jeudi 16 août 2012

ltimo tango a Parigi / Le Dernier Tango à Paris (1972) de Bernardo Bertolucci


Une scène de sodomie et des séquences érotiques contribuèrent fortement à la célébrité du Dernier Tango à Paris. Essayons d’aller au-delà du film scandale[1] pour analyser en profondeur ce film passionnant.

Tout d’abord, Le Dernier Tango à Paris semble poursuivre les thématiques du cinéma italien de l’époque sur la disparition du sujet. Tout en sobriété, Marlon Brando y incarne Paul, un quarantenaire à l’air fatigué et vaguement américain. Sa femme s’est suicidée et lui-même est un fantôme, un vivant en sursis. Il rencontre par hasard une jeune femme, Jeanne (Maria Schneider), dans un appartement à louer du 16ème arrondissement de Paris, au dessus du pont de Bir-Hakeim. Ils font l'amour, puis repartent sans savoir leurs noms respectifs car lui ne veut pas le savoir. A partir de cet instant, ils se retrouvent régulièrement pour vivre un amour charnel et anonyme[2].
Brisé et à bout de souffle, Paul refuse d’élucider le suicide mystérieux de son épouse. Toute sa vie, il déclare avoir essayé de comprendre les femmes qu’il a aimées mais sa personnalité, en raison d’identités multiples[3], n’a jamais été cernée. Dès lors, il renonce à toute recherche de vérité et à toute communication de ses pensées. Comme le souligne Pauline Kael, le sexe est le seul moyen pour Paul d’«être dans le vrai, d’éviter les faux semblants »[4]. Dans une grille de lecture freudo-marxiste, on réalise aussi que le refoulement par Paul de sa souffrance et de sa médiocrité (en réalité, il est le tenancier d’un hôtel de passe glauque) va exploser dans la violence de ses ébats sexuels avec Jeanne, exutoires de sa douleur. La relation entre cet homme mature et cette femme qui pourrait être sa fille témoigne aussi d’un rapport œdipien.

Fortement influencé par la psychanalyse, Le Dernier Tango à Paris, voit un personnage mourant mais tentant de survivre par le sexe : le film s’adonne pleinement au couple Eros et Thanatos, l’association inconsciente entre le désir et la Mort. L’ambiance du Dernier Tango à Paris est particulièrement sombre: le film débute par un mouvement de caméra descendant sur Paul, affublé d’un pardessus marron clair[5], se lamentant sous les arcanes du pont de Bir-Hakeim après la découverte de la mort de sa femme. Comme dans Le Cri de Munch, le personnage cache sa tête entre ses mains.
Paul, au milieu du pont sur la Seine, est entre deux eaux, entre la terre des morts et celle des vivants. Dans l’appartement où il rencontre Jeanne, Paul est prostré dans le noir, statique, comme mort. Morbide, Paul déclare : « on finit toujours par apercevoir la mort au fond du trou du cul ». L’idée de l’état intermédiaire se retrouve également dans la récurrence de plans sur des vitres floues qui transforment les silhouettes en ombres. De nombreux personnages et détails contribuent à développer un climat inquiétant et malsain: une concierge noire grimaçante, une vieille qui remet son dentier, une femme accroupie devant un homme dont on ne sait si elle lui recoud le pantalon ou si elle lui suce le sexe[6]. Le générique avec des toiles de Francis Bacon instaure dès le début une atmosphère de décrépitude et le jazz de Gato Barbieri[7], parfois free et souvent smooth, enrobe le film d’une tonalité mélancolique et lyrique.

L’appartement vide de Passy où se retrouvent les amants est un lieu abstrait, déconnecté de la réalité. En raison du refus de toute évocation de nom et de passé, les protagonistes s’effacent et perdent leurs identités, ne devenant plus que chair, homme et femme. Il en découle une relation sexuellement bestiale mais aussi une relation simple et libre, même puérile : les deux amants s’amusent comme des enfants, blaguent et se chamaillent. Cette société abstraite sans qualification ni classe n’est pas éloignée de l’idéal communiste : chacun est l’égal de l’autre, dénudé, juste humain.
Mais ce rêve érotique n’est qu’une utopie car Jeanne n’est pas égale de son amant à qui elle est soumise. Paul ne respecte pas les règles du jeu qu’il a lui même inventées et raconte son enfance. Il découvre qu’il aime Jeanne mais il est trop tard : c’est dans un cabaret de tango, danse de la mort, que Paul emmène la jeune fille pour la séduire. L’homme mystérieux est devenu un bout en train, un acteur plein de vie (Paul s’amuse à adopter divers accents). Mais Jeanne, humiliée, lui donne la mort, mettant fin à son sursaut de vie et à son espoir absurde. La seconde mort de Paul révèle donc aussi que son illusion était la seule façon de maintenir en vie sa relation avec Jeanne. Bertolucci semble nous dire avec effroi que le couple ne peut fonctionner que s’il baise et s’il se tait.

