mercredi 8 août 2012

Στέλλα / Stella, femme libre (1955) de Michael Cacoyannis


Deuxième film de Michael Cacoyannis, le futur réalisateur de Zorba le Grec, Stella marque une date importante dans l’histoire du cinéma grec qui jusqu’alors ne connaissait qu’une production peu active[1]. A l’opposé des « films en fustanelle » (idylles bucoliques ou drames sociaux fortement marqués par la culture traditionnelle), Stella aborde directement la question de la modernité qu’il confronte à la culture passée.
 
L’incipit très original de Stella voit un homme déambuler la nuit dans les rues d’Athènes. Les indications du générique sont inscrites sur des pancartes parsemées dans le décor que traverse le personnage. On s’arrête sur l’affiche du programme d’un cabaret, le « Paradis » : ce soir, Stella chante des "chansons d’amour, de vie et de mort".
Le ton de Stella est donné : il s’agit avant tout d’un mélodrame, au sens premier du terme, c'est-à-dire une histoire passionnelle bercée par la musique. La belle Stella, chanteuse de cabaret, fait tomber les hommes. Tous sont amoureux d'elle mais Stella défend sa liberté et se réserve le droit d’aimer qui elle veut. Après avoir plaqué un bourgeois dont elle cause indirectement la mort, elle a une aventure passionnée avec un footballer qui la force à l’épouser. Mais Stella refuse finalement le mariage et se laisse assassiner par son amant. 
Stella nous montre une Grèce en pleine mutation, tiraillée entre tradition et modernité. A la bourgeoisie patriarcale d’Alekos, le premier amant de Stella, Cacoyannis oppose la bohème du « Paradis ». Cette opposition trouve une traduction dans les paysages urbains où les ruines antiques coexistent avec les maisons habitées. Avide de changement, Stella veut moderniser son show mais connaît paradoxalement plus de succès avec ses chants traditionnels.
Stella est l’incarnation même d’une mutation qui peine à se faire: elle dispose de son corps comme elle l’entend, fume au lit après l’amour ; elle ne veut plus chanter accompagnée de bouzoukis mais d’un piano ; elle veut quitter le bastringue où elle chante pour aller s’amuser dans les clubs de jazz ; sa chambre est ornée de photos de stars hollywoodiennes qui trahissent son attirance pour le glamour du cinéma. Mais l’indépendance de Stella, son refus de la domination masculine par le mariage, se heurtent aux conventions sociales. A sa sortie du film, Stella fut perçue comme une affirmation de la liberté féminine. 
Si la mort de Stella témoigne du refus de la modernité par une Grèce archaïque, Stella, le film, parvient pour sa part à faire précisément ce pont entre la tradition et la modernité. Le mélodrame subit en effet deux influences différentes. La première est celle de la tragédie antique : le « paradis » constitue une scène théâtrale où les chansons qui explicitent les sentiments des personnages remplacent le chœur antique, reconstitué dans la séquence finale par la foule des Athéniens, témoin du meurtre. Comme dans les tragédies antiques, Stella est condamnée d’emblée : dès qu’elle rencontre Miltos, le spectateur comprend qu’elle court à sa perte, que son destin est joué. Stella elle-même, mise face à un choix irrésoluble entre l’amour et la liberté, se résigne à la mort et l’appelle finalement de ses vœux, en vraie héroïne tragique.
En même temps, la seconde influence de Stella est celle du « women’s pictures » comme la Warner (et d'autres compagnies hollywoodiennes) en produisait dans les années 30 et 40 : le spectateur regarde se mouvoir sur l'écran une « vamp », une femme indépendante qui collectionne les prétendants et se soucie peu de la morale. Mais, à la différence des stéréotypes imposés par Bette Davis ou Joan Crawford, le personnage de Stella, interprété par Melina Mercouri, demeure néanmoins positif : la femme du peuple, sincère et volontaire, l’emporte sur la fille de peu de vertu, suscitant l’admiration de son entourage.
Pour le film, Cacoyannis a travaillé avec des artistes grecs renommés de l’après guerre : le scénario est une adaptation d'une pièce d’Iakovos Kambanéllis, les décors ont été réalisés par le peintre Yannis Tasrouchis alors que la musique est interprétée par des grands noms de la musique locale (Mános Hadjidákis[2], Vassilis Tsitsanisn et Sofia Vembo). Le réalisateur combine une approche documentaire héritée du néoréalisme italien avec des effets de mise en scène cinglants: cadrages de biais pour souligner la jalousie d’Alekos, montage parallèle opposant le jazz et les bouzoukis, final grandiose alternant les mouvements de caméra suivant les personnages et un plan d’ensemble statique et en plongée pour renforcer la tension de la scène… 

Avec ce portrait d’une femme qui se libère du poids de la société patriarcale traditionnelle, le Stella de Cacoyannis ébranle le cinéma grec. Présenté à Cannes en 1955 et accompagné d'un fort succès public, le film impose une vedette nationale (Melina Mercouri) et ouvre la voie au « nouveau cinéma grec ».


25.07.12.


[1] Entre 1945 et 1950, la production s'élève à moins de dix films par an. De 1951 à 1955, elle dépasse la dizaine. Après Stella, la production connaît un essort consiédrablr: 26 films en 1956, 28 films en 1957, 38 films en 1958, 59 films en 1959 et même 68 films en 1960. Pour aller plus loin, voir les chiffres proposés par Aglae Mitropoulos dans son livre Découverte du cinéma grec, éditions Seghers, collection cinéma club, 1968, p127-136.
[2] Hadjidakis a reçu en 1961 l'oscar de la meilleure chanson Les enfants du Dimanche pour Jamais le Dimanche de Jules Dassin.