dimanche 5 août 2012

L’Alpagueur (1976) de Philippe Labro


L’Alpagueur est le cinquième film de Philippe Labro et la deuxième collaboration du réalisateur avec Jean-Paul Belmondo après L’Héritier (1973). Le film confirme le tournant commercial de la carrière de « Bebel », enclenchée après l’échec de Stavisky… (1974) d’Alain Resnais. En même temps, tourné trois ans après la mort de Jean-Pierre Melville, mentor de Labro, L’Alpagueur subit l’influence de l’auteur de Samouraï 

Belmondo incarne « l’alpagueur », mercenaire à la solde des services secrets français[1]. On lui demande de mettre la main sur « l’épervier » (Bruno Cremer, très inquiétant), un dangereux braqueur. Contre toute attente, le film ne suit pas la course-poursuite entre les deux hommes. Au contraire, le récit se permet de nombreux détours : l’Alpagueur démantèle un réseau de prostitution mené par des flics ripoux, il fait un séjour en prison  et règle ses comptes avec le syndicat du crime avant de se mettre en chasse de l’épervier dans les quinze dernières minutes du film.
Le début de L’Alpagueur est placé sous le signe de Melville : le début avec le décor d’une ville portuaire, comme dans l’incipit d’Un Flic, la lumière froide et bleutée et le personnage du tueur à gages silencieux, donné d’emblée comme une figure mythique, sans psychologie, évoquent le cinéma de l’ « homme au Stetson ». En plus de Belmondo, vedette du Doulos et de L’Aîné des Ferchaux, on aperçoit aussi furtivement dans L’Alpagueur Jean Negroni, acteur qui jouait un personnage secondaire dans Le Deuxième souffle. Comme les films de Melville, L’Alpagueur est un « film d’hommes » : il n’y a pas un seul personnage féminin, même mineur ! La première partie de L’Alpagueur s’apparente donc à un film de genre épuré, austère et sans fioriture. En un mot, melvillien.
Par la suite, le film de Labro prend un tour plus décontracté. L’alpagueur est une sorte de super-héros : il n’est connu que par son surnom et il se tire toujours de situations compliquées, sans le moindre effort apparent. Ainsi, il s’évade de prison avec un jeune loup qu’il s’amuse à « former ». Quelques scènes d’action (avec des cascades de Rémy Julienne, bien entendu), des détails surprenants (un tueur à gages n’a pas envie de se salir et un commissaire qui se gratte les couilles) et des répliques amusants de Jacques Lanzmann (« La chambre de ton patron ou tu veux un robinet en plastique ?» clame Belmondo en braquant son fusil sur les couilles de son interlocuteur) contribuent également à éloigner le sérieux qui régnait jusque là.
S’écartant des canons melvilliens, L’Alpagueur voit alors Labro revendiquer ouvertement l’influence de Peckinpah. On décèle dans le film une même façon de mettre en scène une violence crue. Le montage, haché et elliptique, est par ailleurs aussi audacieux que dans les films du réalisateur de La Horde sauvage. La séquence de règlement de comptes au fusil à pompe dans un hôtel miteux évoque Guet Apens (1972) de « Bloody Sam ».  Enfin, le scénario, avec des agents privés au service des pouvoirs publics pour accomplir les sales besognes, n’est pas sans faire penser à Tueur d’Elite, sorti l’année précédente aux Etats-Unis. 
Sous ses airs de divertissement, L’Alpagueur épouse des thématiques récurrentes du cinéma des années 70. Tout d’abord, on y décèle une angoisse paranoïaque, une méfiance vis-à-vis de ceux qui gouvernent : employé en sous-main par l’Etat, « l’alpagueur » travaille dans l’ombre pour des autorités lâches, aux moyens contestables. Autre topos des années 70 présent dans L’Alpagueur, plus spécifique au cinéma français : la mélancolie de la banlieue. Comme dans les films de Jean-Pierre Melville, comme dans ceux de Robert Enrico (Les Aventuriers et Les Caids) ou comme dans les premières séquences de Mélodie en sous-sol, la banlieue vient dire ici la fin de la nature, la disparition de la rêverie, la mort de l’aventure. Le paysage de ces terrains vagues, de ces barres de béton et de ces pavillons isolés de région parisienne est complété par les décors froids des parkings, des aéroports et des prisons où se déroule L’Alpagueur.
Dans le cinéma français post-68, ces lieux n’ont plus qu’un contrepoint utopique : la mer, une ile chantée par Jacques Brel en 1962, cet horizon utopique, cet « ailleurs » inatteignable. C’est le Congo des Aventuriers (1966, Robert Enrico), c’est l’Afrique noire ou l’Amérique latine de L’Aventure, c’est l’Aventure (1972, Claude Lelouch), c’est l’archipel où s’est retiré le businessman devenu Robinson misanthrope dans le contemporain Le Sauvage (1975, Jean-Paul Rappeneau) ou dans Itinéraire d’un Enfant gâté (1981, toujours Claude Lelouch, également avec Belmondo).
L’Alpagueur parle à son coéquipier d’une île déserte où il vivrait mais l’évocation de ce lieu n’est qu’un flash, tellement bref qu’on en vient à douter de son existence. Que faire dans ce monde morne, fini ? De façon significative, le titre original de L’Alpagueur était « Les Animaux dans La Jungle ». La jungle, en 1976, n’est plus celle des Tropiques mais la jungle de l’asphalte, la jungle des villes dont sont prisonniers les hommes.
L’Alpagueur a jadis été chasseur de fauves ; par goût de la chasse, il tue désormais des hommes, le gibier le plus dangereux, pour reprendre l’expression du Comte Zarroff. L’épervier, lui, n’est pas très éloigné de cette recherche presque pascalienne d’une distraction : pédéraste refoulé, également associé à l’exotisme (il est steward pour une compagnie d’aviation), il tue froidement, comme s’il recherchait des fortes sensations.
La solitude, le désintéressement, l’anonymat (on ne connaîtra jamais leurs véritables noms, juste leurs noms d’emprunt), les travestissements nombreux sont autant de points communs entre l’épervier et l’alpagueur, personnages hors normes dans notre société médiocre. Mais la comparaison révèle avant tout un jeu d’opposition : alors que l’alpageur nous apparaît comme l’une des dernières figures héroïques, l’épervier semble son double maléfique.

L’Alapagueur est donc une demi-réussite : croisement entre Melville et Peckinpah, c’est un film-charnière qui annonce les « films du dimanche » à venir dans la filmographie de Belmondo. Les thématiques du cinéma des années 70 (la désillusion de la banlieue et la fin de l’aventure) séduisent mais le récit, mal rythmé, s’avère trop hésitant pour pleinement convaincre. Le succès public de L’Alpagueur (dans les vingt premiers films de l’année, tout de même) fut moindre que celui des autres films de Belmondo de l’époque. Labro se retira quelque temps du cinéma, n’y revenant qu’en 1983 avec La Crime.
18.07.12.




[1] Dans la filmographie de Belmondo, l’alpagueur, héritier du Samourai, préfigure le personnage de Joss Beaumont dans Le Professionnel (1981) de Georges Lautner.