jeudi 12 juillet 2012

Le Grand Soir (2012) de Gustave Kerven et Benoît Délépine


Gustave Kerven et Benoît Délépine occupent une place singulière dans le cinéma français contemporain. Venu du comique potache de Groland, ce duo concocte un cinéma dérangeant et agressif, centré sur des marginaux, présentés à la fois comme des incompris épris de liberté, mais aussi comme des crétins. La trame du road movie, en fauteuil roulant dans Aaltra, en vieille motocyclette dans Mammuth, est également une syntaxe récurrente. On retrouve tous ces éléments dans Le Grand Soir, un cri de révolte face à la société, animé par un humour bête et méchant.


Disons-le d’emblée, tous les personnages qui peuplent le Grand Soir sont des idiots. Le Grand Soir prend pour protagonistes deux frères, incarnés par Benoît Poelvoorde et Albert Dupontel[1]. L’hérédité joue ici un rôle : les deux frangins descendent de parents profondément débiles (Brigitte Fontaine et Areski Belkacem), propriétaires d'une  « pataterie ».
Le premier des frères, Jean-Pierre est un médiocre employé dans un grand centre commercial (rayon literie) en périphérie d’autoroute. Il veut réussir mais n’y arrive pas. Esclave de la société de consommation (il vend des produits inutiles), il en est également la première victime (il rêve d’écrans plats). Pourtant, ce monde de possession qu’il convoite le rejette : il n’a plus d’argent sur son compte, sa femme l’a quitté et, pour finir, il se fait licencier suite à une nuit d’ivresse.
Après son licenciement, Jean-Pierre sombre dans la dépression et se rapproche du frère qu’il reniait, Benoit, qui veut qu’on l’appelle « Not ». Celui-ci se définit comme « le plus vieux punk à chien d'Europe » avec ce que cela implique de crête dérisoire et de bières en canettes. « Not » incarne l’exact opposé de son frère. Refusant les compromis et les conventions, il vit en marge de la société, « zonant », dans les espaces vides de la morne banlieue commerciale. « Not » mendie, fait du chantage auprès de petites vieilles pour manger des yaourts et perfectionne sa démarche de bon à rien.
 La réunion de ces deux inadaptés était inévitable et « Not » initie son frère à son mode de vie.  Les compères partent ensemble à la dérive, s’autorisent à faire ce qui leur passe par le tête. Non contents de rejeter la société, ils la perturbent : ils foutent en l’air un mariage dans une sordide salle des fêtes de province, volent des cadis de supermarchés, pénètrent dans les propriétés privées...  

Leur ras-le-bol  tente même de se muer en révolte et ils ambitionnent de fomenter le « grand soir ». Rendez-vous est pris au parking de l’ancien « Leroy-Merlin »… Evidemment, l’échec est inévitable et les deux ahuris commenceront la révolution seuls. Not et Jean-Pierre finissent par voler les lettres des enseignes des centres commerciaux pour écrire « We are not dead » sur la bordure de l’autoroute comme pour souligner qu’ils existent encore et qu’une résistance persiste. A l’instar de Godard dans Film Socialisme, Kerven et Délépine constatent avec pessimisme le déclin de l’action collective dans notre société. Lorsque Jean-Pierre veut s’immoler dans le magasin en signe d’indignation, son geste rencontre l’indifférence des passants. Seuls les dispositifs anti-incendie le sauveront…
Paradoxalement, ce film si contemporain par ses préoccupations, bercé par les chansons de Brigitte Fontaine et une musique punk, frappe par sa parenté avec le western, une parenté renforcée par l’usage, dans la bande originale, d’un air de blues et par les décors désertiques, où les grands espaces naturels auraient été laissé la place à de vastes espaces… commerciaux ! Not et Jean-Pierre font penser aux desperados des westerns crépusculaires : de façon révélatrice, l’affiche du film présente d’ailleurs Jean-Pierre en cow-boy et « Not » en indien avec sa crête d’iroquois. Le premier jouera même au cow-boy provoquant en un duel fictif son ancien patron. Le second, « Not », fait figure de dernier des Mohicans, d’ultime sauvage qui rejette la civilisation dans un combat qui semble perdu d’avance. 


Dans une société conformiste et consumériste, le seul cri de révolte est incarné par deux abrutis. Les punks à chien seraient-ils donc les derniers tenants de la liberté ?



02.07.2012.






[1] Kerven et Délépine ont constitué leur petite famille de comédiens : Benoît Poelvoorde (Aaltra Louise Michel, Mammuth, Le Grand Soir), Albert Dupontel (Aaltra, Louise Michel, Le Grand Soir), Gérard Depardieu (Mammuth, Le Grand Soir), Miss Ming (Louise Michel, Mammuth, Le Grand Soir).