Bertolucci propose une alternative au personnage de Paul. Au désir d’autodestruction de Paul, il oppose l’esprit créatif de Tom, petit ami de Jeanne et metteur en scène de cinéma. Alors que Paul domine le couple qu’il forme avec Jeanne bien qu’il ne sache rien d’elle, Tom veut tourner un film sur la femme qu’il veut épouser bien qu’il ne la connaisse pas et qu’il ignore son infidélité. Bertolucci porte donc un regard ironique sur le personnage du réalisateur : à travers le jeu passionné et exacerbé de l’interprète (le Jean-Pierre Léaud lunaire des films de Truffaut), il se moque de son propre romantisme et de sa cinéphilie. La comparaison entre Paul et Tom rend perplexe le spectateur : alors que Paul, le destructeur, séduit en même temps qu’il inspire la pitié et la frayeur, Tom, le créateur, est un personnage sympathique mais bouffon.
A travers le personnage de Jeanne, Bertolucci moque la génération de mai 68 dans laquelle il peut aussi et pourtant se reconnaître. Fille de colonel et sortant avec un artiste, Jeanne est une petite bourgeoise issue de cette nouvelle génération imprégnée par la culture pop[8]. Le plan furtif au début du film où elle traverse une passerelle au-dessus de CRS vient rappeler cet élément. Pourtant, celle qui semble profiter de la libération sexuelle est victime de sa soi-disant indépendance, étant elle-même soumise à son amant, acceptant presque une forme d’esclavagisme[9].


L’érotisme du Dernier Tango à Paris, film sorti deux ans avant Emmanuelle, est peut-être choquant mais il faut avant tout le lire à travers les sexual politics. Cette tragique histoire du sursis d’un homme fantôme vaut donc bien plus que la sulfureuse réputation dont il bénéficie.

27.07.12.





[1] En plus des scènes sexuelles choquantes (sodomie facilitée avec du beurre comme lubrifiant, masturbation, doigtée du cul), une scène où Paul injurie le cadavre de son épouse offusqua également à l’époque. Associations familiales et critiques cinématographiques se déchaînèrent contre le film et le qualifièrent de « débauche pornographique ». La France interdit le film aux moins de 18 ans alors que les Etats-Unis le classèrent comme X. En Italie, le film fut tout simplement interdit de diffusion et Bertolucci fut déchu de ses droits civiques[]. Le film fut également interdit sous l’Espagne de Franco: soit disant, les habitants traversaient la frontière pour aller voir le film à Biarritz ou Perpignan. C’est ce qu’on voit dans Lo Verde empieza en los Pirineos (1973) de Vicente Escriva.
[2] Le sujet de départ du film est un fantasme sexuel de Bertolucci, celui de croiser une femme dans le rue puis de coucher avec elle, sans la connaître. Il n’est pas étonnant que ce rêve, de nature résolument érotique, mène à un film avec des scènes de cinéma érotique.
[3] Les nombreuses vies évoquées du personnage sont inspirées par les différents rôles cinématographiques tenus par son interprète Marlon Brando.
[4] Dans l’article du Reeling du 28 octobre 1972, reproduit dans Chroniques européennes, Sonatine Editions, 2010, p. 175-185.
[5] Le triste pardessus de Paul s’oppose au gai accoutrement à plumes de Jeanne qui renvoie tant à l’idée d’une femme frivole et pleine de vie qu’à une femme fatale et donc à un ange de la mort.
[6] On trouve ce genre d’images dans Le Procès de Kafka à deux reprises.
[7] C’est Astor Piazzolla qui devait à l’origine écrire la bande-son du film. D’où sûrement cette association avec le tango.
[8] Par opposition, on voit la construction de la tour Montparnasse, au milieu des vestiges d’un vieux Paris, à bout de souffle, à l’image de Paul.
[9] La révolution sexuelle et mai 68 seront de nouveau abordés par Bertolucci dans Les Innocents (2003), film qui partage avec Le Dernier Tango à Paris, un même aspect de film « trash », choquant.