants.
 
Le visage humain du Christ. Pasolini a décidé de transposer l'évangile de Matthieu car il jugeait celui de Jean trop mystique, celui de Marc trop vulgaire et celui de Luc trop sentimental. Pasolini veut donner un visage humain au Christ: son Jésus n'est pas interprété par un bel éphèbe barbu mais par un visage inconnu, celui d'un jeune espagnol de 19 ans, étudiant en économie. Le Jésus de Pasolini apparaît comme un Christ exigeant et humain: il s'énerve, réprimande, doute et souffre. Ce récit de la passion insiste aussi sur la portée sociale de la parole du Christ, proche des pauvres et opposé au pouvoir des pharisiens. A l'origine, Pasolini voulait que son Christ soit incarné par un poète comme Allen Ginsberg ou Jack Kerouac et c'est finalement sa propre mère qui interprète le rôle de Marie: Pasolini a surement été touché par la marginalité de Jésus, seul dans sa lutte en faveur du peuple et de la vérité.
 
Le refus de la représentation classique. Pasolini évite la représentation des évènements surnaturels: l'ange Gabriel n'est pas un ange ailé mais une jeune femme androgyne; après avoir renié le Christ par trois fois, Saint Pierre n'entend pas le coq chanter; les miracles ne font pas l'objet de scènes d'effets spéciaux (la multiplication des pains, les guérisons) mais sont retranscrits par le biais d'un simple jeu de montage. Le réalisateur refuse de reconstituer les visions classiques des grands moments de la vie du Christ: la venue des rois mages ne se déroule pas dans une étable, la danse de Salomé n'est pas la fameuse danse érotique des sept voiles, la cène n'est pas filmée dans un plan large avec le Christ au milieu, la résurrection se manifeste elle par un plan sur la pierre du tombeau du Christ qui tombe simplement par terre...
 
La crucifixion en temps réel. Tourné dans les paysages arides et archaïques du sud de l'Italie, L'évangile selon Saint Matthieu de Pasolini est filmé dans un noir et blanc très âpre. Les visages que filme Pasolini sont durs. Héritier du cinéma néo-réaliste, Pasolini adopte une esthétique proche du cinéma documentaire et du cinéma vérité: on suit le Christ en gros plans, caméra à l'épaule; son arrivée à Jérusalem est cadrée en plongée depuis les fenêtres des habitants; son procès, filmé depuis la foule, place le spectateur dans une situation de témoin d'un évènement présent. Voulant donner une actualité au récit du Christ, Pasolini mélange à la Passion de Bach des airs de blues noir-américain dont une version de Sometimes I feel like a motherless child de la chanteuse Odetta.
 
Voir la passion pour la première fois. S'écartant des représentations académiques (comme peuvent l'être les récits de la vie du Christ par Hollywood que cela soient Le roi des Rois, Ben-Hur ou La plus grande histoire jamais contée, qui s'apparentent à des péplums), Pasolini nous montre l'évangile d'une façon pure, comme jamais on ne nous l'avait montré. Le spectateur qui connait le récit de la passion, est ému parce qu'il le découvre comme si c'était la première fois qu'il le voyait. L'église catholique allait favorablement accueillir le film en lui accordant Grand prix de l'Office catholique du cinéma de l'année, perpétuant ainsi les liens complexes entre le réalisateur et l'église.
 
17.11.13.


[1] In Entretiens avec Pier Paolo Pasolini par Jean Duflot, éditions Pierre Belfond, 1970, page 27.
[2] Id, pages 90-91.